Un homme dans la nuit

XII – SUR LA PISTE

 

Au pas de son cheval, le prince Agra suivaitla route bordée de palmiers qui contourne la baie des Anges. Ilvenait de passer le pont du Var et se dirigeait lentement vers lajetée-promenade, dont les feux apparaissaient dans la nuit commedes phares.

Il était tard déjà, et les lumièress’éteignaient aux fenêtres de la ville. Les hôtels somptueux aulong de la promenade des Anglais présentaient des faces d’ombres.Nice s’endormait.

Une brise légère soufflait du large. Onentendait, sur la grève, le remous monotone des vagues.

De la même allure lente, Kali atteignit lecasino, jeté sur la mer, le dépassa. Cheval et cavaliers’éloignèrent, suivant toujours la rive.

Ils arrivèrent ainsi à la pointe du Château.La blancheur calcaire de la falaise éclatait dans la nuit. Agradoubla cette pointe.

Et ce fut le port.

Dans les eaux calmes, les masses sombres desnavires, des yachts de plaisance, des bateaux de luxe sereflétaient parmi les zigzags verts et rouges des feux de bord.

Alors, Agra pressa les flancs de Kali. Il fitrapidement le tour du port. Puis il gravit une côte.

Il arriva au milieu de cette côte. Des villasbordaient la route. Les marbres des terrasses faisaient des lignesblanches dans l’ombre.

Sans que le prince en eût manifesté lavolonté, Kali s’arrêta.

La porte d’une grille s’ouvrit alors à ladroite du prince, et un homme vint à lui.

– Salut, monseigneur, fit-il. Voilà deuxjours que je vous attends. J’avais tant de choses à vous dire quej’étais dans une grande anxiété de ne plus vous voir.

Le prince eut un geste brusque et dit, d’unevoix sévère :

– Je ne suis point venu parce que vousm’avez instruit vous-même de l’inutilité de ma visite.

– Que dois-je entendre par là,monseigneur ?

– Cela signifie que je ne comprends rienà vos paroles. J’ai reçu une lettre de vous me disant qu’il étaitinutile de venir ici avant quarante-huit heures. Ne deviez-vous pasvous absenter ?

– Mais jamais, je ne vous ai pas écrit etje ne me suis pas absenté.

– Mais, alors… Ah ! prends garde,Napolitain de malheur !… Tu me trahis !…

Le prince eut un geste de telle menace quel’homme, effrayé, se courba.

– Je ne vous trahis pas, monseigneur… Jevous jure que je ne vous trahis pas…

– Allons ! allons !Parle ! Parle vite ! Lily ?Mme Lawrence ? Pold ?

– Mais ils ne sont plus ici, monseigneur.Ils sont partis !…

Agra bondit à bas de son cheval et pritl’homme à la gorge :

– Tu dis ?… Tu dis ?… Oserépéter qu’ils sont partis ?

L’homme râlait. Agra le lâcha. Il franchitprécipitamment la grille, se rua vers la villa, en parcourut lesdiverses pièces.

La villa était déserte.

Il sortit.

Sur le seuil, il retrouva l’homme.

– Ne les cherchez plus. Ils sontpartis.

– Il y a longtemps ?

– Mais depuis hier matin… Ils nevoulaient pas s’en aller. Ils ne voulaient pas retourner àParis…

– Grands dieux ! s’écria le princeAgra. Ils sont retournés à Paris ?…

– Oui… monseigneur… Ils disaient… car,selon vos ordres, j’écoutais et je surprenais leurs conversations…ils disaient que c’était une chose bien imprudente que ce retourdans la capitale…

– Alors… Alors, pourquoi ne sont-ilspoint restés ? Quel est ce mystère ? Pourquoi ont-ilsfranchi ces murs derrière lesquels je leur avais créé un asileinviolable ?

– C’est un de vos hommes qui a apportéici une lettre de vous ordonnant ce départ.

– Malédiction !… Je n’ai pas envoyéd’homme ! Je n’ai pas envoyé de lettre !

– Et, comme ils ne se décidaient point àquitter Nice, cet homme est revenu avec une nouvelle lettre. Cettefois, ils n’ont plus hésité.

– Malheur ! dis-moi… tu ne saisrien, toi ?… tu n’as rien vu… depuis deux jours ? rien desuspect ? rien d’anormal ? rien qui pût me mettre sur lapiste ?

– Rien, monseigneur.

– Que veut-il donc faire d’eux àParis ? Et moi, qui étais tranquille… qui croyais avoir, pourquelques jours encore, déjoué les desseins de l’autre !…Allons ! il faut tout refaire ! À cheval !

Il appela Kali et bondit en selle.

Et il revint vers Nice en un galop derêve.

