Un homme dans la nuit

XIII – UN CAVALIER SUR LA ROUTE

 

Il était environ neuf heures du soir, et lanuit était fort obscure, quand une voiture, traînée par deuxchevaux, sortit du petit bourg de Coupdevrou, sur la route qui vade Paris à Coulommiers en passant par Villiers-sur-Morin.

Elle prit cette dernière direction. Sur lesiège, on pouvait distinguer, à la lueur des lanternes, deuxpersonnages : l’un, fort imposant, le cocher ; à côté delui, un jeune homme qui remuait pour les deux, bavardait etgesticulait, se levait et s’amusait à faire claquer bruyamment unfouet.

Le cocher marquait de la mauvaise humeur.

– Tenez-vous tranquille, je vous en prie,monsieur Pold, disait le cocher. Vous allez effrayer mes bêtes.

– Tes bêtes ! s’exclamait Pold, tesbêtes ! Elles me connaissent mieux que toi !

Et Pold refit claquer son fouet.

Quand il fut fatigué de cet exercice, il posale fouet et se mit à siffler.

Quand il eut fini de siffler, ildit :

– Il fait rien noir !

Et puis :

– Il fait rien chaud !

La chaleur était, en effet, accablante. Unelourde chaleur d’orage pesait sur cette nuit de printemps.

On était au 1er mai et la journéeavait été radieuse. Au crépuscule, le ciel s’était mis à rouler delourds nuages, chargés de pluie et que l’on sentait prêts àcrever.

– On a bien fait de fermer le landau, fitPold. Il va y avoir de la sauce tout à l’heure. Tu devrais pressertes biques, respectable serviteur !

– Nous arriverons avant l’orage,espérons-le.

– Aux premières gouttes, je « mecarapatte » à l’intérieur, dit Pold. Est-ce qu’on en a encorepour longtemps ?

– Trois quarts d’heure… Nous serons aubois de Misère vers dix heures.

– C’est que je commence à m’embêter, tusais !

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu àbicyclette ?

– Ma bicyclette, il y a un omnibusdessus !

– Il vous est arrivé un accident,monsieur Pold ?

– Oui, au coin de la rue du Sentier etdes grands boulevards. Je sortais de chez une femme qui m’adore etje pensais à une femme qui ne m’aime pas. Vlan !Madeleine-Bastille m’a passé dessus.

– Et vous n’avez rien eu ?

– Non, mon vieux, rien du tout. Au momentde la chute, j’ai attrapé un harnais, une crinière, et, hop !j’étais à cheval quand tout le monde me croyait déjà sous lesroues ! Eh bien, mon vieux, tu sais, j’en ai fait, unedescente triomphale du boulevard Montmartre ! On aurait ditl’entrée d’Henri IV à Paris.

– Vous me racontez des histoires,monsieur Pold !

Pold se retourna :

– Des histoires ?… Il pleut :je te lâche !

Pold sauta sur la route sans attendre l’arrêtdu landau, ouvrit en courant la portière et vint tomber sur lesgenoux de Lily, qui poussa des cris.

Pold referma vivement la portière, se retournavers sa sœur et la fit taire en l’embrassant.

– Là ! t’es calmée, maintenant.

– Tu finiras par te tuer, fit dansl’ombre une voix qui était celle de Mme Lawrence.Ton père devrait te gronder sérieusement.

– Papa, il me gronde tout le temps.

– Ça ne sert à rien, déclara Lawrence.Toutes mes observations sont inutiles.

– Alors, pourquoi m’en faites-vous,p’pa ?

– Pold, tu es insupportable.Tais-toi.

– J’dis rien.

Il s’était glissé sur la banquette de devant,près de Lily.

Lily dit très bas à ses parents :

– Comme vous êtes tristes ! Commevous êtes sombres ! Et papa !… Quel silence depuisParis…

Adrienne embrassa Lily.

– Eh ! là ! fit Pold. Ons’embrasse… Douces effusions de famille…

À ce moment, un éclair stria les ténèbres, et,presque aussitôt, un formidable coup de tonnerre retentit.

Les chevaux se cabrèrent, se dressèrent surles sabots de derrière et retombèrent si malheureusement qu’ilsbrisèrent le timon et les harnais. Le cocher jura, sacra, descenditde son siège, duquel il avait failli être projeté, et vintcontempler d’un œil furieux, à la lueur des lanternes, ses chevaux,étendus au milieu de la route. Pold sautait déjà du landau ets’exclamait :

– Ah ! bien ! en voilà de labelle ouvrage !

Il s’amusait beaucoup.

Adrienne, Lily, Lawrence, tous effrayésdescendirent également et entourèrent le triste équipage.

– Nous voilà dans une jolie situation,constata Lawrence.

