Un homme dans la nuit

VII – SUITE DES AVENTURES DE POLD

 

Pold reprenait bientôt le chemin par lequel ilétait venu ; il descendit par la fenêtre et passa par-dessusle mur. Il faisait petit jour. Le quartier était encore désert. Ilretrouva sa bicyclette et roula avec rapidité du côté de l’avenueHenri-Martin. Arrivé à l’hôtel, il vit, derrière la grille, leconcierge qui venait de se lever.

– Vite, cria-t-il, ouvrez-moi !

Le concierge lui ouvrit. Pold jeta sabicyclette entre les jambes du brave homme ahuri, et en quelquessauts fut dans l’hôtel. Il grimpa à sa chambre. Dix minutes plustard, il en descendait, nettoyé, dans un costume propre. Il s’étaitremis entièrement à neuf. Il reprit sa machine avec une ardeurnouvelle et repartit.

Il descendit l’avenue Henri-Martin, traversala place du Trocadéro, descendit jusqu’au cours la Reine et pédalale long des quais. Il faisait grand jour maintenant. Par la placede la Concorde et la rue Royale, il parvint aux grands boulevards,traversa la place de l’Opéra, continua sa route par le boulevarddes Capucines, le boulevard des Italiens et le boulevardPoissonnière.

Au coin de ce dernier boulevard et de la ruedu Sentier, il s’arrêta et descendit de bécane. Puis, aprèsréflexion, il revint un peu sur ses pas et enfila la rueSaint-Fiacre.

– J’entrerai par derrière, se disait-il.J’ai plus de chance de voir Martinet tout seul, dans son magasin.Si je tombe encore sur sa femme, je suis flambé. C’est une courseinutile… car, enfin, il faut que je le décide, ce brave Martinet.Lui, il ne demanderait pas mieux, mais sa femme ne veut entendreparler de rien. Je sens bien que c’est sa femme qui s’oppose à cequ’il contente ma fantaisie.

« … Ma fantaisie ! Ce n’est plus mafantaisie maintenant ! Il me faut cet appartement, ce petitrez-de-chaussée que je rêve et que mes moyens ne peuvent meprocurer encore. Il faut que Martinet me fasse cette avance… Ilfaut qu’il me meuble quelque chose de très gentil, « àl’œil ». Bah ! il sait bien que je le lui paierai. Papa ade la galette. Et puis, sur mes trois cents francs de pension parmois, je lui en abandonnerai cent. Il me le faut, surtoutmaintenant. Je ne puis recevoir Diane à l’hôtel. J’espère la revoirsouvent, je suis sûr qu’elle m’aime. Oui, il me faut un nid, unpetit nid. »

Et il se mit à siffler joyeusement au souvenirde Diane.

– À la hussarde ! dit-il, à lahussarde… les femmes, voilà comme il faut les prendre.

Il était arrivé au coin de la rue desJeûneurs. Il tourna sur sa gauche et, avant d’arriver au coin de larue du Sentier, il s’arrêta devant une porte cochère qui étaitentrebâillée.

– Eh ! du courage ! puisquetout me réussit ! Puisque Diane ne me résiste pas, pourquoiMartinet me résisterait-il ? Je saurai bien trouver desaccents qui le convaincront.

Il poussa la porte, entra dans un vastecouloir qui donnait sur une cour. Dans ce couloir, il y avait unruisseau, et dans ce ruisseau il y avait un gendarme.

Oui, un gendarme ! Pold n’en pouvaitcroire ses yeux. Il s’approcha, regarda encore, se pencha. C’étaitbien un gendarme… un gendarme en grand uniforme. Son bicorne, ganséd’argent, avait roulé à quelques pas. Son sabre était à moitiésorti du fourreau. Le représentant de la force publique étaitétendu de tout son long dans le ruisseau, à plat ventre, les brasen corbeille. Sa tête reposait sur ses bras. Heureusement, il yavait fort peu d’eau dans ce ruisseau : un petit filet, unrien, une douce humidité.

– Eh ! là ! monsieur legendarme ! cria Pold, on vous a donc assassiné ? Unmalandrin vous a fait quelque mauvais coup ? M’entendez-vous,monsieur le gendarme ?

Pold écouta.

– Il me semble qu’il a dit quelque chose,fit-il.

Il se pencha encore. Une douce musique,régulière et rythmée, montait du gendarme.

– Ma parole, il ronfle ! s’exclamale jeune homme.

Alors, il le poussa du genou et des mains etle retourna, lui disant :

– Ce n’est pas un lit pour un gendarmequ’un ruisseau ; si vos supérieurs hiérarchiques vousvoyaient, cela pourrait nuire à votre avancement.

Et d’un dernier effort il retourna legendarme.

– Pourquoi me réveilles-tu,Marguerite ? demanda le gendarme.

– Ah ! bien ! c’estMartinet ! cria Pold. En voilà une bonne histoire. Je vousferai condamner pour port illégal d’uniforme, monsieur Martinet, etpour ivresse sur la voie publique.

Martinet, en grognant, s’était relevé sur soncoude.

– Port illégal d’uniforme ? Portillégal d’uniforme ?

Il regardait Pold, il regardait les murs, lacour, la porte cochère, il ne comprenait pas…

Enfin, il se regarda lui-même et se mit àrire, d’un gros rire d’homme bien saoul.

– Ah ! oui ! parfaitement, monp’tit, je me souviens de tout maintenant. Voulez-vous que je vousdise une chose, monsieur Pold ?

Et il s’assit dans le ruisseau.

– Mâtin ! il a plu cette nuit,s’interrompit-il, les pavés sont mouillés.

– Dites, Martinet, dites…

– Eh bien, je suis saoul !…

– Je le vois bien.

– Mais saoul comme on n’est pas saoul,saoul comme la Pologne ! Vive la Pologne, monsieur !Saoul comme M. Floquet ! Nom de nom de nom de nom !que je suis saoul…

– Et où vous êtes-vous saouléainsi ?

– Dans les caboulots et auxVariétés-Parisiennes, où j’inaugurais ce superbe costumed’artilleur…

– De gendarme…

– D’artilleur…

– Mettons d’« artilleur », siça peut vous faire plaisir.

– Après tout, ce n’est peut-être qu’unhabit de gendarme… Moi, mon p’tit, j’m’en f… comme dirait Mesureur…C’est « kif-kif bourrico… » comme dirait mon oncle.

– Votre oncle ?

– Oui, Alphonse Allais.

– Alphonse Allais est votreoncle ?

– Non, mon neveu.

– Tu es aussi saoul que tu le dis,Martinet, conclut Pold.

Martinet cracha, recracha et fit :

– Zut !

Et il se mit à rire.

– Martinet, vous ne rirez pas tout àl’heure. Martinet, il va arriver une catastrophe !

– À cause ?

– Monsieur Martinet, vous oubliezMarguerite.

– Marguerite ? Eh bien !Marguerite, c’est ma femme ! Et puis après ?

– Qu’est-ce que dira Marguerite quandelle va voir son petit homme dans un pareil état ?

– Eh ben ! mon vieux cornichon, elledira peau de balle et balai de crin ! Voilà ce qu’elle dira,Marguerite ! Bonsoir.

Et il se mit en mesure de continuer son sommeinterrompu.

– Vous seriez tout de même mieux dansvotre lit, monsieur Martinet. À cette heure, Marguerite doit avoirquitté la couche conjugale. Vous aurez moins à redouter de sacolère.

– Je ne crains point ma femme, monsieurPold, grogna Martinet.

– Euh ! euh !

– Je ne la crains point parce qu’ellen’est point là.

– Ah ! je m’explique l’audace quevous eûtes de vous saouler. Puisqu’elle n’est point là, un peu decourage, mon ami, et rentrons. Laissez-moi vous soulever.

