Un homme dans la nuit

IX – OÙ LE LECTEUR COMMENCERA À VOIRCLAIR DANS CETTE TÉNÉBREUSE AFFAIRE

 

Arnoldson, qui n’en était pas à un mensongeprès, avait donc dit à Pold, dans un but que l’on comprendrabientôt, que Diane n’aimait plus le prince Agra.

C’était bien la chose la plus fausse du monde,et, depuis un mois environ que Diane avait juré obéissance auprince, son amour avait atteint les extrêmes limites de la plusviolente passion.

Et, cependant, le prince, s’il s’était montréchez Diane et avec Diane à plusieurs reprises, le prince n’étaitpoint son amant !

Son pouvoir sur cette femme était tel qu’ilavait pu se refuser si longtemps sans avoir à craindre une révoltefinale qui l’eût déliée de lui.

Sa générosité, mieux que cela : sa follesomptuosité tenait Diane en haleine. Enfin, à cette heure, toutParis parlait du palais grandiose que le prince faisait éleveravenue du Bois-de-Boulogne à celle que tous croyaient samaîtresse.

Une armée d’ouvriers y travaillait nuit etjour.

– Patience ! disait-il à Diane,patience ! Je veux que nous ayons là une demeure digne de nosamours…

Et quand Diane était trop lasse, trop fatiguéed’attendre et qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui dire sonsupplice, en le priant avec des larmes d’y mettre fin, Agradisait :

– J’ai fait un vœu, Diane. Je poursuisune œuvre, une grande œuvre de réparation et de justice. Nous neserons point l’un à l’autre avant qu’elle ne soit accomplie…

– Et vous m’y avez associée, disait-elle,très grave. Certes, j’obéis en aveugle ; je ne sais où jevais, j’ignore la raison de mes actes… Ce doit être bien terrible,ce que vous avez entrepris, prince Agra, bien terrible, si j’enjuge par ce que je vois.

– Que voyez-vous ?

– Je vois Lawrence…

– Certes, dit-il, d’une parole glacée, jesuis content de vous, Diane… et vous avez fait de Lawrence unemisérable chose…

– Si misérable ! insista-t-elle. Simisérable ! si vous saviez !

– Il faudra montrer cela à Arnoldson, fitAgra.

– Quoi donc ?

– Mais la misère de cet homme…

– Et pourquoi à Arnoldson ?

– Parce qu’il aime ce genre de spectacle,madame, et que tout ce qui m’intéresse le touche.

– Prince, dites à Arnoldson d’être dansma loge, le soir de la première aux Folies, à dix heures. Vraiment,fit-elle avec un sourire lamentable, s’il se réjouit de lasouffrance des hommes, il passera quelques minutes divines…

Car elle avait suivi férocement le programmeque lui avait inspiré Agra. Lawrence n’était plus qu’un pauvre êtreà ses pieds. Elle fut sans pitié, et tout ce qu’une femme peutavoir en elle ou imaginer d’artifices, de mensonge, d’impudeur etde coquetterie, elle en usa avec une science infinie du cœur deshommes et de ses faiblesses, de ses fatales défaillances, tour àtour se donnant, puis se reprenant au moment où on allait laprendre, où le malheureux espérait qu’il allait enfin réaliser lerêve de sa chair, se faisant désirer d’une furieuse ardeur etfermant sa porte soudain, alors qu’elle venait à peine del’entr’ouvrir.

Et le malheureux pleurait de rage, râlaitd’amour, parlait de tuerie et de suicide. Mas il ne tuait ni ne sesuicidait, et se soumettait, au contraire, et se ruinait en cadeauxinutiles.

Car il crut que cette femme se donnerait à luipour de l’argent, et il compromit sérieusement sa fortune, celle desa femme et de ses enfants.

Arnoldson n’avait que trop dit la vérité à lamalheureuse Adrienne.

Ce jeu ne cessait pas. Plus les jourss’écoulaient et plus Diane se montrait cruelle. Elle agissaitmaintenant non seulement par obéissance à Agra, mais par haine deLawrence. Elle lui avait une inimitié mortelle de ce qu’il s’étaitplacé entre elle et Agra et le considérait comme la cause du retardque le prince mettait à leur bonheur.

Nous voici donc le soir de cettereprésentation aux Folies où Diane, qui avait toujours l’amour dela scène et qui n’avait pu vaincre ses instincts de cabotinage,allait s’exhiber dans la danse du feu.

Le Tout-Paris des premières était là, et desloges avaient été louées fort cher par des amis de Diane quivoulaient lui faire un triomphe.

Une avant-scène avait été retenue pour leprince Agra, mais cette avant-scène restait vide.

Il était dix heures du soir, et Diane setrouvait dans sa loge. Elle s’était livrée à la camériste etprocédait aux premiers détails de sa toilette de scène quand onfrappa à la porte.

– Qui est là ? cria Diane sans seretourner.

– Arnoldson.

– Allez ouvrir, Jenny.

Jenny ouvrit à Arnoldson. Celui-ci vint saluerDiane, qui sans lui dire un mot de bienvenue, lui désigna, au fondde la loge, une tenture qui retombait sur une petite portecommuniquant avec une sorte de cabinet de débarras.

Arnoldson alla se dissimuler dans ce cabinet.Pas un mot n’avait été échangé entre eux.

Dix minutes s’écoulèrent. Diane s’était fardéeet maquillée selon le rite, quand on frappa de nouveau à la portede sa loge.

Lawrence entra. Il déposa son chapeau sur unguéridon, vint baiser la main de Diane, qui lui dit :« Bonsoir, mon ami » et s’assit.

– Je vous demande pardon de ne point vousavoir reçu ce matin, fit Diane : j’avais une migraineatroce.

– Et hier soir, Diane, demanda Lawrence,aviez-vous votre migraine ?

– Non, mais j’étais de si méchante humeurque je ne voulus point vous la faire supporter.

– J’aime mieux vous voir souffrir et jepréfère supporter votre mauvaise humeur que de ne point vous voir,Diane, vous le savez.

– Mon cher Maxime, on n’a jamais ledernier mot avec vous. Même quand vous avez raison, si vous m’aimezréellement, vous devriez bien accepter d’avoir tort.

– Je suis le plus malheureux des hommes,Diane, vous me dédaignez.

– Quelle erreur est la vôtre, cherami ! Si j’étais une de ces femmes qui se donnent avec larapidité que vous semblez souhaiter, vous seriez le premier à leregretter… Les hommes sont bien étranges…

– Voilà un mois que je vous prouve mafidélité et que vous me donnez des espérances que vous ne réalisezjamais.

– Cela viendra, cela viendra…

– J’en doute…

– Alors, que faites-vous ici ?

Lawrence dit, d’une voix suppliante :

– J’attends que vous soyez meilleure. Jene puis supposer une seconde que vous m’ayez supporté si longtempssi ce n’est que pour me repousser à jamais !… Pourquoiavez-vous fait tout ce qu’il faut pour que je vous aime, Diane, sivous voulez éternellement me refuser votre amour ?

Diane avait croisé les jambes sous sonpeignoir ; elle fit sauter de l’un de ses petits pieds sonsoulier et dit :

– Nous ne nous adorerons que mieux plustard. Je te mets à l’épreuve, mon chéri, pour te récompenser selonton mérite et ta patience…

Et comme son pied, nu dans le bas de soienoire, s’agitait nerveusement, Lawrence fut à genoux, lui prit cepied entre ses deux mains et le baisa.

– Relève-toi, grand fou, et va te cacherderrière le paravent. Je vais passer mon maillot.

La soubrette, en effet, était là, tendant lemaillot.

Lawrence disparut derrière le paravent.

Quand il eut le droit de revenir, Diane étaitdebout, droite et cambrée dans son maillot, la poitrine découverte.Toute sa grâce était dévoilée aux yeux troubles de Lawrence. Elles’exhibait orgueilleusement dans sa pleine puissance, sachant queMaxime en serait affolé.

Une odeur de femme, des parfums compliqués defemme à sa toilette emplissaient l’étroite loge.

Comme la soubrette sortait, envoyée encommission, Lawrence s’approcha vivement de Diane, tendant les brasvers elle. Mais celle-ci l’arrêta d’un geste.

– Halte-là ! monsieur, fit-elle,halte-là ! Vous voilà bien émotionné !

– Diane ! supplia Lawrence.