L’homme le regarda s’éloigner etdit :

– Toi, mon petit, tu ne seras jamais deforce à lutter avec le maître.

Puis il prit la résolution d’aller attendredes nouvelles du prince Agra au fond des Calabres.

Le prince arriva à la gare de Nice. Le premierrapide ne devait partir que dans quelques heures.

Ce furent des heures effroyables. Il écrivitdix télégrammes qu’il déchira, puis il remonta à cheval, erra parles rues, revint à la gare, embrassa Kali sur les naseaux, lui ditadieu, et le confia à un homme qu’il paya royalement pour leramener à une adresse qu’il lui indiqua.

Et le voyage, le lent, le longvoyage !

Le prince, que nous avons connu si calme, sifroid, si indifférent aux choses et aux hommes ! Quellestempêtes l’agitaient ! Quelle terreur était aussi la sienne àla pensée que l’Homme de la nuit avait enfin accompli son œuvre etque, lui, il allait arriver trop tard…

Trop tard pour sauver Lily !

Il avait su montrer, pour protéger cettefamille, autant d’intelligence dans le bien, autant deperspicacité, d’imagination et d’invention que l’autre en déployaitpour atteindre au but criminel qu’il s’était fixé.

L’influence bienfaisante du prince s’étaitfait sentir à toute heure, partout… La famille Lawrence en étaitcomme enveloppée. Elle le savait et elle y puisait quelquetranquillité d’âme et quelque consolation.

Parfois, le prince s’était accordéd’apercevoir, de très loin, la blonde enfant à laquelle il avaitconsacré toutes les minutes d’une vie qui lui était à chargeautrefois, mais qui lui était devenue chère depuis qu’il espéraitet qu’il désespérait…

Oui, parfois, dissimulé derrière les figuiersde Barbarie qui bordent les premières pentes de la Corniche oucaché derrière quelque muraille décrépite mirant la blancheur deses pierres dans l’eau calme de la rade de Villefranche, il avaitattendu le passage de Lily. Et il l’avait vue triste, infinimenttriste. Il l’avait devinée inconsolable, désespérée, elle aussi, dece qui faisait son désespoir, à lui.

Son angoisse devenait plus aiguë à l’approchede Paris.

Car il savait que c’était là qu’allait êtrelivrée la bataille dernière, et il redoutait d’avoir été vaincuavant que de combattre.

À Paris, il se jeta immédiatement dans lafournaise. Dès les premiers pas qu’il fit, dès les premiersrenseignements qu’il eût, dès le premier effort qu’il vouluttenter, il comprit qu’il se heurtait à l’Homme.

La plupart des siens l’avaient trahi pour cethomme, et il en eut de nombreuses preuves. Il résolut de ne pluscompter sur personne, de ne se reposer sur quiconque. Il voulut,par lui-même, tout faire et tout voir.

Il ne se livra point tout d’abord à larecherche de la famille Lawrence : il abandonna cette pistepour suivre celle d’Arnoldson, et, malgré les obstacles sans nombrequi surgirent sur ses pas, il la découvrit.

Il se rendit compte tout de suite que rienencore n’était fait, mais que quelque chose de terrible allaitsurvenir. Il jugea que l’Homme de la nuit avait préparé un coup desa façon, qui pourrait être le dernier, étant, pour lui, lebon.

Les indications qu’il recueillit le laissèrentdans une grande perplexité, mais ne le renseignèrent pointsuffisamment. Des démarches avaient été faites par Arnoldson auprèsd’un monde qu’il ne fréquentait ordinairement point : le mondede la charité. Puis il avait vu des ingénieurs.

Enfin, le lendemain de son arrivée, Agraapprit que l’Homme de la nuit s’intéressait à une grande expériencede cinématographie qui devait être l’un des clous de la fête duBazar des fiancées.

Il apprit en même temps que l’on avait vu lafamille Lawrence chez les Martinet.

Il se rendit aussitôt rue du Sentier.

Mme Lawrence et ses enfantsvenaient de partir. Où étaient-ils allés ? Justement à ceBazar, qui semblait tenir une place si importante dans lesdernières combinaisons de l’Homme de la nuit.

Un secret pressentiment poussa Agra du côté decet établissement charitable, installé dans le quartier desChamps-Élysées.

Agra se promenait, pensif, au long del’avenue, quand il vit soudain des groupes affolés qui ladescendaient et il entendit ces mots :

– Le feu ! Il y a le feu !

Agra courut vers les groupes…

– Où ça, le feu ?

– Mais au Bazar des fiancées !

Agra ne voulut point en entendre davantage, etil se précipita dans une course furibonde, vers le Bazar quiflambait.

Tout le quartier s’emplissait de la clameursinistre des pompes à incendie et des voitures d’ambulance.

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