Il le souleva. Martinet se cala sur Pold etils firent quelques pas.

– Et où donc estMme Martinet ?

– Au diable !…

– Quand en revient-elle ?

– Dans deux ou trois jours.

Et Martinet, levant la jambe autant que sonétat le lui permettait, se mit à « gueuler » :

Quand ell’ n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

Ils avançaient vers la cour ; ilsallaient sortir du corridor. Et Martinet, de plus en plus joyeux àl’idée que sa femme était absente, reprenait haut :

Quand ell’ n’est pas là,

Tra la la la la ! tra la la la la !

Comme ils débouchaient dans la cour, Martinetresta la jambe en l’air, la bouche ouverte, et Pold dut le prendreà bras-le-corps pour qu’il ne s’écroulât point sur le pavé,assommé.

Mme Martinet était là. Elleétait très bien là, quoi qu’en pût dire son mari. Elle se montraitdans l’encadrement de la fenêtre du premier étage, au dessus dumagasin. Elle avait le sourcil froncé et l’air mauvais. Elleregarda venir le groupe, et son œil rencontra les yeux de Martinet,qui en fut foudroyé. Mais elle ne dit mot. Elle se réservait sansdoute.

Martinet n’avançait plus. Pold l’entendaitmurmurer d’une voix expirante :

– Ah ! mon Dieu ! Ah ! monDieu ! Qu’est-ce qui va arriver maintenant.

Et il ajouta, plus bas encore :

– Eh ben, mon vieux cornichon, te v’làpropre !

Enfin, Mme Martinet voulutbien descendre de sa grandeur et de sa chambre. On la vit bientôtsur la porte du magasin, qu’elle avait ouverte.

– Faites-le entrer, dit-elle le plussimplement et le plus dignement du monde à Pold.

– Je ne peux pas, dit Pold.

– Vous ne pouvez pas ?

– Non : il ne remue plus.

Martinet dit à Pold, d’une voix de plus enplus éteinte :

– Dis-lui, mon p’tit, dis-lui que, sielle crie… je m’en vas mourir !…

Pold fit la commission.

– Il me prie de vous dire, madame, que sivous le grondez trop fort, vous serez sûrement la cause de sontrépas !

– Très bi.. en !… Très bi..en ! approuva Martinet.

Mme Martinet s’avança.

– Assez de cette ignoble comédie !dit-elle. Les ouvriers vont arriver, monsieur Martinet ;j’espère que vous n’allez point leur donner le spectacle de votrehonte et de votre déshonneur dans ce costume de carnaval !

– Oh ! non ! poursûr !

– Voulez-vous me suivre ?

– Oh ! oui… J’vas essayer.

Ils finirent par le faire entrer dans lemagasin, qu’encombraient les meubles les plus disparates.

– Et, maintenant, dans ma chambre.

Ils entreprirent la montée d’un étroitescalier qui conduisait au premier étage.Mme Martinet tirait, Pold poussait. Dix minutesaprès, ils avaient jeté Martinet, tout habillé, sur un lit.

Alors, la femme commença :

– Si ce n’est pas honteux de rentrer àdes heures pareilles ! Il profite de mon absence pours’adonner aux pires débauches, pour découcher, pour s’enivrer avecdes filles !

Elle voulut continuer sur cecrescendo, car elle était fort en colère. Elle étaitrentrée dans la nuit et avait attendu son mari jusqu’au jour. Aussise promettait-elle de lui dire, d’un coup, « tout ce qu’elleavait sur le cœur ». Malheureusement, les ronflements sonoresde Martinet au fond de l’alcôve l’interrompirent si brutalementqu’elle en resta bouche bée.

Pold, voyant comment tournaient les choses, sedit que ce ne devenait pas drôle et qu’il n’avait qu’à se sauver.Il gagna hypocritement l’escalier. Mais il fut arrêté par madameMartinet, qui se tournait soudain vers lui pour luicrier :

– Et vous aussi, monsieur Pold !Vous aussi, vous l’encouragez, vous l’entraînez, vous un jeunehomme si bien élevé !… Si votre papa savait ça !