– Eh bien, quoi, Diane ? fit lajeune femme… Tu es ridicule, mon cher… Tu as tout le temps l’aird’une bête fauve…

Lawrence tomba dans une désolation effroyable,qu’il ne dissimulait pas. Véritable loque, il se mit àgeindre :

– Tu me permets de te voir et tu ne mepermets pas de te toucher. Tu me promets toutes les joies et tu neme les donnes jamais… Et cependant, Diane… Écoute ce que je vais tedire et ne souris pas de ce sourire qui me rend fou… Cependant,j’ai tout fait de ce que tu m’as ordonné… J’ai eu de la patiencequand tu m’en as demandé. J’ai remis à une heure plus propice monbonheur quand tu m’en as prié… Le désir que tu voulus exprimer, jele contentai sur-le-champ… Non, non ! Diane ! je nereculai devant rien ! Ma fortune, je l’aicompromise !…

– C’est le tort que tu as eu, moncher ! fit Diane, très froidement, en se bichonnant le nezd’une houppette tirée d’une boîte de poudre de riz.

– Évidemment, tu ne m’as riendemandé.

– Alors ?

– Alors, ton attitude étaitincompréhensible, et tu te montrais vis-à-vis de moi de mœurs sisévères que j’eus le droit de me dire que…

– Que ?…

– Que tu ne serais pas insensible à desprésents !

– Ah ! le pauvre chéri !

Et Diane haussa, d’un geste charmant, sesblanches épaules. Lawrence marchait de long en large dans la loge,d’un pas rageur.

– Si je ne t’avais pas aimé, mon chéri,je t’aurais cédé tout de suite… Je ne veux pas que tu puissessonger une seconde que je ne t’aime pas… Voyons, raisonne un peu,si, cependant, l’état dans lequel je te mets te permet de raisonnerencore… Le prince Agra est à mes pieds… Il est jeune, et il estbeau, et il est mille fois plus riche que toi… Alors… alors,pourquoi aurais-je jeté les yeux sur toi si je ne t’aimaispas ?… Songe à cela !

– C’est bien ce que je me dis, et c’estbien là ta force… et c’est bien aussi ce qui fait que je ne tecomprends pas…

– Je veux te faire souffrir, je veuxsavoir ce que je puis exiger de toi… je veux essayer mon pouvoirsur toi… Quand tu auras mérité mon amour…

– Qu’arrivera-t-il ?

– Diane sera à toi…

– Je ne le sais pas, j’en doute… J’endoute et je reste !

Lawrence avait des larmes dans les yeux. Ildit :

– Diane ! Si tu savais ce que j’aifait pour toi, ce que je n’ai pas hésité à faire ! Qu’importema fortune ! Mais il est des choses plus sérieuses que mafortune, plus importantes, et qui n’ont rien pesé dans ma mainquand il s’est agi de contenter ta fantaisie. Je t’ai tout donné,tout accordé ! Écoute-moi ! Écoute-moi !

Lawrence, de plus en plus stupide, avait prisles pieds de Diane et déposait sur ces pieds des baisersprécipités.

– Écoute-moi ! J’ai une femme, quej’aimais comme nul homme au monde n’aima une femme !… Ehbien !… cette femme – et je commets un crime, ici, en teparlant d’elle – cette femme est souffrante, très malade… sa vie,peut-être, est en danger, et je ne suis pas à côté d’elle, parceque je suis à côté de toi ! J’ai un fils. Ce fils m’a écritque sa mère m’attendait, que l’état de sa santé était alarmant… etqu’il fallait quitter Paris sur-le-champ… Or je n’ai pas quittéParis, je néglige l’avertissement de mon fils, je fuis le chevet dema femme et je suis aux Folies !… aux Folies !…Pourquoi ? mon Dieu ! Pourquoi ?… Pour un sourire detoi ! Et tu ne souris pas !…

Lawrence continuait à se plaindre de Diane, etDiane à se montrer indifférente. Rien de ce que disait Maxime nesemblait l’émouvoir, et, bientôt, celui-ci, après avoir montré tantde faiblesse et tant de soumission, ne put s’empêcher de laisseréchapper des paroles de colère et de révolte.

Oui, maintenant, sa voix grondait etmenaçait.

Lawrence s’écria :

– Vous vous jouez de moi, Diane !Mais prenez garde, car vous m’avez rendu fou, et cette foliepourrait vous devenir fatale…

– Que voulez-vous dire ?

Lawrence, dans une grande exaspération,continua :

– Ah ! insensée qui ne comprends pasqu’on n’accule point un homme à l’amour ou à la mort sans risquerpour soi-même cette mort quand on refuse l’amour !

Diane éclata d’un long rire :

– Ah ! mon cher, vous êtesdélicieux !… Vous êtes délicieusement ridicule !

Et drapant sur ses épaules l’étoffemulticolore dont elle devait envelopper sa danse, ellefit :

– Allons, monsieur, vous parlez comme àl’Ambigu, et nous sommes aux Folies !

Lawrence s’essuya le front d’un gestefébrile.

– Oui, je suis stupide, dit-il d’une voixbrisée… Il y a si longtemps que vous m’avez mis à l’épreuve… unlong mois… Mais je suis fou, je m’égare… moi, vous faire du mal,vous tuer ? ne croyez pas cela !

Lawrence supplia, la facedouloureuse :

– Donnez-moi vos lèvres.

Diane fit une moue et eut un gesteagacé :

– Ah ! ça ! non, parexemple ! Vous voulez donc me démaquiller ?

Lawrence chancela. Il porta les mains à sonfront.

– Ah ! fit-il d’une voix sourde…madame, comme vous savez faire souffrir les hommes !…

Jenny entrait. Diane lui dit d’ouvrir àLawrence la porte de la loge. Celui-ci s’en alla en se heurtant auxmeubles comme un homme ivre.

Quand il fut parti, Arnoldson sortit de sacachette. Un sourire effrayant illuminait cette figure horriblementjoyeuse.

– Cela n’est pas mal, fit-il, ma petiteDiane.

D’un geste familier, il frotta ses longuesmains osseuses.

– Mais nous aurons mieux ! beaucoupmieux !… Dites-moi donc, madame, les lettres de Lawrence…

– Le prince, avec qui j’ai eu un longentretien hier, m’a priée de les mettre de côté et de vous lesdonner si vous me les demandiez… Qu’en ferez-vous ? Je n’ose,je ne veux pas y penser… Mais, puisque le prince veut qu’il en soitainsi, je vous les donnerai, monsieur…

Diane avait dit cela d’une voix basse etdésigna du doigt Jenny.

– Ah ! votre soubrette,madame ? fit tout haut l’Homme de la nuit. Mais Jenny vous estd’autant plus fidèle, à vous qu’elle m’est entièrement dévouée, àmoi… N’est-ce pas, Jenny ?

– C’est vrai, madame…

– Eh ! quoi ? mesdomestiques ?… interrogea anxieusement Diane.

– Vos domestiques, madame, sont d’abordles nôtres. Ne craignez rien : nous achetons les gens assezcher pour ne point craindre la concurrence.

– Ah ! mon Dieu ! fit Diane… Detelle sorte que je ne puis faire un pas, une démarche, prononcerune parole sans que tout cela soit su de vous ?…

– J’ai l’honneur de vous en prévenir,madame…

Diane paraissait épouvantée.

– Calmez-vous, lui dit Arnoldson avec sonhideux sourire. Tout ceci se terminera bien pour vous…

Diane, tremblante, demanda :

– Alors, les lettres…

– Vous les garderez !

– Elles ne vous serviront doncpas ?

– Mais certainement, madame, elles meserviront. J’en ai même un besoin urgent.

– Aussi je vous les offre…

– Mais je n’en veux pas.

– Je ne comprends plus.

– Croyez-moi, madame, dans toute cettehistoire, il vaut mieux que vous ne compreniez pas… Écoutez-moidonc… Voici ce que vous allez faire.

– Qu’est-ce encore, grandsdieux ?

– La chose la plus simple. Ces lettressont dans le tiroir d’un secrétaire de votre chambre ?

– Oui, monsieur. Comment savez-vouscela ?

– C’est Jenny qui me l’a dit. N’est-cepas, Jenny ?

Jenny approuva d’un signe de tête.

– Je chasserai Jenny !

– Vous ne la chasserez pas, car, si vousla remplaciez, vous ne changeriez rien à la situation particulièredans laquelle vous a mise votre liaison avec Agra. On obéit auprince, et le prince ne veut pas que vous chassiez Jenny.

– Continuez, monsieur. Ces lettres sontdans mon secrétaire… Eh bien ?

– Eh bien, vous les y laisserez !Seulement…

– Seulement ?

– Seulement, ce secrétaire a une clef.Vous allez me la donner.

– Oui, monsieur.

– D’autre part, Jenny va me donner laclef de la petite porte qui donne sur l’avenue Prud’hon et grâce àlaquelle elle peut introduire dans votre hôtel, presque tous lessoirs, son amant, un jeune homme qui est apprenti tapissier dansune maison de la rue du Sentier et qui répond au doux nom deVictor.

– C’est vrai, Jenny ? s’écriaDiane.

– C’est vrai, madame, fit Jenny enbaissant pudiquement les paupières.

– Donnez votre clef, fit Diane.

Jenny tendit la clef.

– Victor en sera quitte pour revenir uneautre fois ou pour faire une autre clef, dit Arnoldson.

