Un homme dans la nuit

IX – OÙ LE LECTEUR COMPRENDRA QU’IL SEPRÉPARE QUELQUE CHOSE DE TRÈS GRAVE POUR LE CHAPITRE SUIVANT

 

Avril était d’une douceur admirable. Lesjardins de Diane étaient tout en fleurs. Elle résolut que la fêteserait donnée, en partie, dans les jardins. On dînerait sous lesarbres, on danserait sur les pelouses et l’on n’entrerait dans legrand hall de l’hôtel qu’à l’heure des « tableauxvivants », spectacle qui devait mettre un terme à toutes lesréjouissances.

Tout le « high life » voulut être dela fête.

Martinet fut particulièrement chargé de lascène, du grand hall, des décors et des changements de décors.

Ce jour-là, on devait admirer Diane etplusieurs de ses compagnes de fête, dans des costumes aussi légersque suggestifs.

C’étaient ses derniers « tableauxvivants » de la saison. Elle offrait quatre spectacles par an.Le monde de la grande fête avait particulièrement goûté cettenouvelle mode, qui lui permettait d’apprécier et de comparer lesformes plus ou moins impeccables des plus fameuses pécheresses.

Il y avait déjà du monde dans les jardins. Uneheure plus tard, un coupé de style très simple vint se joindre à lafile des voitures. Le prince Agra en descendit. Il fut tout desuite mêlé au groupe de Diane. Celle-ci demandait au prince deshistoires sur l’Inde et les Indiens.

Le prince lui disait qu’il avait quittél’Hindoustan très jeune, à douze ans. Mais il se souvenait de cemerveilleux pays comme s’il l’eût habité la veille.

– Vous descendez d’une race trèsancienne ? demanda Diane.

– Oh ! très ancienne, madame. Parles radjapoudras, ces seigneurs qui ne subirent jamais aucun jougétranger, je descends du radjah de Sédussia, dont la capitale étaitUsépour. Or, vous savez de quel prince descend le radjah deSédussia ?

– Je vous avouerai, fit Diane, que jel’ignore totalement.

– Le radjah de Sédussia descend de Porus,qui eut maille à partir avec Alexandre de Macédoine.

– Une chose me stupéfie, prince :c’est que vous ayez si peu, vous qui descendez d’une race siancienne de l’Inde, l’air indien, et que votre physionomie nerappelle en rien votre origine.

– Madame, je ressemble à ma mère. Je suisle portrait vivant de ma mère. Or ma mère était une Grecque deThessalie dont le radjah, mon père, fit sa femme.

Pendant que l’on dînait et que se tenaient cespropos, des ouvriers, dans le grand hall, sous la direction deMartinet, procédaient aux dernières installations pour lespectacle.

Martinet était sur la scène et disait à l’unde ses ouvriers, qu’habillaient une blouse et un pantalon blancs etque coiffait une casquette noire :

– Eh bien, vous amusez-vous un p’titpeu ?

– Beaucoup, Martinet, beaucoup !

– Croyez-vous que votre père vousreconnaîtra ?

– J’espère bien que non. Du reste, il estvenu ici tout à l’heure, avec M. de Courveille, pendantque vous étiez occupé à disposer la tenture de la grande porte dufond. Il a fait le tour du hall, et je n’étais pas plus fier quecela. Je me disais : « Tiens-toi bien, mon vieux Pold, etqu’on ne te reconnaisse pas, ou il y aura du grabuge ! »Et, à l’idée qu’il pouvait me reconnaître dans ce travestissement,je ne me trouvais pas précisément à mon aise. Qu’est-ce qui vaarriver ! m’écriai-je intérieurement. Heureusement, il n’estrien arrivé du tout, parce qu’il ne m’a pas reconnu.

– Il n’a eu aucun doute ? demandaMartinet.

– Aucun. Et, cependant, il examinait deprès ce que faisaient les ouvriers, et il se tint trois minutesderrière moi. J’étais dans un état ! Je cachais mon émotion enessayant le rideau, en le levant et en le baissant bien des fois.Je vous assure qu’il marche bien le rideau, et que vous pouvez entoute sécurité me préposer à son maniement.

– Allons, tant mieux ! C’est tout demême « farce » ce que nous faisons là, et vous avez unfichu toupet ! C’est ce qui me plaît en vous et ce qui faitque je m’intéresse à vos entreprises. Mais tout ceci ne m’expliquepas pourquoi vous avez voulu venir.

– Je tenais à voir le prince Agra, donton parle en ce moment. Voilà tout !

– Quel drôle de petit bonhomme ! Etvous ne l’avez pas vu, le prince Agra ?

– Non. Mais je pourrai le contempler àmon aise, ce soir, pendant que je tirerai le rideau, quand il seradans la salle.

– Si ça peut faire votre bonheur !Moi, j’en ai tant vu, de princes, que celui-là, pas plus que lesautres, ne me dit plus rien. Croyez-moi si vous le voulez, mais, àVersailles, j’ai serré la main du tsar… Alors, vous comprenez, rienne m’épate plus !

– Laissons le tsar tranquille, fit Pold,et parlons de choses sérieuses. La rue de Moscou ? Monappartement de la rue de Moscou ?

– Elle va bien, la rue de Moscou.

– Quand tout sera-t-il prêt ?Hâtez-vous, Martinet, je voudrais être dans mes meubles,déjà !

– Écoutez. Je vais vous dire une chosequi vous fera plaisir.

– Il n’y en a qu’une qui puisse me faireplaisir, c’est celle-ci : Dites-moi : « Pold, demainvous serez chez vous ! »

– Eh bien, je vous dis :« Pold, demain vous serez chez vous. »

– Vrai de vrai ?

– Vrai de vrai.

– Ah ! Martinet, t’es un bravetype !

Et Pold sauta sur les mains de Martinet, qu’ilserra avec effusion.

– Ça me console de bien des peines,dit-il.

– Desquelles, monsieur Pold ? Jevois bien que vous en avez. Si je puis faire quelque chose pourvous…

– Ça, ça me regarde. Il n’y a rien àfaire, Martinet. J’essaierai de me consoler moi-même. Je connais lemoyen.

L’œil de Pold brilla.

– De l’audace ! cria-t-il, del’audace ! encore de l’audace !

– Vous parlez comme Robespierre, fitMartinet, qui connaissait approximativement son histoire.

– Monsieur Martinet, vous êtes unâne ! Mais voilà du monde. Hop ! au rideau ! Ayonsl’air de travailler.

Le dîner terminé, on se leva. Diane donna lesignal. Elle fit entendre à ses amies qu’il était temps de gagnerles loges.

– Allons nous préparer, fit-elle.

Tout le monde était debout. Derrière le princese glissa Jean, le cocher de Diane, qui, ce soir-là, doublait lemaître d’hôtel.

Il prononça ces mots à voix basse :

– Sur la scène du grand hall. Aurideau.

Le prince semblait n’avoir pas entendu.

– M’accompagnez-vous, prince ?demanda Diane.

– Si tel est votre désir…répondit-il.

Et il lui donna le bras. Ilss’éloignèrent.

Sur les estrades, les musiciens se firententendre. On allait danser, dans la douceur du soir.

– Quelle soirée exquise et quelprintemps ! s’exclama Raoul de Courveille, à côté deLawrence.

– Aussi, vais-je quitter Parisbientôt.

– Vous ?

– Moi. Nous allons partir pour notremaison des champs. J’y vais installer ma famille. Mes affaires meferont revenir souvent à Paris ; mais ma femme et ma fille etmon fils vont rester là-bas jusqu’à l’automne.

– Et où c’est-il, là-bas ?

– Mais là où il était l’annéedernière : au bois de Misère, à Montry, un pays charmant, unevraie campagne. Vous viendrez nous y voir. Dans quinze jours, nousaurons abandonné l’avenue Henri-Martin.

Ils s’enfoncèrent sous les arbres en devisantde la soirée, du prince et de Diane, pour laquelle Lawrencesemblait montrer de l’enthousiasme.

Le prince, Diane et ces demoiselles des« tableaux vivants » étaient entrés dans le grand hall.Ils le traversèrent, ils montèrent sur la scène. Pold n’avaitd’yeux que pour Diane.

« Comme elle est belle ! » sedisait-il.

Il eût voulu pouvoir crier à tous que cettefemme lui avait appartenu, qu’elle lui appartiendrait encore. Ilsouffrait de la voir se pencher sur l’épaule de son cavalier.

« C’est lui ! » continuait enaparté Pold. « C’est lui ! c’est le princeAgra ! »

Et il commençait à haïr le prince Agra.

Quand tout le monde fut sur la scène, Dianedit :

– Permettez-moi de passer devant vous,mesdames ; je vais vous désigner vos loges.

Elle quitta le bras du prince.

– Celle qui a parlé, c’est ma belle-sœur,fit Martinet à Pold.

– Je le sais bien !

– Comment le savez-vous ? Oùl’avez-vous vue ?

– Dans des photographies…Silence !

Diane disparut par une porte du fond. Lesjeunes femmes la suivirent. Le prince était le dernier. Il restaseul, un instant, sur la scène.

– Épatant ! disait Martinet.Épatant !

– Qu’est-ce qu’il y a d’épatant ?demanda Pold.

– Mais vous ! On dirait que vousavez porté ce costume toute votre vie ! Ah ! je comprendsque votre père ne vous ait pas reconnu. Votre mère elle-même…

Martinet fut interrompu par le prince Agra,qui s’approchait lentement. Il s’arrêta devant Pold et luidit :

– Eh ! quoi ! monsieur LéopoldLawrence, vous voilà tapissier maintenant ! Si votre père vousvoyait dans cet accoutrement, croyez-vous qu’il rirait ?

Et le prince, faisant demi-tour, disparut.

Pold et Martinet restaient ahuris etsuffoqués. Ils ne trouvaient rien à dire, ils ne pouvaient riendire.

Une soubrette qui vint vers eux les sortit, aubout de dix minutes, de leur extase.

– Madame vous prie de monter, dit ladomestique à Pold.

– Moi ? eut à peine la force dedemander Pold.

– Vous-même.

Autant que Pold, Martinet était atterré. Il sedemandait anxieusement ce qu’il allait advenir de cette aventure etredoutait, connaissant le caractère de Diane, les conséquences dela supercherie à laquelle il s’était prêté.

Pold suivit la soubrette.

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