De larges gouttes tombaient, précédantl’averse furieuse que tout le monde prévoyait.

Aucun secours à attendre de l’extérieur. Laroute traversait des champs déserts.

Pold joignit ses efforts à ceux du cocher pourrelever les chevaux. Mais ils étaient empêtrés de telle sorte qu’illeur fut presque impossible de les faire remuer.

Lawrence, lui aussi, essaya de remettre lesanimaux sur pied. Ce fut en vain.

– Nous voilà propres ! Nous voilàpropres ! répétait Pold.

– Gagnons Dainville à pied, fitLawrence.

Mais la pluie se mit alors à tomber plus dru.La proposition devenait impossible à suivre.

Ce fut alors qu’un second éclair vintilluminer le paysage. Le coup de tonnerre survintimmédiatement.

Les voyageurs en furent secoués. Lily,épouvantée, se réfugia dans la voiture.

Mais à la lueur de cet éclair, Pold découvritun nouvel arrivant.

– Un cavalier sur la route !s’écria-t-il.

La nuit était redevenue plus obscure.Cependant, suivant les indications de Pold, les voyageurs perçurentune ombre qui venait à eux et les rejoignait, venant de Paris.

L’ombre grandit. C’était bien un cavalier quiarrivait au galop. Il fut près de la voiture. À la lueur deslanternes, on essaya de le dévisager, mais il était couvert sihermétiquement de son manteau et d’un capuchon, qu’il étaitimpossible de distinguer ses traits. Il arrêta court son cheval,sauta en bas de sa monture avec une grande légèreté et se dirigeavers l’équipage en détresse, sans plus s’occuper de l’animal.

Pold courut à la bête et voulut la prendre auxrênes. Mais le cheval ne l’attendit point, et, au moment où Poldavançait la main, il fit un bond de côté et disparut dans la nuit,à un galop vertigineux.

– Votre cheval ! votre cheval !cria Pold à l’étranger, qui ne lui répondit point, qui ne semblamême pas l’avoir entendu.

L’étranger s’était déjà mis à la besogne. Ilse pencha vers l’attelage, se redressa, secouant les bêtes, et,sans aucune aide, sans un cri, d’un effort prodigieux, il lesdressa sur les sabots de devant. Les chevaux furent debout tout desuite.

Ceux qui assistaient à cette scène n’enpouvaient croire leurs yeux.

Sans plus prêter attention aux gens quil’entouraient, l’étranger s’occupait maintenant des harnais. Ilarrachait, brisait, attachait. Il dit :

– Une corde !

Le cocher lui tendit la corde demandée.L’étranger en usa avec une telle adresse que les chevaux, vailleque vaille, se trouvèrent à nouveau en mesure de traîner lelandau.

Lawrence et sa femme allèrent à l’inconnu etvoulurent le remercier. Pold répétait :

– Mais votre monture, monsieur !Votre monture !… Elle est loin maintenant !… C’est pas uncheval : c’est un lièvre !…

L’homme ne répondit point. Mais il portaquelque chose à ses lèvres, et un coup de sifflet étrangementmodulé retentit dans la campagne.

On entendit bientôt le galop d’un cheval. Labête arriva fumante, et stoppa à deux pas de l’inconnu, qui bonditen selle, salua de la tête et disparut, mystérieux cavalier sur laroute.

Tout le monde était stupéfait. Lawrence,Adrienne, Pold en oubliaient de se mettre à l’abri de la pluie.

Pold frappa d’une large claque le ventre ducocher, qui suffoquait d’admiration.

– Le vieux serviteur est épaté !s’écria-t-il.

Sur ce, toute la famille remonta dans lavoiture, qui repartit au petit trot.

Quant au cavalier, il était déjà loin. Ilavait dépassé Dainville. Les éclairs, qui se succédaient maintenantavec rapidité, lui firent voir une croix.

Cette croix sembla lui indiquer le chemin. Ildécouvrit un petit sentier qui allait rejoindre la route dePicardie. Il le prit. Le cavalier avait à sa droite la rivière duGrand-Morin. Le cheval reprit le galop. La pluie avait redoublé.Malgré la montée très rude, le cheval n’avait pas ralenti sonallure.

L’inconnu était entré dans le bois depuis unquart d’heure environ quand sa monture s’arrêta devant une masureque l’on distinguait à peine dans la nuit. Des arbres en cachaientla façade. Le cavalier sauta à terre et frappa à la porte.

La porte s’ouvrit. Dans le cadre de lumièreque fit cette porte en s’ouvrant apparut la haute stature deJoe.

Joe s’inclina profondément.

– Bonsoir, monseigneur ! fit-il, etsoyez le bienvenu à l’auberge Rouge !

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