– Victor ne devait pas venir ce soir,monsieur, car il sait que nous rentrerons très tard.

– Oui, madame, fit Arnoldson, vous nerentrerez pas avant deux heures ou trois heures du matin chezvous.

– Et pourquoi ?

– Je crois que le prince Agra vous mènerasouper ce soir, au sortir des Folies.

– Ah ! si vous pouviez direvrai !

– Je vous le promets.

– Merci, monsieur. Voici la clef de monsecrétaire. Et faites selon votre bon plaisir.

Arnoldson, qui avait déjà pris des mains deJenny la clef de la petite porte, prit des mains de Diane la clefde son secrétaire.

– C’est tout de même bizarre, conclutDiane, que vous réclamiez la clef de la petite porte d’un hôtelquand vous pouvez y entrer par la grande à toute heure du jour etde la nuit, et la clef d’un secrétaire pour y prendre des lettresque je ne mets aucune difficulté à vous livrer.

– Madame, dit Arnoldson sur un derniersalut, la vie n’est faite que de contradictions…

Il allait partir, quand il sembla seraviser.

– Dites donc, madame, j’ai quelqu’un àvous présenter ce soir.

– Qui donc ?

– Oh ! quelqu’un que vous connaisseztrès bien… Un jeune homme qui viendra vous féliciter après votresuccès… disons le mot : votre triomphe, tout à l’heure.

– Mais son nom ?

– Il s’appelle Pold, et c’est presque unenfant.

Diane s’écria :

– Pold Lawrence ! mais c’est le filsdu malheureux que vous m’avez donné à torturer… Oui, une nuit,j’aimai cet enfant… C’est un brave enfant que le prince me fitchasser… pour son bonheur… car, lorsque je vois ce qu’il est advenudu père, je n’ose pas me demander ce qu’il adviendrait du fils.Enfin, que voulez-vous de lui ?

– De lui ? Rien madame. Mais, devous, nous voulons que vous le receviez comme un de vos amis, qu’ilfut, et comme un brave enfant qu’il est, dites-vous vous-même.

– Vos sentiments ou, du moins, ceux duprince à cet égard sont donc bien changés ?

– Il paraît.

Diane se leva, effrayée :

– Vous n’allez pas me demander demartyriser le fils comme je martyrise le père… Oh ! cela, ceserait trop affreux !

– Non, madame. Dites-lui quelques bonnesparoles ce soir… Et ce sera tout, madame… tout… Ce sera biensuffisant.

Sur ces mots, Arnoldson quitta la loge etdescendit dans la salle.

Là, on attendait avec impatience le« numéro » de la danse du feu.

Et, cependant, il y avait bien d’autresnuméros intéressants.

Pold, selon les recommandations d’Arnoldson,s’était dissimulé derrière une colonne du promenoir, et de là, aumilieu des groupes qui se pressaient autour de lui, il assista auspectacle de la scène et à celui de la salle.

C’est ainsi qu’il vit son père, assis entre deCourveille et Grékoff.

Pold applaudissait, quand une voix, dont letimbre connu le fit se retourner sur-le-champ, lui dit :

– Je vois, jeune homme, que vous vousenthousiasmez facilement.

Pold reconnut l’Homme de la nuit, qui étaitparvenu à se glisser jusqu’à lui.

– Mais, monsieur, fit Pold, je seraisbien exigeant si je n’applaudissais Jim, et la boxe est un sportqui me plaît.

– C’est sans doute cette sorte despectacle qui vous a fait quitter aussi précipitamment la villa dubois de Misère ? demanda Arnoldson d’un ton mielleux.

– Bah ! monsieur, vous savez bienque non ! Avez-vous déjà oublié ce que vous m’avezpromis ?

– Et quoi donc, jeune homme ?

– Mais de me conduire chez Diane après ladanse du feu…

– Oui-da ! Nous en reparlerons toutà l’heure. En attendant, jeune homme, regardez !

Le théâtre venait d’être plongé dansl’obscurité la plus profonde.

Puis, dans une lueur éclatante, au sein deflammes rouges dont elle semblait être le foyer et qui semblaientrayonner de son corps, Diane apparut.

Elle dansa en agitant des voiles dont lacouleur changeait à chaque instant.

Elle glissait plutôt qu’elle ne dansait, et lamême lueur mouvante la suivait partout.

La grâce de sa danse semblait avoir vaincu lemystère du feu, qui se prêtait maintenant à tous ses caprices etqui lui faisait une robe mille fois plus subtile et plus idéale queles tissus rares dont elle voilait à peine sa silhouette.

