Un homme dans la nuit

I – LE PRINCE AGRA

 

Une vingtaine d’années ont passé sur lesévénements qui précèdent.

Nous sommes à Paris. Le soir où nous reprenonsnotre récit, il y avait fête de nuit au théâtre desVariétés-Parisiennes. Voitures de maîtres et fiacres s’arrêtaient àchaque instant, débarquant des personnages de carnaval.

Généralement, les costumes étaient riches etles déguisements de bon goût, même lorsqu’ils avaient donné lieu àla plus extravagante fantaisie.

Les Variétés-Parisiennes avaient donnérendez-vous à toute une sélection du monde littéraire, artistique,politique, diplomatique, et à toute une sélection dudemi-monde.

La scène, aussi vaste que la salle, étaitcouverte de petites tables. Les groupes se choisirent, sesélectionnèrent, s’assirent, et l’on mangea.

C’était exquis, et l’on s’amusaitbeaucoup.

Au fond de la scène, à l’une des tables où lagaieté prenait des proportions inconnues encore, Diane, en travestiLouis XV qui allait merveilleusement à sa beauté mièvre, à sonprofil d’adolescent, Diane, célèbre par la splendeur de sesaventures, la bêtise de ses gestes et la niaiserie de sa dictionquand elle eut l’orgueil de s’exhiber sur les planches d’unmusic-hall, Diane, bien connue pour sa « rosserie » àl’égard des amants, illustre par six mois de pudeur, désespoir d’unfils de famille à la « galette » prestigieuse, qui ne vitjamais que le pied nu de sa maîtresse, ce qui, disait-il, ne luisuffisait point, Diane disait :

– Écoutez, messeigneurs, ce que je vaisvous lire. Ce billet m’est venu d’un inconnu et me fut remis commeje m’ennuyais, tantôt, en l’allée des Acacias. Remis n’est point leterme propre : c’est jeté, ai-je voulu dire.

Elle écarta les dentelles de son jabot et ychercha un papier, qu’elle déplia. Elle lut :

« Diane, vous ne me connaissez pas. Je nevous connais pas davantage. Mais on dit que vous êtes belle.Réservez-moi, je vous prie, une place auprès de vous, ce soir, ausouper des Variétés. Signé : prince Agra. »

À une table voisine, Blanche de Ligné, unejolie brune, se leva et dit à Diane en zézayant :

– Alors, c’est pour ce mystérieux inconnuque tu gardes si férocement cette chaise à côté de toi et que tu nevoulus point de moi à ta table ?

– C’est pour lui, mademoiselle.

– Ze croyais que tu prenais d’ordinaireplus de renseignements avant de te laisser aller aux fantaisies deton cœur.

– Il ne s’agit point de cela. Je suiscurieuse du procédé et désirerais savoir ce qu’il en adviendra.

– Peste ! ma chère, vous vous mettezbien. Prince Agra. Et pourrait-on savoir où il loge, ceprince-là ?

– Vous m’en demandez beaucoup trop pouraujourd’hui, ma chère. Mais, demain, il logera chez moi !

– Un prince ne loge nulle part quand iln’existe pas. Qui de vous, messieurs, qui de vous, mesdames, aentendu parler de ce puissant personnage ?

Autour de la table, on ne connaissait pas deprince ni de principauté d’Agra.

Raoul de Courveille interrompit la dînettequ’il s’offrait :

– Je parie que Lawrence, qui a tantvoyagé, nous dira qui est ce prince. Je vais le chercher.

Il revint bientôt, tenant par la main un hommequi paraissait une cinquantaine d’années, aux yeux très doux ettrès tristes.

– Dites-nous, Lawrence, si vousconnaissez le prince Agra ?

Lawrence répondit :

– Je connais, dans les Indes anglaises,une ville qui se nomme ainsi.

– Vous voyez bien ! s’écria Diane,joyeuse. Il existe ! Il existe ! Et il va venir !Oh ! merci, monsieur, merci !

Lawrence se tourna vers la jeune femme etsourit :

– Je connais une ville qui s’appelleainsi, madame, mais je ne connais point de prince portant le nom decette ville.

– Il faut en prendre votre parti, machère, fit Josèphe. Le prince ne viendra pas, puisqu’il n’existepas…

Diane, blanche de colère contenue, ne disaitmot. Le nom du prince Agra fit le tour de la scène. Soudain, à latable centrale, le duc Hartmann, premier secrétaire d’ambassaded’Autriche-Hongrie, se leva et demanda :

– Qui donc, ici, parle du princeAgra ?

On fit silence. Le duc s’avança versDiane.

– C’est vous, madame, qui parlez duprince Agra ?

– C’est moi, fit Diane, et si vous avezde ses nouvelles, vous serez le bienvenu. Connaissez-vous sonécriture ?

– Non, madame, je ne la connaispoint.

– C’est dommage, car voici un billetsigné de son nom, et je voudrais bien savoir si l’on se moque demoi.

– Qui vous fait croire que l’on se moquede vous ?

– Mais cette signature du prince Agra,que tous ignorent. Seul, monsieur que voici – et Diane désigna, dugeste, Lawrence, qui était resté près d’elle –, seul, monsieur m’adonné quelque espoir en me contant qu’il y a, au fond del’Hindoustan, une ville qui s’appelle ainsi. Mais tous ces jeunesfous, qui sont ignorants comme des cocottes, prétendent que je suisvictime de quelque poisson d’avril.

– Ils ont tort, madame.

– Bravo ! s’écria Diane joyeusement.Bravo ! Asseyez-vous ici, sur cette chaise, qui lui estdestinée, et entretenez-nous de lui jusqu’à ce qu’il arrive, etdites-nous s’il est beau, puisque vous l’avez vu.

Le duc prit place auprès de Diane.

– Je ne l’ai point vu.

– Alors ?

– Alors, j’ai entendu parler de lui.

– Il y a longtemps ?

Le duc avait une physionomie des plus graves.Il dit :

– Il y a quelques années, j’ai entenduprononcer ce nom pour la première fois, au lendemain de la mort duprince héritier.

– Le drame de Meyerling ?…

Ces derniers mots étaient prononcés par unebouche muette jusqu’alors. Au bout de la table, le comte Grékoffavait négligé de se mêler aux conversations.

– Parfaitement, fit le secrétaired’ambassade, au lendemain du drame de Meyerling. Dans quellesconditions exactement ? Voilà ce que je ne saurais dire. On araconté que le prince Agra, qui était grand ami du prince Rodolphe,avait passé une partie de la journée qui précéda le drame avecl’archiduc. On ne le vit plus en Autriche depuis. Qu’est-ildevenu ? Qui le sait !…

Le duc Hartmann ne dit rien de plus, mais oncomprenait qu’il avait encore des choses intéressantes à révéler,et qu’il ne les révélerait pas.

Il paraissait même regretter ses raresparoles.

Le comte Grékoff rompit le silence :

– On a dit, monsieur, que le prince Agraavait été mêlé de fort près au drame de Meyerling et qu’il y avaitjoué un rôle prépondérant.

– J’ai entendu parler de ces choses, fitle duc Hartmann, mais ce sont là racontars de cour, et je vousavoue que, pour ma part, je n’y ajouterai point foi.

– Nous expliquerez-vous son départ sirapide… disons le mot : sa fuite… après qu’on eut retrouvé,dans le chalet du parc, étendus sur la même couche, le prince et…sa maîtresse ?

– Ce ne fut peut-être qu’unecoïncidence ; le prince Agra pouvait avoir affaireailleurs.

– Eh ! monsieur le duc, savez-vousoù gîtait cet « ailleurs » ?

– Nullement.

– Eh bien ! je vais vous le dire.Trois jours après la mort du prince, il était à Saint-Pétersbourg.Je puis vous l’affirmer ; je fréquentais aux bords de la Nevaà cette époque.

– Alors, vous l’avez vu ? demandaDiane.

– Non, madame, mais j’ai beaucoup entenduparler de lui.

– Comme le duc, alors ? Quel drôlede prince que celui-ci, dont tout le monde parle et que personne nevoit !

Diane ajouta :

– Quel âge avait le prince Agra àSaint-Pétersbourg ?

– Une vingtaine d’années.

– Pas plus ?

– Je ne le crois pas.

– Il aurait donc maintenant vingt-sept ouvingt-huit ans ?

– Sans doute.

– Et il courait déjà tant d’histoires surson compte ? Nous les direz-vous ?

– Non. Elles sont trop extraordinaires…et peut-être grandies par la légende. Sachez seulement qu’à Tiflis,et depuis à Florence, le prince Agra a fait parler de lui. Sachezque partout où sa présence nous fut signalée, nous avons apprisqu’il y avait eu de l’amour, des larmes et du sang…

Blanche de Ligné, qui avait tout entendu,demanda à Diane :

– Eh bien ! ma chère, est-ce qu’onest toujours aussi pressée de voir son prince ?

– Toujours ! fit Diane.

– Mais, enfin, interrogea Jacques deVarne, ce prince Agra, d’où vient-il ? Quel est-il ? Dequelle nation ? À quelle humanité appartient-il ? Quelleest sa famille ?

– Nul ne le sait, fit le comte Grékoff.On a cherché, mais on n’a pas trouvé. Il se dit originaire desIndes anglaises, comme son nom peut le faire croire, fils d’uneGrecque et d’un radjah. Quelle Grecque ? Quel radjah ? Ona dit aussi qu’il ne connaissait point le chiffre de sa fortune. Ildépensait des sommes énormes. Le seul personnage qui paraissait leconnaître, pour s’être trouvé par hasard dans certaines villes oùle prince avait élu un rapide domicile, ce personnage étaitlui-même tellement mystérieux, qu’on était tenté de lui demander sapropre histoire avant de le prier de raconter celle des autres…

– Comment s’appelait cet homme ?demanda le duc Hartmann, très intéressé.

– Je ne me souviens plus. Mais il estvenu à Saint-Pétersbourg quelques jours avant la mort de laprincesse Nachimoff, et je lui ai parlé, un soir, à une fête qui sedonnait chez le tsar. Comment se trouvait-il là ? Problème. Laconversation étant venue à tomber sur le prince Agra, il me racontaquelques-unes des histoires auxquelles je faisais allusion tout àl’heure.

– Je crois savoir de qui vous parlez, fitle duc Hartmann. Attendez… il s’appelait, je crois, Arnoldson… SirArnoldson, c’est cela…

Le comte Grékoff, pensif, dit :

– On le rencontrait, du reste, fortrarement à Saint-Pétersbourg, mais toujours dans la meilleuresociété.

– Ainsi faisait-il à Vienne.

– Et on ne le voyait que le soir. Je neme rappelle point l’avoir jamais rencontré dans la journée.

– C’est exact. Il ne se montrait qu’auxlumières, et je me souviens maintenant… oh ! je me souviensparfaitement qu’on l’avait surnommé…

– Le nom et le surnom de cet homme mesont indifférents, interrompit Diane. Je vous ferai remarquer,messieurs, que vous vous éloignez du sujet de la conversation.Parlez-moi du prince Agra, ne me parlez que de lui.

– Peste ! ma chère. Quellechaleur ! s’écria Josèphe.

– Eh ! quoi ? vous ne vousintéressez point aux histoires fantastiques de monprince ?

– De ton prince !interrompit Assive. Tu pourrais dire de notre prince, puisqu’iln’appartient encore à personne et qu’il appartiendra peut-être àtoutes.

– Vous oubliez, ma chère, que j’ai sadéclaration, laissez donc ces messieurs nous dire tout ce qu’ilssavent de celui que nous attendons.

– Mon Dieu ! madame, dit le comteGrékoff, je croyais vous avoir raconté que cet homme était le seulqui sût quelque chose de précis sur le prince Agra. Ne le séparezpoint trop du prince. En Europe, ils apparaissent ensemble. Je l’aivu à Saint-Pétersbourg, à l’époque où le prince Agra s’y trouvait,et le duc l’a vu à Vienne au moment du drame de Meyerling, alorsque le prince venait de disparaître. Voilà encore bien descoïncidences ! Qui nous dit qu’elles ne se reproduiront point,et que derrière le prince Agra on ne verra pas apparaître cetindividu bizarre et mystérieux, qui se fait appeler Arnoldson, maisque nous nommions tous…

Des cris interrompirent le comte.

– Silence ! silence ! criait-onà toutes les tables ; Judic va chanter !

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