Un homme dans la nuit

VI – AUTOUR D’UNE TABLE

 

Que s’était-il passé entre Arnoldson etMme Lawrence ? Celle-ci avait continué àressentir pour l’Homme de la nuit la répulsion éprouvée dès lespremières heures. Mais vainement avait-elle supplié Lawrence detout faire pour ne point le recevoir aux Volubilis.

Maxime, en effet, lui imposa la présence decet homme à diverses reprises.

Des relations s’étaient établies entre eux,assez étroites : des relations d’affaires.

Maxime avait eu, ces temps derniers, depressants besoins d’argent. Il lui fallut même des sommesconsidérables. Arnoldson lui proposa à nouveau l’achat de sesactions du Mékong. Ce fut chose faite en partie et sans préjudiceapparent pour Lawrence.

La reconnaissance des services rendus voulutque Lawrence invitât Arnoldson aux Volubilis.

Il y vint dîner une première fois et se montrade la dernière galanterie envers Adrienne.

Il se crut autorisé à inviter lui-mêmeLawrence et sa famille aux Pavots. Mais cette tentative n’eut pointde suite, car Adrienne se déclara trop souffrante pour sortir dechez elle.

Ceci fut dit d’un tel ton qu’il n’y avaitpoint à y revenir.

Enfin, ce jour-là, qui devait compter dans ladestinée de tous les héros de cette histoire, l’Homme de la nuitavait été invité pour la seconde fois aux Volubilis.

Lawrence devait partir pour Parisimmédiatement après le dîner.

Depuis qu’il était arrivé à la campagne,Lawrence marquait un esprit bizarre. Il était plus taciturne quejamais, errait par les plaines et par les bois, s’enfermait desheures entières dans sa chambre, écrivait de longues lettres, qu’ilallait porter lui-même à Villiers.

Tous les matins, il était levé dès la premièreheure, et sa promenade était toujours la même. Il croisaitinévitablement le facteur qui montait vers Montry.

– Rien pour moi ? demandaitLawrence.

– Rien, monsieur Lawrence, répondait lefacteur.

Et Lawrence s’en retournait tout triste, plustriste que jamais.

Enfin, ce matin-là, il reçut un mot de Diane,un mot qui lui ordonnait de venir à Paris. Elle l’attendait dans lasoirée. Elle voulait le voir, lui parler.

Ce lui fut une grande joie. Il se montra d’unegaieté extrême, et c’est le sourire sur les lèvres qu’il annonça àAdrienne son proche départ.

– Mais sir Arnoldson vient dîner ce soir,dit Adrienne.

– Aussi dînerai-je. Je ne partirai pourEsbly qu’après le repas.

– Je vous prierai même, mon ami, insistaAdrienne, de ne partir que lorsqu’il sera parti lui-même.

Ce fut l’occasion de courtes observations deLawrence, qui ne comprenait pas, disait-il, l’attitude de sa femmepour un homme qui était fort laid, certainement, mais quis’efforçait de leur être agréable…

Quand vint l’heure du dîner, Arnoldson seprésenta, plus souriant encore que les jours précédents etdébordant de compliments pour Adrienne, Lily, plein d’amabilitépour les convives, qui ressentaient une gêne et un embarrascroissants en face de cet hôte extraordinaire.

On ne savait point s’il parlait jamaissérieusement ou s’il se livrait à des facéties, qu’on hésitait àrelever, tant elles étaient dites sérieusement.

Arnoldson était à la droite d’Adrienne. Il nemanquait point une occasion de la toucher, de la frôler. Adrienne,très pâle, fixait Lawrence, qui, perdu dans un rêve heureux, nes’apercevait de rien.

Lily était muette. Lily avait en elle unevision. Non point la vision du matin, de ce jeune homme qui luiavait été si secourable dans la traversée du ruisseau… Mais uneautre vision avait effacé celle-là. Quelques minutes avant lerepas, Lily était dans sa chambre. Cette chambre avait une fenêtrequi donnait sur la campagne, sur la plaine de Montry, terminée parle coteau derrière lequel est Dainville.

C’était l’heure où le soleil, derrière lecoteau, se couchait. Une heure de paix et de calme infinis.L’horizon était écarlate. Les quelques nuages qui couraient au cielse teignaient de pourpre et d’or. Vers le sommet du coteau quebordait le ruban de la route, apparut un cavalier.

Tout blanc, sur un coursier d’une immaculéeblancheur, dans la gloire et le triomphe du soleil couchant, ilapparut. Ce ne fut qu’une vision très rapide. Il passa. Il granditsur l’horizon, vint surgir au sommet du coteau, statue équestred’une beauté inoubliable, puis cheval et cavalier disparurent.

Mais, avant qu’il s’en allât, Lily, qui étaitrestée à sa fenêtre et qui avait reconnu dans le cavalier du soirle jeune homme du matin, avait cru voir que le cavalier avait faitun geste vers elle, qu’il lui envoyait un baiser. La cloche dudîner la rappela à la réalité des choses.

Mais elle n’oubliait pas. Mais elle portait enelle la vision du cavalier blanc, d’un blanc presque doré dans ladouceur du soir.

Aussi, rien de ce qui se faisait autour d’ellen’existait. Elle n’entendait point ce qui se disait…

Cependant elle perçut ces mots, que prononçaitArnoldson :

– C’est un individu d’une originalitéexcessive. Il reste des jours entiers sans adresser la parole à âmequi vive. Des heures, il reste devant un orgue, et fait une musiqueque je ne comprends pas… que nul ne comprend… Et puis, tout d’uncoup, il appelle un serviteur qui lui amène son cheval blanc, sonKali, comme il l’appelle. Il saute dessus… et il part… Vers quellesrégions ? Pour quelles rives part-il ? On ne le sait… Quicomprendra jamais le prince Agra ?

Et Lily, maintenant, ne perdait pas une paroled’Arnoldson.

Il continuait :

– Oui, madame, cet être étrange qu’estmon ami est mon hôte. Mais il l’est d’une façon si singulière quej’en doute parfois… Il lui prend la fantaisie de ne point me salueret de ne point me connaître… Il semble avoir la haine des hommes etabhorre la société… Je lui dirais : « Il y a auxVolubilis des amis qui voudraient vous être présentés », qu’ilne me répondrait même pas. Comprenez-vous cela, madame ?

Et Arnoldson conclut :

– C’est une natureexceptionnelle !

Puis l’heure du départ de Lawrence étaitarrivée. Il se leva.

– Je vous laisse, dit-il. Pour rien aumonde je ne voudrais manquer mon train ce soir : de puissantsintérêts m’appellent à Paris.

– Lesquels ? demanda encoreAdrienne.

– Je te les dirai plus tard, machérie.

Et il avait déposé un baiser sur le frontd’Adrienne, un baiser dont elle sentit toute l’indifférence. Ilfit, avant de sortir :

– Je vous laisse… Au revoir, sirArnoldson. Tenez quelque peu compagnie à ma femme et faites-luicomprendre qu’il est des heures où les affaires doivent faireoublier les devoirs de l’hospitalité.

Il serra la main d’Arnoldson et s’en alla.

Pold, qui songeait déjà àMme Martinet, quitta bientôt la table. Lily lesuivit.

L’Homme de la nuit et Adrienne restèrent enface l’un de l’autre.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer