Un homme dans la nuit

XI – OÙ M. MARTINET FAIT TOUT CEQU’IL FAUT POUR ÊTRE TROMPÉ PAR SA FEMME

 

À l’heure où les invités commençaient àarriver chez Diane, c’est-à-dire vers cinq heures et demie du soir,un homme débarquait à la gare de l’Est et descendait le boulevardde Strasbourg. Cet homme attirait l’attention de ceux qui letrouvaient sur leur chemin. Les regards curieux le suivaient, lesgens stationnaient pour le mieux voir passer.

Cet homme était un noir, mais un noir géant.Il avait une carrure des plus puissantes. Ses muscles saillaientsous son léger vêtement de toile blanche. Un pantalon de drap grisretenu à la taille par une ceinture de cuir, d’énormes chaussuresjaunes, un immense panama sur ses cheveux « crêpés »complétaient son accoutrement. Il portait à la main un long bâton,qui lui servait de canne.

Il marchait à grands pas réguliers, en lignedroite, sans s’occuper des petits rassemblements de trottoir, quise dissipaient à son approche, pour se reformer derrière lui.

Il s’arrêta à une fontaine Wallace, remplit legobelet quatre fois, le vida quatre fois. Il eut ainsi l’occasionde montrer une denture formidable.

Il reprit son chemin. Il semblait connaîtreParis. Au coin du boulevard de Sébastopol et des grands boulevards,il tourna à droite sans hésitation et remonta vers la porteSaint-Denis. Il stationna sous cette porte. Il ne s’y trouvaitpoint depuis cinq minutes qu’il fut abordé par un tout jeune homme,habillé d’une livrée sombre.

Celui-ci lui tendit un pli, sans mot dire, ets’en fut.

Le géant décacheta le pli et lut :

 

« La passion du petit pour cette Diane megêne beaucoup. Du moins en ce moment. L’occuper parailleurs tout de suite. Agis suivant instructions antérieures, queje confirme.

Nox. »

 

L’homme arracha le pli, en fit des morceaux,qu’il jeta au vent, et continua sa route par le boulevardPoissonnière. Il descendit jusqu’à la rue du Sentier, qu’ilprit.

Il entra dans le magasin de Martinet. Unouvrier lui demanda ce qu’il désirait, en le dévisageant d’un œileffrayé.

– Parler à Mme Martinet,dit le noir. C’est pour affaire.

L’ouvrier s’éloigna et revint au bout d’uneminute.

– Venez, dit-il,Mme Martinet est dans son bureau.

Ils se dirigèrent vers le bureau, qui était aufond du magasin.

À ce moment, le commis que nous avons vu dansun précédent chapitre traversa la pièce, passa derrière le noir etdit à mi-voix, de façon à ne pas être entendu de l’ouvrier quimarchait à quelques pas en avant :

– Tout est terminé rue de Moscou. J’ailes clefs.

Le noir fut introduit dans le bureau.Mme Martinet, en souriant, vint à lui, lui tenditla main.

– Bonjour, monsieur Joe, dit-elle ;qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ?… Hé ! ne me serrezpas si fort ! Vous me faites mal…

– Ah ! fit le noir, c’est que vousêtes une brave femme, vous, et que l’on a du plaisir à vous direbonjour.

– Oui, mon ami ; mais votre amitiéest dangereuse pour mes phalanges…

Et elle se frotta les doigts.

Joe s’assit.

– Oui, une vraie brave femme,continua-t-il… Je suis un peu ours, moi. Et c’est bien comme unours que je vis, là-bas, au fond de mon bois. Tout aubergiste queje suis, je ne vois guère de monde : des ouvriers,quelquefois, qui cassent une croûte, boivent un coup et s’en vont.Je ne leur cause même pas. Je ne suis pas liant. C’est tout justesi je réponds à mes rares clients, quand ils m’interrogent. Maisvous ! Ah ! vous m’avez plu tout de suite. Et puis vousavez été une bonne fortune pour l’auberge Rouge, car, chose quivous paraîtra extraordinaire, ma clientèle, depuis quelques jours,augmente. Elle commence même à être d’un niveau plus élevé, maclientèle.

– Tant mieux, monsieur Joe ! Tantmieux !… Alors, depuis mon départ, vous avez eu beaucoup devoyageurs ?

– Beaucoup, c’est trop dire. J’en ai eudeux.

– Ça n’est pas énorme.

– Vous trouvez ? Je suis quelquefoisun mois sans voir personne. Or, le premier client, devinez qui cefut ?

– Je le connais ?

– Mais oui… C’était Harris, le maîtred’hôtel de sir Arnoldson.

– Ah ! bah ! Il venait doncvoir si tout était prêt à la villa et si j’avais tout installéselon ses recommandations ? Est-il content de la maisonMartinet ?

– C’est justement pour cela que je viensvous trouver. Mais n’anticipons pas. Il est arrivé un soir, il acouché chez moi. Le lendemain matin, il me dit : « Joe,je vais à la villa des Pavots.

« – La villa des Pavots, lui demandai-je,qu’est-ce que c’est ? Je ne connais que celle des Volubilisdans la région, et une autre villa qui lui est voisine, mais quin’est plus baptisée depuis longtemps.

« – C’est bien cela, me répliqua-t-il.Cette villa, sir Arnoldson, son propriétaire, mon maître, vientjustement de la baptiser. Elle s’appellera désormais la villa desPavots.

« – Mais il n’y a pas de pavots fis-jeobserver.

« – Il y en aura, continua-t-il, si tuveux en planter, Joe. Je te propose d’être le jardinier de sirArnoldson.

« – Eh ! Je ne demande pas mieux,répliquai-je, mais je ne veux pas quitter mon auberge.

« – Tu garderas ton auberge. Tu prendrasun domestique qui te remplacera quand tu ne seras pas là. Et puisil vient si peu de monde à ton auberge, que tu pourras même tepasser de domestique. Tu jardineras à tes heures de loisir, quisont nombreuses. Tu t’arrangeras comme tu le voudras. Ça teva-t-il ? »

« Vous comprenez, madame, que j’aiaccepté tout de suite. Me voilà donc le jardinier de sir Arnoldson,qui doit venir s’installer, entre parenthèses, dans les derniersjours d’avril. »

– Ah ! il va donc se fairevoir ! interrompit Mme Martinet. Moi, je n’aieu affaire qu’à son maître d’hôtel, et je ne le connais pas.

– Vous aurez l’occasion de le voir, et jevais vous dire le but de ma visite. Le maître d’hôtel alla doncvisiter la villa et me pria de le suivre. Il passa l’inspection detout. Il semblait fort content, et nous revenions ensemble, quandil me dit :

« – C’est fort bien ! EtMme Martinet est une femme intelligente. Je luiferai mes compliments. Mais il faudra qu’elle change entièrementles tentures et les tapisseries du cabinet de travail de monmaître. »

– Le cabinet bleu ? demandaMme Martinet.

– Oui, le cabinet bleu.

– Et pourquoi ? Il n’est donc pasbien ainsi ?

– Non. M. Harris m’a dit que sonmaître ne pouvait souffrir cette couleur.

– Eh bien ! comment leveut-il ?

– Il le veut rouge.

– C’est bizarre ! fitMme Martinet. M. Harris m’avait cependant biendit qu’il le désirait bleu.

– Eh bien ! il se sera trompé. Car,maintenant, il le veut rouge. Et, comme au courant de laconversation, je disais à M. Harris que j’allais être dans lanécessité de faire, cette semaine, un petit voyage à Paris, il m’aprié de venir vous avertir de ces changements nécessaires, puisque,maintenant, je suis de la maison de son maître.

– Qu’il soit fait selon sa volonté !dit Mme Martinet. Je n’aurais garde de m’y opposer.Et pour quand le veut-il, son cabinet rouge ?

– Ah ! vous avez du temps devantvous ! Il m’a seulement chargé de vous dire de vous procurerdès maintenant tout ce qu’il vous faut pour transformer en rouge cequi est en bleu. Il vous avertira quand le moment sera venu de voustransporter là-bas.

– Mais s’il attend trop, sir Arnoldsonsera là, et je le gênerai.

– Il m’a dit que ça ne le gênerait enrien, et que vous pourriez travailler à votre aise au cabinet deson maître, même quand la villa sera habitée, attendu que si cemonsieur a un cabinet de travail il n’y met cependant jamais lespieds.

– Quelles drôles de gens ! s’exclamaMme Martinet.

– C’est mon avis, fit Joe en se levant.Car, puisqu’il ne va jamais dans son cabinet de travail, qu’est-ceque cela peut lui faire que la couleur en soit rouge oubleue ?

Et Joe sourit, découvrant le clavier de sadenture.

– Enfin, j’ai fait ma commission, et jevais avoir l’honneur de vous saluer, termina-t-il en se levantlentement.

– Mais permettez-moi de vous offrirquelque chose, monsieur Joe.

– Oh ! rien du tout, madame. Jeviens de boire tout à l’heure quatre grands verres d’eau claire quim’ont désaltéré à ma suffisance.

– Un petit cognac ? insista, parpolitesse, Mme Martinet.

À son grand étonnement, Joe se rassit.

– C’est la seule chose que je ne refusejamais, dit-il.

Joe but à petites lampées le verre de cognacqu’on lui servit. Négligemment, il dit :

– Vous en savez maintenant aussi long quemoi sur mon premier client…

– C’est vrai, repritMme Martinet, mais vous m’avez dit que vous eneûtes un second…

Joe fit :

– Oh ! celui-là est beaucoup moinsintéressant. Mais je vous quitte, madame Martinet, je ne veux pasabuser de vos instants.

– Vous n’abusez pas… Et cet autre client,est-ce que je le connais ?

– Je crois que oui.

– Comment, vous croyez ?

– Est-ce que vous ne m’avez pas dit quec’était votre maison qui avait été chargée de l’aménagement à Parisde l’hôtel de M. Lawrence ? Je crois même me rappeler quevous m’avez raconté que votre mari était resté en relations suiviesavec M. Lawrence fils. C’est bien cela ?

– Mon Dieu, oui, mais je ne vois pas…

– Attendez. Êtes-vous allée quelquefois àl’hôtel Lawrence ?

– Certainement, au moment del’installation.

– Vous y avez vu le père Jules ?

– Le concierge ?

– Oui, le concierge. Eh bien ! c’estle père Jules qui fut mon second client. Il venait, lui aussi,constater que la villa des Volubilis était prête à recevoir seshôtes.

– Ah ! ils s’en vont à lacampagne ?

– À la fin du mois, comme les maîtres dela villa des Pavots.

Il y eut un silence. Puis Joereprit :

– Le père Jules m’a même dit que leséjour de la campagne ferait grand bien à son jeune maître,M. Pold, vous savez ? ce petit garnement dont vous meparliez l’autre jour.

– Et pourquoi ? demandaMme Martinet, soudain très intéressée.

– Pourquoi ? Parce que ce jeunehomme, paraît-il, se dérange beaucoup depuis quelque temps. Ilrentre très tard et quelquefois ne rentre pas du tout. C’est dumoins ce que m’a dit ce bavard de concierge. Et vous savez qu’il nefaut jamais ajouter foi à des histoires de concierge, même quand ceconcierge est un homme…

– Ah ! Il se dérange ? Ilcourt ?

– Avec des filles ! Oui, madame.Avec des cocottes, avec de grandes cocottes !

– Je m’en doutais ! fitdouloureusement Mme Martinet.

– Le père Jules en sait long sur soncompte. Il est même peiné de voir ce qui se passe, car il l’aimebeaucoup, M. Pold. Il me disait : « Quel malheur quepersonne n’ait d’influence sur ce jeune cerveau pour l’empêcher defaire des bêtises ! Tout cela finira mal. Des nuitsdehors ! Où peut-il les passer ? » Moi, je medisais : « Peut-être bien qu’il les passe dans ce petitappartement de garçon qu’il demandait à M. Martinet et queM. Martinet aura fini par lui accorder… » Mais je megrondais d’avoir eu une si mauvaise pensée. M. Martinet étaittrop raisonnable pour céder à ce jeune homme sur une chose aussigrave.

– Hélas ! criaMme Martinet, c’est fait ! Ah ! vous nesavez pas ?

– Je ne sais rien.

Elle lui raconta avec volubilité l’histoiremystérieuse des trois mille francs.

– C’est incroyable ! inouï !faisait Joe le plus naïvement du monde… Alors, maintenant, il aune… garçonnière, comme on dit ici ?

– Oui, une garçonnière. Mon mari devaitlui en livrer les clefs cet après-midi s’il le voyait. Mais je nepense pas qu’il l’ait vu, car il est trop occupé, aujourd’hui, chezma sœur…

– Eh bien, moi, fit Joe en clignantmalicieusement des yeux, je sais bien avec qui il l’inaugurera, sagarçonnière, du moins si les histoires du père Jules sontexactes.

– Avec qui ? demanda anxieusementMme Martinet.

– Avec sa maîtresse.

– Qui, sa maîtresse ?

– Une grande cocotte ! Une femmeconnue de tout Paris ! Je lis quelquefois les journaux et j’yvois souvent son nom.

– Mais qui ?

– Ah ! vous en avez entenducertainement parler, vous aussi ! Elle s’appelle… attendez… unnom de chienne…

– Un nom de chienne ?

– Oui. Elle s’appelle Diane ! C’estcela…

Mme Martinet s’était levéebrusquement : elle était cramoisie. Elle frappa la table deson petit poing.

– Ah ! la gueuse !cria-t-elle.

– Mais on dirait que vous n’êtes pascontente, madame Martinet… Vous la connaissez donc ?

– Si je la connais ? C’est masœur !

– Ah ! bien ! en voilà unehistoire ! fit le noir en se levant… Je regrette bien d’avoirtant bavardé… mais moi, vous savez, je reste des mois sans parler.Alors, quand ça me prend…

Et il rit de toute sa bouche. Il paraissaitbon enfant avec ses grosses joues de bébé noir.

Il alla vers la porte, se retourna unedernière fois :

– Je vous demande bien pardon de vousavoir causé de la peine, madame Martinet. Tout ça, c’est la fauteau père Jules, qui est trop bavard. Ah ! il a la langue bienpendue ! Mais s’il savait que cette femme, cette Diane, estvotre sœur, et s’il savait que vous recevez chez vous aussi souventM. Pold, il n’aurait certainement point de repos qu’il ne vouseût priée de sauver le jeune homme de cette mauvaise fréquentation…Enfin, tout ça, c’est son affaire et la vôtre. Au revoir, madameMartinet, bien au revoir…

– Au revoir, monsieur Joe.

Elle le laissa partir, ne s’occupant plus delui, toute à sa pensée.

Le nègre traversa le magasin. Cette fois, cefut le commis qui l’accompagna.

– Passons par cette cour, dit Joe touthaut. Elle donne certainement sur la rue des Jeûneurs, et j’y aiaffaire.

Ils passèrent par la cour. Sous le porche, Joeet le commis eurent une rapide conversation, puis le nègres’éloigna. Il descendit vers la rue Montmartre, remonta vers lesboulevards et, revenant sur ses pas, reprit le chemin de la gare del’Est.

Joe rentrait à l’auberge Rouge.

Restée seule dans son bureau,Mme Martinet nourrissait contre sa sœur les plusnoires pensées. Elle avait cru jusqu’alors éprouver simplement unetrès grande sympathie pour Pold.

La franchise de ses allures, ses airs de« casse-cou », sa gaieté continuelle, sa bonne santél’avaient séduite. Elle n’avait pas voulu se l’avouer toutd’abord ; elle avait même lutté contre ce sentiment detendresse qui la surprenait. Elle avait marqué volontairement de lamauvaise humeur devant Pold, alors qu’elle était dansl’enchantement de sa présence et de ses espiègleries. Mais il avaitbien fallu qu’elle s’avouât que cette affection grandissait.L’indifférence que Martinet montrait pour sa femme, maintenant quele tapissier ne songeait plus qu’à ses travaux et aux joiesculinaires, avait fait faire quelque chemin à l’affection deMme Martinet pour Pold.

– L’amour, disait couramment Martinet àsa femme, nous n’avons pas le temps d’y songer. C’est un objet deluxe que nous nous paierons quand nous serons retirés desaffaires…

Mme Martinet trouvait qu’ilserait trop tard alors. Mais il esquivait l’argument.

Ces théories pouvaient être goûtées deM. Martinet, qui, à quarante-cinq ans, ne brûlait déjà plusdes feux de la jeunesse. Mais Mme Martinet, quiavouait trente ans et n’en n’avait guère plus, les trouvaitdétestables. Une bonne éducation, dans une modeste famillebourgeoise, avait sauvé jusqu’alors l’honneur de Martinet. Lesfrasques de sa sœur, enlevée de bonne heure par un officier, et,depuis, horizontale de haute volée, n’avaient fait que la rendreplus sévère sur le chapitre des mœurs. Mais peu à peu, toutes cesbarrières qui garantissaient la fidélité conjugale tombaient, etles résolutions vertueuses de cette dame fléchissaient devant cequ’elle appelait une « bonne affection ».

Cette affection, c’était de l’amour ! Lesrévélations de Joe le lui prouvaient bien par le mal qu’elle enressentait. Elle aimait Pold !

Mme Martinet avait pris sonmouchoir de fine batiste, car elle était très coquette de sonlinge, et le déchirait de toutes ses petites dents qui étaientadmirables.

Elle marchait à pas pressés dans son bureau,retombait sur un fauteuil, s’asseyait à un pupitre, fermait avecbruit le grand livre, ouvrait le livre de caisse, brisait uneplume, renversait du sable dans l’encrier, pleurait, remâchait cequi restait de son mouchoir et poussait de gros soupirs.

Elle se disait :

– Oui, je l’aime ! Mais ce n’est pasbien de l’aimer ! Le matin où il est venu, reconduisant cemonstre de Martinet, je lui ai permis trop de privautés. Il m’aembrassée et je m’en suis défendue. Quand on est monté dans lachambre, je l’ai caché comme si j’avais mal agi… J’ai été coupable,mais je m’étais promis de ne plus recommencer ces imprudences et dele fuir quand il viendrait ici ! Ai-je tenu ma promesse ?Non ! Et, aujourd’hui, je m’aperçois que la nouvelle de sonamour pour une autre femme me déchire le cœur.

Elle se releva d’un bond, en criant :

– Et c’est elle ! Elle qui me leprend ! Quand j’étais toute petite, elle était plus petiteencore que moi, et c’est elle qui prenait tous mes jouets… Elle meprenait aussi toute l’affection de mes parents. Elle continuemaintenant à me prendre tout ce qui me tient au cœur, à mevoler ! n’aurait-elle pas pu me laisser mon Pold… elle qui ena tant et autant qu’elle veut ?… Que va-t-elle en faire ?Comment va-t-il sortir de ses mains ? Elle va me le débaucher,lui qui était si gentil et si naïf, malgré son air de n’avoir peurde rien… Qu’est-ce que je voulais ? Qu’est-ce que jedemandais ? L’avoir simplement, de temps en temps, à côté demoi… Je l’aimais sans qu’il le sût… Il l’aurait deviné un jour… Lematin où il m’a embrassée, il s’en doutait bien un peu…

Enfin, elle prit une granderésolution :

– Mais je le lui arracherai ! Je neveux pas qu’il continue à aimer cette femme ! Ah ! maisnon !

Et elle répéta :

– Ah ! mais non ! Ah !mais non ! Ah ! mais non !

Elle cherchait un moyen de reprendre Pold,moyen qu’elle ne trouvait du reste pas.

– Et ils vont s’aimer ! s’aimer danscette garçonnière que nous lui avons meublée, que nous lui avonscréée ! Mes mains ont travaillé à cette besogne ! Commentfaire ? Comment faire ?

Elle en était là de ses tristes réflexions,quand on frappa à la porte du bureau ; elle cria d’entrer.

C’était le commis. Il portait un trousseau declefs toutes neuves à la main. Il les tendit àMme Martinet.

– Je vous demande pardon de vousdéranger, madame, mais voici les clefs qu’on vient d’apporter.

– Quelles clefs ?

– Comment, quelles clefs ? Maiscelles que vous m’avez commandées !

– Je vous ai commandé des clefs ? Etpour quelles serrures ?

– Mais pour les serrures de l’appartementde la rue de Moscou.

– Mais on les a apportées ce matin, cesclefs ! Vous me les avez données vous-même… Je les ai remisesà mon mari qui doit les remettre à M. Pold…

– On a apporté le premier trousseau cematin. Mais vous m’en aviez commandé deux, et voici le deuxième quel’on vient de terminer.

– Moi, je vous en avais commandédeux ?

– J’ai cru le comprendre, madame, mais jeme serai sans doute trompé.

– Après tout, c’est bien possible,déclara Mme Martinet. Passez-moi ces clefs, je lesremettrai moi-même à M. Pold.

Et elle prit les clefs. Le commis salua etdisparut.

Mme Martinet regarda les clefset dit :

– Voici des clefs qui pourront m’êtreutiles.

Là-dessus, elle se plongea dans de profondesréflexions. Elle en sortit à huit heures du soir pour aller semettre à table. Elle dîna seule. Il était entendu que Martinet nerentrerait ni pour dîner ni pour se coucher. La fête chez Dianedevait se terminer si tard que Mme Martinet avaitété la première à conseiller à son mari de passer la nuit chez sabelle-sœur, comme celle-ci l’en priait. Pendant qu’elle dînait, leplus strictement du monde, elle entendit des coups de marteau. Ellese demanda qui pouvait bien travailler encore à cette heure. Lesouvriers et les employés quittaient le magasin à six heures etdemie. Elle sonna la bonne.

– On travaille encore dans lemagasin ? interrogea-t-elle.

– Oui, madame. C’est Victor, le commis,qui prétend qu’il a quelque chose à terminer ce soir.

– Faites-le venir.

La bonne alla chercher le commis.

– À quoi travaillez-vous à cette heure,Victor ?

– Je termine la planche de la cheminéepour la chambre de la rue de Moscou. M. Martinet m’a bien faitpromettre que je l’aurais finie ce soir. Il m’a dit qu’elle devraitêtre déjà en place, là-bas.

– Vous en avez encore pourlongtemps ?

– Pour dix minutes. Je cloue l’étoffedessus. C’est presque une chose faite. Madame, il me vient uneidée… Si on portait la planche ce soir, tout serait prêt demain,quand M. Pold entrerait chez lui.

– Terminez vite votre travail et laissezla planche. Je verrai ce qu’il y aura à faire.

– Bien, madame. Bonsoir, madame.

Mme Martinet prit à peine letemps de finir son repas. Elle monta dans sa chambre et s’habilla.Elle y mit de la coquetterie. Elle sortit une robe de foulard quila moulait admirablement et faisait valoir ses formesgrassouillettes.

Quand elle fut habillée, elle descendit,envoya sa bonne se coucher, prit la planche qui était dans lemagasin, sortit, ferma son magasin et héla un fiacre.

Elle donna au cocher l’adresse de la rue deMoscou et s’installa dans le fiacre avec sa planche.

– Si Martinet l’a vu cet après-midi, sedisait-elle, il lui aura remis les clefs. Il trouvera sûrement unprétexte pour descendre dans Paris ce soir. Il voudra voir sagarçonnière, dont nous lui avons défendu l’entrée jusqu’à ce jour,pour lui causer une heureuse surprise. S’il est déjà là, je sonne.J’explique ma visite avec ma planche. Et alors je l’interroge. Jele confesse. Je veux qu’il me dise tout. Je veux savoir à quoi m’entenir… Je souffre trop… S’il n’est pas là, j’entre tout de même,avec mes clefs, et je lui écris une longue lettre lui demandant desexplications… un rendez-vous. Je lui laisserai cette lettre sur leguéridon… Ce sera la première chose qu’il verra, en entrant,demain, dans sa chambre… Je m’arrangerai pour que Martinet, quisera très fatigué de sa nuit, ne voie point le petit demain.

Ainsi s’agitaient les pensées dans le cerveauen ébullition de Mme Martinet.

La voiture s’arrêta. On était rue de Moscou.Dix heures venaient de sonner. La porte de l’immeuble où setrouvait la garçonnière était légèrement entrebâillée.Mme Martinet se glissa dans le vestibule avec saplanche. Personne dans la loge. Elle traversa le vestibule, unecour, se trouva sous une voûte et sonna à une porte, sur sadroite.

Elle connaissait les aîtres pour être venuedans cet appartement trois ou quatre fois…

Aucun bruit ne se fit entendre, aucun pas.

– Il n’y a personne, se dit-elle.

Et elle ouvrit la porte avec les clefs que luiavait remises le commis. Elle referma la porte sur elle, se trouvadans l’obscurité et se mit en mesure de craquer une allumette. Maisà ce moment, elle perçut des bruits de pas dans la cour et uneconversation assez animée. Les pas s’arrêtèrent à la porte dulogement dans lequel elle se trouvait. Elle reconnut la voix dePold.

– C’est lui ! Il n’est passeul ! Il est peut-être avec elle !

Elle se rejeta dans la cuisine qui donnait surle couloir. Une clef grinça dans la serrure. Elle écoutaanxieusement. Elle distingua la voix de son mari.

– Martinet avec Pold ? Qu’est-ildonc arrivé ?

Ils étaient entrés. Martinet guidait Pold versla salle à manger. Quand ils se furent éloignés, elle sortit de lacuisine, ouvrit doucement la porte du vestibule, la referma et seretrouva sous la voûte avec sa planche. Alors, elle sonna.

Au bout d’un instant, Martinet vintouvrir.

– Toi ! dit-il. Qu’est-ce quit’amène ?

Mais sa femme le prit de haut.

– Tu me permettras de m’étonner d’abord,fit-elle. Je te croyais chez Diane.

– Entre, je t’expliquerai… Ah ! tuas la planche…

– Oui, j’ai la planche. Comme jem’ennuyais ce soir, je me suis habillée pour sortir. La plancheétait prête, je l’apporte. N’était-ce point ton désir qu’elle fûtlà, dès ce soir ?

– Tu es un ange. Viens.

Il la fit entrer dans la salle à manger. Surun divan, elle vit, dans son costume d’ouvrier, Pold étendu, trèspâle, « les traits bouleversés »…

– Qu’y a-t-il ? Pold estmalade ? s’écria-t-elle.

– Ah ! c’est vous ! madameMartinet, fit Pold d’une voix triste.

– Vous paraissez souffrant ?Pourquoi ce costume, monsieur Pold ? Que vous est-ilarrivé ? Puis-je quelque chose pour vous ?

– Bien sûr, fit naïvement Martinet, biensûr que tu peux quelque chose pour lui. Il a de la peine,console-le. Conseille-lui de se remettre un peu. Ce sont des peinesde cœur qu’il a, ce pauvre gosse. Dis-lui qu’il ne s’en tourmentepas. Bah ! « une femme de perdue, dix deretrouvées ! »

– Ah ! c’est à cause d’unefemme ?

– Je te le dis.

– Et tu veux que je le console ?

– Faut bien. Dis-lui de bonnes paroles.Que sais-je, moi ? On ne peut pas le laisser dans cet état-là.Il fait pitié à voir. Mais tu es toujours comme un crin aveclui !… C’est comme avec moi, du reste.

– C’est pour cette femme qu’il s’estdéguisé de la sorte ?

– Je te le dis. Et si tu savais quellefemme ! Ta sœur !

À la suite de cette déclaration, il y eut unprofond silence entre les trois personnes.

– Alors, c’est Diane… finit par direMme Martinet.

– Probable, puisque c’est ta sœur. Je nete connais que celle-là.

– Tu l’avais emmené chez Diane ?

– Oui, Marguerite. Tu as deviné.

– Tu l’avais fait passer pour un de tesouvriers ?

– Tu es pleine de perspicacité.

– Et tu savais ce que tu faisais ?Tu savais qu’il aimait Diane ? qu’il en était fou ?interrogea plus activement Marguerite, dont la colère grondait.

– Non, tu patauges. Je ne savais rien detout cela. Je l’ai appris depuis. Pold m’a dit : « Jevoudrais voir le prince Agra », et je l’ai cru ; mais ilmentait. Je l’ai introduit, on l’a reconnu, ça a fait unehistoire ! Ah ! ma chère Marguerite, unehistoire !

« Diane était dans une rage ! Ellevoulait battre le petit. »

– Elle ne l’aime donc pas ?interrogea anxieusement Mme Martinet.

– Paraît. Pour le moment, du moins. Caril y a des jours, ou plutôt des nuits… C’est Pold qui m’a conté ça.Mais, hier, elle n’était pas en train. Elle avait son prince. Ellelui a fait comprendre qu’il était de trop.

– Tout cela n’est pas sérieux, fitMme Martinet, gravement. M. Pold ne devraitplus songer à cette femme. Il ne devrait plus la revoir… Vousl’aimez donc bien, monsieur Pold ?

– Ah ! je ne sais plus maintenant sic’est de l’amour ou de la haine…

– Ce n’est pas tout ça, dit le tapissier.Avez-vous vu votre garçonnière ? Vous qui la désiriez tant,l’avez-vous regardée ?

– Je la désirais pour elle, dit Pold.

– Allons donc ! Elle servira tout demême. N’est-ce pas, madame Martinet ?

– Monsieur Martinet, répondit Marguerite,je vous trouve profondément inconvenant. Votre langage n’est pointcelui d’un honnête homme. Vous devez engager M. Pold à seconduire autrement qu’il ne le fait. Et, quant à moi, je neregretterai jamais trop que nous ayons cédé à son capricerelativement à ce rez-de-chaussée s’il doit en faire le mauvaisusage que vous lui conseillez. Ce n’est pas à son âge qu’il estpermis d’avoir des idées aussi légères.

– Et quand les aura-t-il s’il ne les a àson âge ? s’exclama Martinet.

– Il est évident qu’il aurait tortd’attendre d’avoir le vôtre, fit amèrement Marguerite.

– Pold n’est pas une jeune fille. Tu n’aspas l’air de te douter qu’il est un homme depuis longtemps.Tiens ! tu es trop bête, ma femme ! Si tu n’étais pas unesotte, tu prendrais Pold par le bras et tu lui ferais visiterl’appartement pendant que je vais préparer un petit souper qui nousremettra de nos émotions.

Pold regardait Marguerite depuis un instant.Il se leva, lui prit le bras et dit :

– Allons !

Ils sortirent de la salle, laissèrent Martinettout seul.

Dès le couloir, Pold embrassaitMme Martinet dans le cou. Il se consolait. Ilvoulait se consoler.

Mme Martinet le supplia, àvoix basse, de « rester tranquille ».

– Vous n’allez pas recommencer vosbêtises de l’autre jour ?

– Si vous ne voulez pas me consoler, jele dirai à Martinet.

– Ne riez pas. Soyez sage.

Il lui avait pris la taille.

– Le premier devoir de la femme estl’obéissance à son mari, dit-il.

– Oh ! fitMme Martinet. Moi qui croyais que vous étiez sonami !… Je vous en prie. Si vous ne cessez, je m’en vais. Je mesauve…

Il la laissa.

Elle était extraordinairement émue.

Ils visitèrent. Le cabinet de travail d’abord,un amour de bureau. Tout était d’une fraîcheur exquise, d’uneclarté merveilleuse. Des meubles anglais laqués de blanc avec desfilets vert Véronèse qui se répétaient partout : aux portes,aux corniches, aux lambris. Tentures d’étoffes Liberty.

Dans la chambre, Pold prit les mains deMarguerite et risqua une déclaration.

– Taisez-vous, fit-elle. Vous allezmentir. Je sais que vous ne m’aimez pas.

– Vous n’en savez rien, et je n’en saisrien moi-même. Mais quelque chose me dit que nous nous aimerons,que nous sommes faits pour nous comprendre…

Il voulut l’embrasser encore. Mais ellel’entraîna dans la salle à manger.

– Je suis joyeux ! J’ai toutoublié ! cria-t-il à Martinet.

– Tant mieux ! fit-il. Margueritevous a fait entendre raison ?

– Oui. Je ne songe plus maintenant qu’àme réjouir de ce que je vois ici. Mes compliments, Martinet.

– Eh bien, puisqu’il en est ainsi,mangeons !

Et il désigna, de la main, la table où lescouverts étaient mis. Quelques terrines, deux pâtés, deuxbouteilles de champagne. Ce menu parut appétissant à Pold.

– Mangeons ! Madame, voulez-vous mefaire l’honneur de prendre place à mes côtés ? dit-il d’unevoix solennelle.

– Va donc ! insista Martinet.Ah ! moi, je ne suis pas jaloux ! Je connais Marguerite…une vertu !

Il vida sa coupe.

– N’est-ce pas, Marguerite ?

– Tais-toi, fit-elle, et bois moins…

– C’est que je suis pressé !

– Pourquoi ?

– Il faut que je retourne tout de suiteavenue Raphaël.

– Tu vas rester ici.

– Impossible. J’ai laissé tout en planlà-bas. On doit se demander ce que je suis devenu. Diane va êtrefurieuse. Elle aura appris que je ne suis pas étranger autravestissement de Pold. Je vais en avoir une scène !

– C’est une raison pour ne pas nousquitter.

– La scène, ça m’est égal. J’ai monmatériel à surveiller et les ouvriers ne doivent plus savoir oùdonner de la tête…

– Attends à demain.

– Impossible !

– Tu es ridicule, dit Marguerite, quin’envisageait pas sans effroi le moment où elle resterait seuleavec Pold.

Elle commençait à avoir des remords.

– Tu vas me laisser seule avecM. Pold ?

– Mais oui. Vous finirez de soupergentiment.

– Ce n’est pas convenable.

– Allons donc ! Pold est unami ! N’est-ce pas, Pold ?

– L’ami le plus cher, acquiesçacelui-ci.

– Tu vois bien ! Ne fais pas lasotte ! As-tu peur qu’il te manque de respect ?

Et il se mit à rire.

– Moi, tu sais, je connais les femmes. Tune me tromperas jamais !

Il le disait comme il le croyait.

– Tu dis des bêtises ! Si tu t’envas, je m’en vais !

– Alors, je me fâche ! A-t-on jamaisvu une pareille pimbêche ! s’écria-t-il. Madame fait desmanières !… Madame ne peut pas sortir sans son mari !…Madame est stupide !…

– Martinet !…

– Marguerite !…

– Tu peux bien rester avecnous !…

– Zut !

Et, se tournant vers Pold :

– Est-ce que ma femme vous gêne ?demanda Martinet.

– Oh ! nullement !

– Sa compagnie ne vous est pasdésagréable ?

– Au contraire.

– Alors, tu vois, laisse-moi manger etpartir.

Il dévora une tranche de pâté.

Mme Martinet, cramoisie,penchait maintenant sa tête dans son assiette et ne soufflaitmot.

Entre deux bouchées, Martinet demandait àPold :

– Alors, vous avez tout vu ? Vousêtes content ?

– Enchanté !

– La chambre ?

– Superbe !

– Et le lit ?

– Il me plaît.

– Avez-vous remarqué lacourtepointe ?

– Non.

– Vous avez eu tort. C’est l’ouvrage deMme Martinet. Elle y a mis tous ses soins.

– Vraiment ?

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Elle l’a soignée comme pour elle !

Pold faillit s’étrangler avec un os devolaille, et Mme Martinet, de plus en pluscramoisie, toussa. Il y eut un silence.

Martinet se leva et jeta saserviette :

– J’ai fini ! Au revoir, lesagneaux !

Sa femme fit une dernière tentative :

– Comme tu as tort de te donner tant depeine pour Diane !

– N’insiste pas ! Tu ferais croire àM. Pold que tu t’ennuies en sa compagnie. Finisseztranquillement de souper, prends un sapin et rentre. Moi, je nesais si je pourrai rentrer cette nuit… Cela dépend de ce quim’attend là-bas…

Sur le seuil de la salle, il seretourna :

– Amusez-vous bien !

Quand M. Martinet fut parti, sa femme etPold allèrent voir la courtepointe.

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