Un homme dans la nuit

XIV – LE CINÉMATOGRAPHE

 

Les séances de cinématographie devaient avoirlieu dans un coin de l’immense construction.

Cette pièce avait été mise à la dispositiond’un ingénieur mécanicien, qui l’avait cédée à un confrèreinconnu.

Dès le matin, on avait apporté la lampe quidevait servir aux projections. Un employé, que nul ne connaissait,l’avait installée sans aucun secours.

Il avait également installé, d’une façondéfinitive, tout l’appareil cinématographique, lequel renfermaitune grande quantité de bandes pelliculaires, bandes en celluloïd,matière essentiellement inflammable.

Puis il avait disposé au pied de l’appareilquatre grandes boîtes cadenassées dont on ne soupçonnait pasl’usage.

Au centre de cette pièce, au moment où nous ypénétrons, il n’y avait qu’un seul personnage.

C’était l’homme aux lunettes noires, l’hommeau macfarlane, l’Homme de la nuit.

Il était là, les bras croisés et tout seul…tout seul en face de sa pensée.

Cette pensée devait être horrible. Jamais lemasque d’Arnoldson n’avait exprimé autant de froide atrocité.

Il songeait à l’ultime forfait.

Et la haine de cet homme pour le genre humainavait atteint un degré si prodigieux que ce crime lui apparaissaitpresque, à cette heure, comme légitime !

Il allait prendre enfin sa revanche contre lavie et contre les hommes. Avoir eu tant de milliards et n’avoir puobtenir l’amour !

… Et, cependant, il y avait cru, du temps desa jeunesse… Ah ! quand il se rappelait les heures délicieusesoù Mary l’écoutait, le soir, lui dire qu’elle était aimée !…Heures de mensonge suivies de la minute terrible de latrahison.

Mais comme il allait se venger !Formidablement ! Elle était là, elle, sa Mary… Elle était àquelques pas de lui, avec ses enfants, les enfants d’un autre… Etelle allait périr de sa main, elle, avec ses enfants. Elles étaienttoutes là, les fiancées de France, les plus belles, les plusriches, les plus pures ! Comme il allait lesfaucher !

Un abominable sourire errait sur sa face dedamné.

Soudain, un homme vint le tirer de l’extase oùle plongeait son rêve de destruction. Il jeta sur cet homme unregard haineux.

– Que veux-tu, Victor ? Pourquoiviens-tu ? N’avais-tu point la consigne de rester autourniquet et d’empêcher, avant l’heure fixée, toute personne depénétrer ici ? Retourne à ton poste !

Mais Victor se tenait tremblant devantlui :

– Maître, maître… je viens d’apercevoirles Martinet… Ils m’ont vu… Ils m’ont reconnu…

– Eh ! trembleur ! que veux-tuque me fassent les Martinet ?… Retourne à ton poste, tedis-je !

– Maître… M. Martinet avait l’airfort excité contre moi…

– Ne l’as-tu point mérité,drôle ?

Et l’Homme de la nuit devint si menaçant queVictor reprit le chemin par lequel il était venu. Mais il ne sortitpoint complètement de la petite salle du cinématographe. Il restadissimulé entre deux pans d’étoffe qui faisaient une sorte decouloir par lequel on arrivait dans la salle.

Il ne tenait, en effet, nullement à seretrouver en tête à tête avec Martinet.

Mais, comme il n’avait rien à faire de mieuxdans son couloir, il observa sans être vu l’Homme de la nuit, quilui paraissait, ce jour-là, d’allures extrêmement bizarres.

Le spectacle auquel assista Victor l’intéressavivement.

L’Homme alla au cinématographe et fitdescendre sur l’appareil un long pan d’étoffe qui tombait du toit.Ce toit n’était autre chose qu’une sorte de vaste vélum enduit decolle et de goudron.

Puis Arnoldson se rapprocha des boîtes queVictor avait apportées dans la matinée et dont il ignorait lecontenu. Arnoldson en ouvrit les cadenas avec une clef qu’ilportait sur lui. Il souleva le couvercle de l’une d’elles et enconsidéra longuement l’intérieur.

D’où il était, Victor ne pouvait voir cequ’elle renfermait, mais il eût bien voulu donner quelque chosepour le savoir.

À constater l’intérêt que l’Homme de la nuitportait à ces boîtes, Victor jugeait que ce qu’il y avait dedans nepouvait être banal.

Et puis, pourquoi ces boîtes ? Quefaisaient-elles là ? Dans quel but l’Homme de la nuit les luiavait-il fait apporter ?

Autant de questions qui, pour Victor,restaient sans réponse.

Les trois autres couvercles furent ainsisoulevés. L’Homme de la nuit disposa les quatre boîtes à la suiteles unes des autres, de telle sorte que la première allait toucherla paroi de toile qui séparait le cabinet cinématographique dugrand hall et que la dernière se trouvait immédiatement placée sousl’appareil.

Puis Arnoldson fit quelques pas dans la pièceet consulta le cadran de sa montre.

– C’est l’heure ! dit-il touthaut.

« L’heure de quoi ? se demandaitVictor. Il me semble bien que le maître est devenu fou. »

Sa curiosité étant de plus en plus excitée,Victor ne perdait pas un geste d’Arnoldson.

Il le vit qui tirait un cigare de sonétui ; il en croquait et en crachait le bout d’un mouvementféroce de la mâchoire.

Enfin, il craqua une allumette.

Victor continuait à monologuer enaparté :

« L’heure de quoi ? C’est sans doutel’heure pour lui de fumer un cigare. Pourquoi, alors, nel’allume-t-il pas ? »

En effet, l’Homme de la nuit n’approchait pasle cigare de ses lèvres et tenait assez éloignée de lui l’allumetteque la flamme consumait.

Mais Victor, ayant alors considéré laphysionomie d’Arnoldson, en fut épouvanté à un point qu’on nesaurait dire. Jamais il n’avait vu une face humaine exprimer tantde joie mauvaise.

C’est que l’Homme, fixant cette petite flammevacillante, se disait :

« De par ma volonté, cette lueur, sifaible qu’on la croirait sur le point de mourir, va grandir,grandir… Cette lueur va devenir une flamme immense ; elle vacourir, tout à l’heure, le long de ces toiles, le long de ce vélum…Elle va dévorer tout ce bâtiment. Et avec ce bâtiment, elle vadétruire ceux qu’il abrite… Elle va faire, cette petite lueur, elleva faire de tout cela un rien, un peu de cendre, une pincée depoussière. »

Et l’Homme de la nuit, lentement,soigneusement, avec un soin extrême, alluma son cigare.

L’allumette s’était éteinte, mais l’extrémitédu cigare était incandescente.

Victor disait tout bas :

– Il doit avoir d’excellentscigares !

Puis il ajouta presque aussitôt :

– Mais pourquoi le jette-t-il ?

Arnoldson avait, en effet, jeté son cigaredans la boîte qui se trouvait placée sous le cinématographe.

Victor n’était pas au bout de sastupéfaction.

Et il ne put retenir un cri de surprise quandil vit Arnoldson disparaître à travers la cloison qui donnait surle terrain vague, derrière le Bazar des fiancées.

L’Homme de la nuit avait fui par une issue quelui, Victor, n’avait pas soupçonnée.

Il n’eut point le temps de raisonnerlonguement sur cette fuite inattendue.

De la boîte où le cigare d’Arnoldson étaittombé, un haut jet de flammes crépitantes s’élança soudain, montantvers le cinématographe.

En une seconde, la petite pièce tout entièrene fut plus qu’un brasier.

Victor n’avait eu que le temps de se jeterdans le Bazar, en criant : « Au feu ! »

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