Ce fut un triomphe sans précédent pour Diane.Des ténèbres de la salle, les bravos montèrent. Et, malgré safatigue, elle dut danser encore. Cette fatigue se traduisait alorsen langueur, et cette langueur fut encore une des formes de sontriomphe.

Quand, enfin, Diane put se retirer et quand lalumière revint à flots éblouir les spectateurs, Arnoldson fixaitPold, qui était en extase, la bouche ouverte et les yeuxhumides.

– Ah ! monsieur, dit-il, monsieur,je vous en prie, conduisez-moi à Diane ! Tout de suite, toutde suite ! Je veux lui porter mon admiration. Je ne sauraisattendre. Pourquoi m’avoir fait venir et me l’avoir montrée si jene puis approcher d’elle ?

Arnoldson sourit :

– Tout beau, jeune homme ! Vousvoyez que tout le monde vous regarde et vous écoute, et que l’onsourit…

Pold se tourna vers ceux quil’entouraient.

– Ah ! vraiment, l’on sourit !s’écria-t-il en fermant ses poings solides.

Il paraissait si décidé à renfoncer lessourires qu’il ne trouva plus autour de lui que des visages fortgraves.

– Suivez-moi, fit Arnoldson.

– Enfin ! s’écria Pold, joyeux.

Et il ne lâcha pas Arnoldson d’unesemelle.

Ils suivirent la courbe du promenoir et, surla gauche de la scène, se firent ouvrir une petite porte sur leseuil de laquelle veillait un huissier en habit noir dont le cols’ornait d’une chaînette d’argent.

Arnoldson dit quelques mots à l’huissier enlui montrant du doigt Lawrence, debout dans une loge.

– Entendu, monsieur, fit l’huissier.Cette porte est condamnée.

Pold entra alors avec Arnoldson dans lescoulisses des Folies.

Il ouvrit de grands yeux sur le spectacle,tout neuf pour lui, des coulisses et qu’il jugeait beaucoup plusintéressant que celui de la scène.

Une foule de petites femmes, légèrement vêtuesde maillots et de gazes, babillaient à voix basse en attendant lemoment de leur entrée. Elles étaient fardées à l’impossible etexhalaient des parfums violents.

L’une d’elles prit le menton de Pold. Le jeunehomme rougit.

Il ne trouvait rien à dire.

– Comme il fait chaud !hasarda-t-il.

Ce fut un éclat de rire chez les figurantes etles danseuses.

Mais Pold fuyait déjà, très honteux, derrièreArnoldson, qui grimpait un étroit escalier conduisant aux loges dupremier étage.

Enfin, une dernière porte s’ouvrit. Ilsétaient chez Diane. Celle-ci, enveloppée d’un chaud peignoir,étendue sur un étroit divan, laissant pendre négligemment sesjambes où collait encore le maillot de soie, recevait lescompliments du directeur et des amis de la direction.

Deux immenses corbeilles de fleurs attestaientson succès.

Arnoldson lui montra, en souriant, Pold.

Pold s’avança, ému à un point que l’on nesaurait dire.

Diane, très aimable, lui tendit languissammentla main.

– Bonsoir, mon vieux Pold, lui dit-elleaffectueusement. Qu’est-ce qui vous prend de venir mevoir ?

– Madame… fit Pold.

Mais, il ne put rien ajouter, tant son émotionétait profonde. Sa voix s’étranglait. Il suffoquait.

– Vous savez que nous sommes de vieuxamis !

– Oh ! oui, madame !

Et Pold lui embrassa la main avec une passionqui amena sur les lèvres de Diane un adorable sourire.

Diane, tout d’un coup, fut debout :

– Laissez-moi tous ! cria-t-elle.Laissez-moi tous ! Je vous remercie… mais il faut que je mechange ! Jenny, chasse ces messieurs et qu’on n’entreplus…

Arnoldson se pencha à l’oreille deDiane :

– Le prince vous prendra à la sortie.

Diane fut joyeuse.

– Oh ! merci ! fit-elle.

On sortit. Arnoldson entraîna Pold dans lescouloirs et le fit sortir par le derrière des Folies, sur la rue deTrévise.

– Vous me paraissez content, jeune homme,dit Arnoldson.

– Ah ! oui, monsieur, éclata Pold,très content ! Elle ne m’en veut plus ! Elle a été sibonne, ce soir, pour moi !

– Monsieur Pold, vous voilà bienemballé !

– Comment voulez-vous qu’il en soitautrement ?… Vous qui me l’avez fait voir, vous me la ferezvoir encore, n’est-ce pas ?

– Je vous le promets.

– Quand ? s’écria Pold. Quand ?Ce soir peut-être ?

Arnoldson était au coin de la rue de Tréviseet de la cité Bergère. Il montra à Pold une voiture qui attendaitlà.

– Montez dans cette voiture, mon jeuneami, car nous avons des choses intéressantes à nous dire.

Pold monta dans la voiture, et Arnoldson l’ysuivit, après avoir jeté au cocher :

– Au coin de l’avenue Prudhon !

Dans la voiture, Pold demanda à Arnoldson cequ’ils allaient faire avenue Prudhon :

– Est-ce que vous me conduisez déjà chezDiane ?

L’Homme de la nuit ne répondit point à cettequestion.

Il fit :

– Jeune homme, est-ce que tout ce qui sepasse ne vous semble pas quelque peu bizarre ?

– En quoi donc, monsieur ? J’aimeDiane, je désire la revoir ; vous la connaissez et vous mefacilitez une entrevue avec elle, parce que vous désirez me faireplaisir.

– Et vous ne vous demandez point pourquoije veux vous faire plaisir ?

– Non : cela me semble, aucontraire, fort naturel.

– Vous êtes d’une naïveté que n’excusemême pas votre âge, jeune homme, fit Arnoldson en riant. Je netiens pas à me faire à vos yeux meilleur que je ne le suis. Si jevous propose de vous rendre le service que vous me demandez, c’estque j’ai besoin de vous.

Pold en parut tout étonné :

– Besoin de moi ?

– Mais oui, mon petit Pold, mais oui. Ona souvent besoin d’un plus petit que soi.

– Je suis plus grand que vous, monsieur,remarqua Pold.

– Oui, mais plus petit que le princeAgra.

– Le prince Agra a besoin demoi ?

– Certainement.

– Et pouvez-vous m’expliquer pourquoi leprince Agra a besoin de moi ?

– Nous ne sommes ici que pour cela, jeunehomme.

– Allez, monsieur. Je suis fortimpatient.

– Voici. Le prince n’aime plus Diane.

– Tant mieux ! Et, pour peu queDiane n’aime plus le prince, voilà tout de suite mes actions quimontent, et cela m’expliquerait peut-être pourquoi, tantôt, elle mefut aimable alors qu’il y a un mois elle me fut si cruelle.

– Vous tirerez, après mon discours, quine sera pas long, toutes les conclusions que vous voudrez. Mais,pour Dieu ! jeune homme, écoutez-moi !

– Je ne dis plus un mot. Mais je suisbien content, monsieur, bien content…

– Vous avez dû remarquer que la loge duprince est restée vide ce soir et qu’il fut le seul des amis deDiane à ne pas assister à son triomphe. Diane en estparticulièrement affligée, ou plutôt vexée, car il ne saurait plusêtre question de grands sentiments entre eux. Il y a un froid.

– Ah ! ah ! Il y a unfroid ?

– Parfaitement, et je dois même ajouterque la rupture sera proche.

– Bon, ça !

– Très proche.

– All right !

– Il n’y a qu’une chose quiretienne le prince.

– Et quoi donc ?

– Ses lettres.

– Ses lettres ?

– Oui. Il a écrit, au cours de cetteliaison, à Diane des lettres fort compromettantes, qu’il voudraitavoir à tout prix. Mais Diane sait la valeur de ces lettres, et,puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, elle fait chanterle prince.

– Pas possible !

– Ah ! vous ne connaissez guère lesfemmes… N’écrivez jamais, jeune homme…

– Trop tard !

– Vous avez déjà écrit ? Bah !vous, ça n’a aucune importance. Mais le prince Agra, c’estgrave ! Et les prétentions de Diane, qui sait le prince fortriche, sont exorbitantes.

– Tout cela ne m’explique pas en quoi leprince peut avoir besoin de moi.

– Patience ! les lettres, il veutles reprendre et, trouvant qu’il a suffisamment subi le chantage desa maîtresse, il veut les reprendre en les faisant voler.

– Oh ! oh ! voilà un grosmot !

– Un gros mot, en effet. Car, de vol, ilne saurait y en avoir.

« Les lettres appartiennent au prince.C’est une bonne action que de les lui remettre et de les soustraireà des mains que nous pouvons, en la circonstance, qualifier decriminelles. »

– Vous êtes bien dur, monsieur, pourd’aussi jolies mains.

– Soyez franc. N’êtes-vous point de monavis ? Et ne jugez-vous point la conduite de Diane fortcondamnable ?

– Oh ! certes !

– C’est une conduite qui pourrait lamener loin, et il y a des lois en France qui condamnent ceschoses.

– À quoi elle s’expose, tout demême ! fit Pold, d’un air entendu.

– Si elle n’avait plus les lettres, ellene s’exposerait plus à rien.

– C’est assez logique.

– C’est donc un service à lui rendre quede lui reprendre les lettres.

– Ceci me paraît bien déduit.

– Aussi le prince a songé à vous.

– Pour reprendre les lettres ?s’écria Pold.

– Mais oui.

– Et comment veut-il que je les reprennepuisque je ne sais où elles sont et que je n’ai point le droit depénétrer dans son hôtel ?

– Je vous dirai cela tout à l’heure.Auparavant, je tiens à vous déclarer que le prince vous en serafort reconnaissant. En même temps que vous servirez Diane, vous leservirez, lui aussi. Aussi m’a-t-il chargé de vous remettre dixmille francs aussitôt que vous m’aurez remis les lettres.

– Mais… c’est un rêve ! s’écriaPold. Et comment avez-vous songé à moi ?

– C’est bien la chose encore la plussimple du monde. Diane nous a conté votre escapade nocturne chezelle et la façon dont vous avez pénétré dans sa chambre en vousaidant de l’arbre de vigne qui monte le long du mur. Or, leslettres sont dans son secrétaire, et le secrétaire est dans sachambre.

– Je vous arrête, monsieur. Lors de cetteexpédition, je passai par-dessus le mur. Or il y a maintenant unegrille par-dessus ce mur, qui ne permet plus l’escalade.

– J’ai là une clef de la petite porte,que j’ai fait faire par un serrurier de mes amis.

– Cela, en effet, simplifierait labesogne. Mais le secrétaire aussi a une clef.

– Oui, mais j’ai fait faire une clef dece secrétaire avec une empreinte de la serrure sur un cachet decire.

– Vous êtes fort ingénieux.Malheureusement, cela ne servira de rien. Je veux bien escaladerles murs de Diane pour de l’amour, pas pour de l’argent. Dites auprince, puisque vous avez les clefs, qu’il fasse les choseslui-même.

– Le prince ne peut plus remettre lespieds chez Diane. Quant à grimper le long de la vigne, il n’a pointl’agilité de vingt ans. Si vous étiez raisonnable, vousn’hésiteriez pas une seconde à accepter des propositions qui nousservent tous et qui servent celle que vous aimez à un point quevous ne soupçonnez pas. Si nous n’avons pas ces lettres demain,nous déposons une plainte au parquet.

– Oh ! oh !

– Oui. Et vous pouvez sauver Dianed’elle-même. Pour cela, que faut-il ? Grimper à un mur etrecevoir dix mille francs !

– Dix mille francs, c’est unchiffre !

– Et savez-vous ce que vous pourriez enfaire, de ces dix mille francs ? Comme Diane sera libérée duprince, qui n’attend pour partir que ces lettres, elle serait toutedisposée à vous être propice si vous lui offriez un joli petitvoyage de quelques jours, où vous l’aimeriez tant qu’elle enoublierait toutes ses peines. Quant à moi, qui ai beaucoupd’influence sur elle, je me charge de l’y décider.

– Vous feriez cela ?

– Je vous le jure.

Il y eut un silence.

– Hésitez-vous encore ? demandal’Homme de la nuit. Nous voici arrivés. Et il faut vous presser. Ils’agit de la sécurité de Diane et de votre bonheur ! Dites ouiou non !

Pold hésitait encore, très perplexe.

La voiture était arrivée au 4 de l’avenuePrudhon et stationnait. L’Homme de la nuit ouvrit la portière.

– Allons ! si vous n’êtes pas dansla chambre de Diane ce soir, je serai au parquet demain !

Pold fit un grand geste.

– J’accepte, dit-il.

L’Homme de la nuit lui donna ses dernièresrecommandations.

– Faites vite. Il n’y a personne dans lavilla, Apportez-moi les lettres au bois de Misère, demain, à lavilla des Pavots, où je vous attendrai.

Il fit descendre Pold, lui donna deux clefs,referma la portière, et la voiture s’éloigna au grand trot,laissant le jeune homme sur le trottoir, dans l’obscurité la plusprofonde.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer