Un homme dans la nuit

II

 

Le train avait dépassé Columbus. Les dernièresnouvelles étaient assez rassurantes. Les Indiens n’avaient pointdonné signe de vie depuis vingt-quatre heures. On pensaitgénéralement qu’ils s’étaient retirés au delà de Silver Creek, auxenvirons de Lone Tree (l’arbre solitaire).

C’est ce qui se disait sur les passerelles, oùl’on veillait toujours.

– À moins qu’ils n’aient rétrogradéjusqu’à Kearney, fit un Canadien qui prétendait connaître lescoutumes des tribus de ces parages pour avoir eu déjà à repousserleur assaut.

– Pour moi, prétendit un Yankee, on neles verra point avant Plum Creek.

– À moins qu’ils ne s’en soient allésjusqu’à Alkani, Big Spring ou Julesbourg, dit en riant le Françaissceptique qui avait lu le Tour du Monde en quatre-vingtsjours.

– Bah ! fit le Canadien,ils ne sont point problématiques du tout.

– Vous les avez vus ? interrogea leFrançais incrédule.

– Mieux que je ne vous vois, attendu quela chose s’est passée de jour. Ils étaient fort laids.

– Je crois surtout, monsieur le Canadien,que la chose s’est passée dans votre imagination. Comme Canadien,vous êtes beaucoup Français et un peu « du Midi ». Nousautres gens du Nord…

– Vous n’allez point prétendre que Québecest en Provence ? fit le Canadien, agacé.

– Je le regrette, monsieur. Non, jen’irai point jusque-là. J’estime qu’il y a plus de danger àtraverser le boulevard, au carrefour Montmartre, à quatre heures dusoir, qu’à se promener en express, dans le Nebraska, à deux heuresdu matin.

Le Yankee s’approcha du Français et luidit :

– Je parie avec vous.

– Vous pariez avec moi ?

– Oui, monsieur, je parie avec vous pourles Indiens. Et vous pariez pour le boulevard.

– Je ne comprends pas.

– Oh ! cela m’étonnerait beaucoupd’un Français. Je parie que je passe quatre fois le boulevard, aucarrefour Montmartre, vous dites. Alors je ne serai pas écrasé. Etvous vous traverserez quatre fois l’État de Nebraska, sur l’UnionPacific railway, et vous serez attaqué, au moins une. Parfaitement.Je dis. Tenez-vous ?

– Mais, pour tenir votre pari, mon chermonsieur, il me faudrait revenir en Amérique, et mon commerce de larue du Sentier…

– Aoh ! je voyagerai bien pour laFrance, pour traverser le boulevard…

– Impossible, cher monsieur,impossible…

– Je croyais qu’impossible n’était pas unmot français. Je me trompais. Au revoir, monsieur.

L’Américain s’éloignait, quand il revintsoudain sur ses pas et dit au Français :

– Voulez-vous parier pour ce voyage, toutseul ?

– Il y tient, fit le commerçant de la ruedu Sentier. Et qu’est-ce que nous parions ?

– Dix mille dollars. Ça va ?

Le Français fit un bond :

– Cinquante mille francs !…J’aimerais mieux un déjeuner… Oui, parions un déjeuner.Voulez-vous ?…

– Un déjeuner à Tortoni ? fitl’Américain.

– Mais ça va vous déranger ?

– Non : c’est tout près.

– L’Océan… Il y a l’Océan…

– Pourquoi vous ditesl’« Océan » ? Ces Français sont rigolos… Je parle deTortoni, 107, O’Farell street, San Francisco.

– Je vous demande pardon : c’est quenous avons aussi, à Paris, un Tortoni.

– Ah ! vous nous copiez !… Çava ?

– Ça va !

L’Américain et le Français, pour sceller lemarché et rendre définitif le pari, se livraient à unshake-hand des plus vigoureux, quand leurs mains furentsoudain séparées par le passage aussi rapide qu’inattendu d’un groset grand corps qui fuyait de passerelle en passerelle, se rendant àl’arrière du train, sur la terrasse, plate-forme découverte quitermine presque tous les convois américains.

Arrivé au bout de sa course, Jonathan criaitsa douleur à la nuit immense de la Prairie, et les cris seperdaient dans le roulement de tonnerre de ce train qui mugissaitde toutes ses roues, de tous ses essieux, de toutes ses chaînes, detoutes ces choses de fer et d’acier qu’il emportait à traversl’espace à une vitesse de cent kilomètres à l’heure.

La nuit de ces espaces et la plaintemugissante de ce train qui semblait condamné à des courses sans butdans des plaines sans limites, étaient bien le cadre etl’accompagnement qu’il fallait à la douleur de cet homme.

Jonathan revoyait les lèvres de Charley, ceslèvres pâles et minces, ces lèvres imberbes qui articulaient laphrase d’amour. Car le doute n’était point permis. La voix seraitsortie de cette bouche retentissante et aurait crié :« I love you ! » qu’il n’aurait pas étéplus sûr de son malheur.

D’où venait donc qu’il n’avait point tué cethomme ? Que ne s’était-il retourné et ne l’avait-ilbroyé ? Où avait-il puisé cette force suprême de contenirl’effroyable colère qui s’était ruée en tout son être et le désirimmédiat de vengeance qui, une seconde, avait armé son bras ducouteau tombé à terre et précipitamment ressaisi ? Par quelmiracle s’était-il redressé calme en apparence et dompté ? Parquel sortilège, d’une voix naturelle, leur avait-il annoncé qu’illes laissait seuls quelques instants, ayant des ordres à donner auporter pour le drawing room ?

Car il avait accompli cet effort surhumain etson geste banal avait ouvert et refermé la portière du car. Maisaussitôt sur la passerelle, à l’abri des regards de Charley et deMary, ses mains étaient allées déchirer sa poitrine sous lachemise, arrachée, et un « han ! » formidable dedouleur avait jailli de sa gorge contractée, et alors comme un fou,il s’était précipité dans le corridor central, il avait traversé letrain dans toute sa longueur et il était venu s’abattre dans uncoin de cette terrasse solitaire qui allait offrir un abrimomentané à son désespoir.

Et, pendant que ses poings et que ses ongleslabouraient et ensanglantaient son thorax velu, il se félicitait decette courte victoire sur lui-même, car il allait savoir la vérité.Il avait bien vu les lèvres de Charley, mais il avait vu aussicelles de Mary, et ces lèvres étaient restées fermées. Il avaitfixé son regard et, comme les lèvres, le regard de Mary était restémuet. Charley avait dit qu’il aimait, mais Mary n’avait pasrépondu. Était-ce de la prudence ? Était-ce dudédain ?

Ce problème cruel, comme il le voulaitrésolu ! Et comme il allait le résoudre !

Mary ne l’avait-elle pas trompé déjà ?Était-elle sur le point de le tromper ?

Ce doute le faisait abominablement souffrir.Était-ce un doute ? Ne s’aveuglait-il pas en espérantencore ? Il se disait, il avait le courage de se répéter queCharley n’aurait jamais osé articuler la phrase exécrée si Mary nelui en avait pas donné le droit !

Et ce silence de Mary, ce silence mêmen’était-il point un aveu ? Elle n’avait point répondu auxlèvres de Charley, mais elle n’avait point été surprise.

Et Jonathan découvrait des choses dans cesilence qui lui faisaient se cogner éperdument la tête contre lesbarres de fer de la terrasse.

Certes, elle devait être accoutumée à cesmanifestations muettes de l’amour de Charley. Quand il était là,entre eux, leurs gestes devaient s’entendre ; leurs mains,derrière lui, devaient se serrer et peut-être s’étreindre.

Ah ! le sot ! l’incroyable imbécilequ’il avait été de croire à la pureté de Mary et à la loyauté deCharley ! Comme on s’était moqué de lui !

Cette Mary, cette enfant de rien, du hasard,de la misère, cette gamine loqueteuse et mendiante qu’il avaitramassée, un jour de promenade, avec sa mère, sur le pavé deChicago. Six ans ! elle avait six ans à cette époque !Ses beaux grands yeux clairs l’avaient séduit tout de suite, sesyeux qui imploraient. Et il avait dit à la mère et à l’enfant de lesuivre. Pourquoi avait-il fait cela ? Était-ce de lapitié ? Il ignorait ce sentiment. Il n’avait jamais connu lapitié. Son cœur avait toujours été dur aux autres et à lui-même. Iln’aimait point les autres et il ne s’aimait pas. Il avait un méprisuniversel pour les gens et pour les choses. Oui, il avait fait celapar caprice, pour s’amuser, pour passer le temps.

Et son caprice avait duré. Il avait donné uneplace à la mère et mis l’enfant à l’école. Il exigea simplement quela petite vînt lui montrer ses yeux, tous les jours, uninstant.

La mère était morte. La petite continua àvenir, et il arriva ceci : c’est qu’il put de moins en moinsse passer des yeux de cette petite. Il la prit dans sesbureaux ; il s’arrangea pour l’avoir près de lui le pluslongtemps possible. Mary était douce, aimante, infinimentreconnaissante à Jonathan de ce qu’il avait fait pour sa mère etpour elle. De ses bureaux, elle passa dans sa maison et elle fut lajoie de son intérieur de garçon égoïste et déjà cent foismillionnaire. Elle grandit à ses côtés, et il l’aima. Car elleétait très belle, pas d’une beauté de jeune fille : elle étaitdéjà d’une beauté altière et définitive de femme à dix-sept ans. Etce mélange de douceur dans le caractère, de tendresse dans l’âme etde superbe et orgueilleuse beauté fit qu’un jour sir JonathanSmith, le roi de l’huile, lui demanda sa main, en tremblant.

Mary, extraordinairement émue, promit àJonathan d’être sa femme.

Depuis cette heure, Jonathan ne sereconnaissait plus. Comme il le disait à Charley, « il n’étaitplus lui-même ». Une joie inconnue l’avait transformé. Le roide l’huile n’avait jamais aimé, et il aimait ! Et avec cettepassion, avec cette violence qu’il mettait à toutes choses et quil’avait rendu si redoutable dans les affaires.

Le mariage devait avoir lieu après son voyageà Denver. Mais il ne se séparait plus de Mary et l’avait emmenéeavec lui.

– Je veux régler toutes mes affairesavant notre bonheur, disait-il à Mary. Nous aurons une grande annéede joie sans mélange, une longue lune de miel que nous ironspasser, comme les Parisiens, en Suisse. Charley sera là pour meremplacer.

Charley ! son premier, son meilleuremployé. Celui en qui il avait mis toute sa confiance et qui, àcette heure, se rendait coupable de l’exécrable trahison !Comme il avait eu tort de lui permettre l’approche quotidienne deMary ! Qui sait, maintenant, quels liens lesunissaient ?

Et comme, d’autre part, il avait eu raison dedouter de son bonheur ! Et comme ses craintes, sesappréhensions, la terreur d’une catastrophe prochaine détruisanttout l’édifice de son amour, comme tout cela étaitjustifié !

Longtemps Jonathan Smith s’abîma dans deprofondes pensées… Brusquement, il se redressa et dit :

– Tout cela n’est peut-être pointvrai ! Ces lèvres qui ont remué disaient des choses que je nesais pas et qui n’étaient point des choses d’amour… Des lèvres quiremuent… Il est difficile de mettre des paroles sur des lèvres quiremuent…

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