– Moi ? fit Pold avec innocence.Moi, madame ? Vous me calomniez étrangement. J’ai rencontrévotre mari dans le ruisseau et je vous l’amène. Voilà l’uniquefaute dont je suis coupable.

– C’est bien vrai, ce que vous diteslà ?

– C’est bien vrai !

– Comment vous trouviez-vous dans lequartier ? Venez ici, un peu, monsieur Pold, ne vous sauvezpas ainsi. Vous semblez toujours avoir peur de moi… Vous voyez bienque j’ai du chagrin. Le misérable me le paiera. Quand il sera àjeun, je vous jure qu’il passera un mauvais quart d’heure… Maisapprochez-vous… tenez, prenez ce siège.

Elle lui montra un fauteuil à côté d’elle.

Il s’assit. Il la regarda et il dut constaterqu’elle était jolie au milieu de ses larmes. Ce ne fut, du reste,qu’une simple constatation. Il ne se sentit point poussé vers elle,il débordait d’un bonheur tel qu’il eût voulu le crier à tous lespassants. Malheureusement, il sentait bien qu’il devait à sa follemaîtresse un peu de discrétion.

Il regardait donc Mme Martinetet il se disait qu’elle n’était certes pas aussi belle que Diane,quoique fort appétissante, et qu’elle ne ressemblait en rien à sasœur.

Marguerite paraissait une trentaine d’années.Elle était plutôt grassouillette, sans exagération. Ce légerembonpoint ne nuisait pas à sa beauté de brune, aux larges yeuxnoirs, à la physionomie avenante de « bonne personne ».Elle ne montrait un caractère détestable que pour M. Martinet.Pour les autres, elle était plutôt aimable tout en restant fortrigide sur le chapitre des bonnes mœurs, du moins jusqu’à ce jour.On ne lui connaissait pas encore d’intrigues.

– M. Martinet vous rend donc bienmalheureuse ? demanda Pold, aimablement.

Car le but de sa visite lui était revenu àl’esprit en songeant à Diane, et il se disait qu’il feraitpeut-être bien de profiter du désarroi deMme Martinet et de son amabilité présente pour lui« soutirer » le petit rez-de-chaussée que Martinetn’osait lui promettre.

– Malheureuse ? Oh ! plus quevous ne sauriez croire, dit Marguerite en essuyant ses larmes.

– Cependant, il est ordinairementtravailleur et ne se grise que de temps à autre, entre amis, tousles mois…

– Toutes les semaines, interrompitMarguerite.

– Ah ! il a l’ivressehebdomadaire ?

– Hélas !

– Il ne rentre point, toutes lessemaines, dans l’état où je l’ai vu ce matin ?

– Il ne manquerait plus que cela !Non… Il est simplement plus guilleret que les autres jours ;car il est toujours guilleret, mon mari. Cela lui vient desplaisirs de la table, qu’il apprécie trop et qui lui donnent cetair réjoui qui en a fait votre ami tout de suite, monsieurPold.

– Comment ? vous reprochez à votremari toute la gaieté que son excellente nature apporte dans votreménage ?

– Je lui reproche de trop s’adonner auxplaisirs de la table… Il n’apprécie même que ceux-là…

– Je ne vous comprends pas, dit Pold.

– Et moi, fit Marguerite, moi, je mecomprends bien…

Elle n’eut pas plus tôt prononcé ces parolesqu’elle devint écarlate.

Pold la fixa. Il remarqua cette rougeur, sontrouble.

Il fit : « Ah ! »

Et puis : « Oh ! »

Il y eut un silence.

Pold s’approcha de Marguerite et lui prit lamain. Cette main ne se retira point de la sienne.

Le jeune homme hocha la tête.

– Pauvre petite femme ! dit-il.

Martinet ronflait toujours. Marguerite devintplus rouge encore.

– C’est ce qui vous faisait cet airtriste quand nous étions si gais ?

Marguerite ne répondit pas.

– Alors, ce n’était pas contre moi quevous étiez méchante ?

– Certes.

– Et moi qui croyais que vous ne vouliezpas me souffrir.

– Oh ! monsieur Pold, qu’est-ce quevous me dites là ?

– Et, cependant, je me rappelle fort bienque, plusieurs fois, vous m’avez été particulièrementdésagréable…

– Quelle erreur ! En quellescirconstances ?

– Vous savez bien, à propos de ce petitrez-de-chaussée que je demandai à votre mari de me meubler et de metapisser… Vous vous êtes opposée…

– Certainement.

– Vous ne vouliez donc point m’êtreagréable par là ?

– Je ne voulais point vous savoir unappartement de garçon, dans lequel vous eussiez amené descréatures…

Pold passa galamment un bras autour de lataille de Marguerite et lui dit dans l’oreille :

– Vous étiez donc jalouse ?

– Que dites-vous là ? s’écriaMme Martinet en se dégageant… Je voulais simplementm’opposer à une mauvaise action. Il n’est point bon qu’à votre âgevous ayez une… garçonnière.

– Et, maintenant, vous me refuseriezencore ce que je vous demande ? Vous vous opposeriez encore àce que Martinet me créât ce petit intérieur qui serait bien à moien attendant qu’il fût…

– … qu’il fût à toutes celles que votrefantaisie et vos caprices y feront passer… Ah ! ces jeunesgens ! S’ils savaient ! Mais non… vous êtes tous lesmêmes : vous n’appréciez que les amours de passage, vous necomprenez pas ce qu’il peut y avoir de bon, dans un amour quiserait du dévouement plus encore que de l’amour… Mais qu’est-ce queje dis ? Je deviens folle… monsieur Pold, oubliez toutes lessottises qui viennent de m’échapper…

Pold se résolut à embrasserMme Martinet dans le cou. Elle sedéfendit :

– Oh ! monsieur Pold ! monsieurPold ! ce n’est pas bien, ce que vous faites là… Si Martinetse réveillait !

– Il se réveillera dans vingt-quatreheures.

Et il voulut lui donner un second baiser, maiselle se défendit.

– Alors, c’est entendu ? demandaPold.

– Qu’est-ce qui est entendu ?

– L’appartement !

– Ah ! vous y revenez !…Non ! non ! ce n’est pas entendu !…

Et elle murmura :

– Je n’ai pas confiance en vous…Oh !… vous êtes si jeune !

– Si jeune ! J’ai vingt ans, et il ya des gars de vingt-cinq ans qui ne me valent point. Vousrefusez ?

– Je refuse.

Pold la lâcha, furieux. Il jouait une comédieinutile depuis un quart d’heure.

Elle vit tout son mécontentement.

– Ah ! mon Dieu ! je vous aifâché tout à fait ?

– Tout à fait !

Et il se disposait à partir.

– Vous vous en allez comme ça ?

– Comme ça ? Comment voulez-vous queje m’en aille ?

– Écoutez ! fit-elle tout à coup. Onmonte… Ce doit être le commis.

Elle le cacha derrière un rideau.

– C’est inutile que l’on sache que vousêtes resté si longtemps dans cette chambre… Attendez.

On frappa. Quelqu’un entra. C’était le commis,en effet. Il jeta un regard sournois dans la pièce etdit :

– Madame, il y a, en bas, uncommissionnaire qui demande monsieur.

– Qu’est-ce qu’il veut ?

– Il dit qu’il a quelque chose à remettreà monsieur ou, en son absence, à madame.

– Qu’il vous remette sa commission àvous.

– Non, il faut qu’elle soit remise enmains propres.

– C’est bien, je descends.

Mais elle réfléchit que Pold pourrait filer sielle descendait, et elle ne voulait pas le laisser partir simécontent. Elle cria au commis, qui était déjà dansl’escalier :

– Faites monter !

Un commissionnaire se présenta.

– C’est vous, madame Martinet ?dit-il.

– C’est moi.

– Votre mari n’est pas là ?

Elle montra Martinet, dans l’alcôve :

– Il dort. Je ne veux pas leréveiller.

– Pour sûr qu’il dort ! fit lecommissionnaire. Il dort et puis il ronfle ! Onl’entend ! Dites donc ! ça doit vous gêner quelquefois,ma petite dame ?

Impatientée, Marguerite réclamait lacommission.

– Voilà ! Voilà ! fitl’homme.

Et il sortit une grande enveloppe cachetée derouge.

– Seulement, continua-t-il, il faut medonner un reçu…

– Un reçu ?

– Oui. Il faut me signer ça :

 

« Reçu du commissionnaire 156 une lettrecachetée, dans la matinée du 2 avril 189.. »

 

– C’est bizarre… Et qui est-ce qui vous aremis cette lettre ?

– J’sais pas.

– Comment ? vous ne savezpas ?

– Non. On m’a payé pour ne pas lesavoir.

Marguerite avait signé.

– Enfin, vous avez votre lettre, j’ai monreçu… Bonsoir la compagnie !

Et il disparut.

Pold quitta sa cachette et examina l’enveloppeavec Marguerite.

– Voilà bien des mystères, dit-elle. Jene connais point cette écriture.

Elle prit une paire de ciseaux et coupa lebord de l’enveloppe. Elle en tira une épaisse feuille de papierqu’elle déplia.

Trois billets de banque s’en échappèrent.

– Trois mille francs ! s’écriaPold.

Marguerite lisait déjà la lettre. Elle poussaune exclamation :

– Ah ! voilà qui estextraordinaire ! Lisez, monsieur Pold ! lisez !

Pold lut tout haut :

 

« Je prie M. Martinet de consacrerces trois mille francs que je lui envoie à meubler et tapisserconvenablement un rez-de-chaussée de garçon ou tel appartement queM. Pold Lawrence lui désignera. Je suis l’ami de M. PoldLawrence sans qu’il s’en doute. Je désire conserver l’anonymatjusqu’au moment où il sera en mesure de me rembourser cette simpleavance. Alors, je me ferai connaître. M. Pold Lawrence peutdonc accepter sans scrupules ces trois mille francs qui, je lerépète, ne sont qu’un prêt. Prière de lui communiquer cettelettre. »

 

– Elle n’est signée d’aucune initiale,d’aucun signe, dit-il.

Marguerite et Pold se regardèrent.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? fitMarguerite.

– Cela veut dire, madame, que, quoi quevous fassiez, j’aurai mon appartement maintenant. Voilà ce que jevois de plus clair dans cette histoire.

– Alors, vous allez accepter ces troismille francs qui vous viennent d’un inconnu ?

– Qu’est-ce que vous voulez que j’enfasse si je ne les accepte pas ? Et puis c’est une avance. Jeles lui rendrai, ses trois mille francs, à cet ami délicat qui neveut pas se faire connaître. Vous me demandez si j’accepte ?…Ah ! je vous jure que j’accepte !

Et Pold se mit à esquisser un pas de danse,tant il était enchanté de la tournure que prenaient les choses.Marguerite s’était laissée tomber sur une chaise :

– Voyons, monsieur Pold,cherchons !

– Rien du tout !

– Vous n’avez aucun doute sur la personnequi a pu écrire cette lettre ? Parmi vos amis,cherchez !

– La lettre dit que c’est un ami que jene connais pas. Pourquoi chercher ? Et puis cet homme désirerester inconnu : c’est son affaire. C’est même très délicat,ce qu’il fait là. Je lui en ferai mon compliment… quand il me lepermettra.

– Attendez, reprit Marguerite. Cet hommeest peut-être une femme.

Pold réfléchit et dit :

– Après tout, c’est bienpossible !

Et il frisa une moustache imaginaire. Rien nel’étonnait plus. Ça pouvait être une femme « qui l’aimait dansl’ombre ».

– Et vous acceptez ce présent d’unefemme ?

– Pourquoi pas ? puisque ce n’estqu’un prêt. Je suis un garçon d’honneur. Je lui revaudraicela !

– Ah ! monsieur Pold ! murmuraMarguerite. Voilà une aventure qui me semble bieninvraisemblable !

– Les billets sont fortvraisemblables !

– Avez-vous jamais parlé de cerez-de-chaussée à d’autres personnes qu’à mon mari et àmoi ?

– À aucune ! Et vous ?…

– Non ! Non !… Maintenant, monmari a peut-être bavardé… Quant à moi… écoutez donc… Oui, j’en aitouché quelques mots à Joe…

– Qui, Joe ?

– Vous connaissez bien l’aubergeRouge ? Votre papa a une villa de ce côté… la villa desVolubilis.

– Voilà trois ans que nous passons l’étédans cette villa. L’auberge Rouge !… J’en ai entendu parler,je l’ai même vue une fois, à travers les arbres, au fond du bois deMisère, n’est-ce pas ?

– Oui, à côté de Montry. Eh bien, j’aicouché deux nuits de suite à l’auberge Rouge. Une commande trèsimportante et des travaux m’avaient appelée dans le pays, et,l’auberge Rouge se trouvant la plus proche de toutes les auberges,j’y ai élu domicile pendant quarante-huit heures, avec deuxouvriers de mon mari. J’en arrive.

– Tout cela ne me dit pas qui estJoe.

– Joe ? Eh bien, c’est le patron del’auberge Rouge. Il m’a demandé si je connaissais le propriétairede la villa des Volubilis, et je fus ainsi amenée à parler –oh ! tout à fait en l’air – de votre papa et de vous-même. Jelui dis que mon mari vous connaissait de façon presque intime, quevous étiez un bon petit garnement et que vous pensiez déjà à fairevos farces, à meubler un appartement, etc, etc. Enfin, des chosessans importance et qu’il ne semblait pas même écouter…

– Joe ne me connaît pas, je ne le connaispas, vous parliez de cela parce qu’il fallait parler de quelquechose. Fausse piste, madame Martinet !

– C’est mon avis.

– Ne cherchons plus ! Tiens !Qu’est ceci, dans l’angle supérieur de la lettre, àdroite ?

Marguerite regarda.

– Oui, il y a quelque chose : ondirait un chiffre, un tout petit chiffre.

– Ce sont des lettres, mais combienminuscules ! dit Pold. Je lis maintenant. Ah ! nous n’ensavons pas davantage. Lisez-vous ce qu’il y a là ?

– Non.

– Eh bien, il y a du latin. Je ne suispas fort en latin, mais je comprends encore ça. Il y a troislettres qui font nox !

– Qu’est-ce que ça veut dire,nox ?

– Ça veut dire « lanuit » !

Sur ces mots, Pold jeta un grand salut àMme Martinet et dégringola l’escalier.

Remonté à bicyclette, il s’en fut au bois deVincennes.

– Il y a longtemps que les camaradesm’ont lâché, dit-il, mais ça m’est bien égal !…

Il se livra à une course folle pendant toutela matinée. Une joie immense l’emplissait. Il criait aux échos dubois : « Diane ! Diane ! » Il songeaitqu’il était aimé de Diane, de Mme Martinet et d’uneprincesse inconnue qui lui envoyait des cadeaux. C’était trop pourune fois. Il était plein d’orgueil et il faisait des acrobaties sursa bicyclette.

Un instant, cependant, il interrompit sesexercices pour se dire :

– Trois billets de mille francs ! Jene vais pas avoir quelque chose d’extraordinaire pour ce prix-là.Pendant qu’elle y était, ma princesse eût dû m’en envoyer six.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer