Un homme dans la nuit

X – COMMENT POLD SIGNE UN REÇU À L’HOMMEDE LA NUIT

 

Adrienne avait repris quelque espoir. Unenouvelle lettre de son mari, plus affectueuse et lui annonçant saproche arrivée, lui mit un peu de baume au cœur. D’autre part, lesjours s’écoulaient. Arnoldson ne donnait pas signe de vie. On ne lerencontrait même point dans le pays.

Adrienne se disait qu’il avait fui après seshonteuses tentatives et ses dangereuses calomnies, et elle espéraitbien qu’elle ne le reverrait jamais plus.

Le lendemain du jour où nous avons assisté àla représentation des Folies, Adrienne se promenait un peu moinsangoissée, dans une allée du bois qui paraissait désert. Il étaitenviron cinq heures du soir. Elle était seule.

Elle s’égara quelque peu dans le bois, puiselle se retrouva sur la route qui venait d’Esbly et montait, sousles arbres, jusqu’à la villa des Volubilis.

Adrienne s’attarda un peu sur cette route.Elle nourrissait le secret espoir que Lawrence arriverait cesoir-là et qu’elle serait la première à le voir et à lui souhaiterla bienvenue.

Son espoir sembla se réaliser, car elle vitpoindre sur le sentier une silhouette. Elle pensa que Lawrence,dans un but de promenade, était venu à pied de la gare d’Esbly.Elle s’avança donc vers cette silhouette, qu’elle reconnut bientôtparfaitement.

C’était Pold !

Celui-ci avait quitté les Volubilis en donnantune vague explication à sa mère et en promettant de n’être pas plusde quarante-huit heures absent.

Adrienne se disait qu’elle allait avoircertainement des nouvelles du père.

Pold avait salué, de loin, joyeusement, samère, et celle-ci avait précipité sa marche.

Adrienne et Pold étaient en face de l’aubergeRouge.

Or, sur le seuil de cette auberge se tenait lenoir qui en était à la fois le propriétaire, le patron et ledomestique, qualités auxquelles il avait joint dernièrement cellede jardinier d’Arnoldson.

Joe était là et considérait les effusionsauxquelles se livraient en toute sincérité Adrienne et sonfils.

– Tu as des nouvelles de ton père, monenfant ? demandait Adrienne.

– Nullement, mère. Je ne l’ai point vu,mentit effrontément Pold, qui avait fort bien distingué son pèredans la loge des Folies. Je ne viens pas de Paris, continua-t-il,mais d’Asnières, où l’un de mes bons amis m’avait convié à unesuperbe partie de football.

La mère flairait bien quelque mensonge etquelque farce de jeunesse. Elle passa outre, indulgente.

– C’est que ton père m’avait écrit qu’ilallait arriver, et je l’attends presque ce soir.

Elle ajouta, pendant que Pold lui offrait sonbras :

– Je serais heureuse de vous avoir tousautour de moi.

– Maman chérie ! fit Pold.

La maman chérie avait, comme nous l’avons dit,pris le bras de Pold. Sa main heurta quelque chose de dur quigonflait le veston de Pold.

– Qu’est-ce que tu as donc dans tespoches, mon Pold, qui gonfle ainsi ton veston ? demandaAdrienne.

Pold devint cramoisi et dit :

– Oh ! rien… Ce sont des journaux desport qui m’intéressent. Je m’en débarrasserai à la maison…

Et, ce disant, bien que la chose parûtimpossible, Pold rougit plus encore. Adrienne s’en aperçut et neput s’empêcher de sourire.

– Ah ! Pold, vous ne dites pas lavérité, ce qui est fort vilain. Mais gardez, monsieur, vossecrets ; je ne veux pas les connaître.

Pold balbutiait :

– Mais non, m’man, je ne mens pas… Jet’assure que je ne mens pas…

À ce moment, ils aperçurent Joe sur la portede l’auberge Rouge. Joe riait de toute sa dentition formidable…

Pold et Adrienne lui firent un signe de tête.Adrienne, se souvenant qu’il avait été fort aimable le soir où ilslui demandèrent l’hospitalité, voulut ne point passer sans luiadresser la parole.

Et, comme elle ne savait que dire, elle sortitla phrase consacrée des débuts de conversation quand il ne pleutpas.

– Il fait un temps superbe, M. Joe,dit-elle.

– Superbe ! madame, répéta Joe…superbe ! Mais, certainement, il n’y aura pas de lunecette nuit !

Ce fut un coup terrible qu’elle reçut en pleincœur. Elle chancela, s’appuyant à Pold pour ne point tomber. Elleétait d’une pâleur mortelle, et Pold crut qu’elle allaits’évanouir.

– Qu’as-tu, mère ? s’écria-t-il.

Et, la prenant dans ses jeunes bras vigoureux,il voulut la porter jusqu’à l’auberge Rouge. Mais elle se défenditet dit, d’une voix rauque :

– Non ! Non ! Jamais ! Pasdans cette maison, pas chez cet homme !

Pold insistait. En attendant qu’elle fûtremise de son trouble passager, Adrienne ferait bien d’accepter unestation à l’auberge Rouge.

Elle répondit une dernière fois :« Non ! » de telle sorte et sur un tel ton qu’iln’osa plus lui en parler.

Joe était resté sur le seuil et souriaittoujours, paraissant ne rien comprendre à ce qui se passait àquelques pas de là, sous ses yeux.

– Du reste, dit Adrienne, en s’appuyant àPold et en faisant quelques pas, me voilà à peu près remise. Ce nesera rien. Rentrons vite, mon fils.

Ainsi elle avait bien entendu la phrasefatale, le fameux avertissement qui devait lui annoncer la visitede l’Homme de la nuit pour le jour suivant. Et, cette fois, ilavait la preuve ! Il apportait les lettres ! Comment seserait-il risqué sans cela ?… Il n’y aura pas de lunecette nuit ! Ah ! cette phrase bizarre et stupide,prononcée par un homme dévoué à Arnoldson, qui ne signifiait rienpour les autres, ce qu’elle disait de choses pour elle ! cequ’elle annonçait de désastres ! ce qu’elle précédait decatastrophes !

Et Adrienne, sur le sentier, sentait sesforces qui l’abandonnaient. Elle arriva à la villa plutôt portéeque soutenue par son fils.

Ils n’avaient pas plus tôt franchi la grillede la villa que d’un bouquet d’arbres sortait Harrison.

Il regarda longuement Adrienne, qui traversaitle jardin, toujours au bras de son fils.

Harrison laissa échapper un profondsoupir ; il reprit, quand Adrienne eut disparu, le chemin dela villa des Pavots.

Il marchait lentement et paraissait en proie àune émotion intense.

– La malheureuse ! disait-il.

Il n’était point arrivé au seuil de la demeurede l’Homme de la nuit qu’il était rejoint par Pold, lequel luidemanda, avec un tremblement dans la voix :

– M. Arnoldson est ici, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur Pold Lawrence, réponditHarrison, il est ici et il vous attend, car il m’a prévenu de vousfaire entrer immédiatement aussitôt que vous vous présenteriez.

– Eh bien, me voilà ! fit Pold.

– Entrez donc, monsieur.

Harrison s’effaça devant Pold. Il lui désignale perron de la villa et l’introduisit dans une sorte de cabinetoù, derrière une table, Arnoldson, penché sur des papiers, semblaitse livrer à une besogne qui l’intéressait fort.

L’Homme de la nuit leva les yeux versPold.

– Ah ! c’est vous, mon petit ami,fit-il. C’est bien l’heure à laquelle je vous attendais. J’aicalculé l’heure du départ des trains et celle de leur arrivée et jepensais bien que je vous verrais ce soir. Ah ! voyez-vous,c’est que l’affaire est importante et nous occupe beaucoup, leprince Agra et moi : le prince Agra parce qu’il y va de sapersonne et d’une partie de sa fortune, et moi parce qu’il est monami. Dites-moi, vous avez réussi ?

– Mais oui, monsieur, fit Pold, j’airéussi et je vous apporte les lettres.

– Je craignais une dernière hésitation devotre part.

– J’ai, en effet, hésité, monsieur. Maisje me suis dit que j’agissais pour Diane et qu’elle ne manqueraitpoint de m’en marquer de la reconnaissance plus tard, quand elleserait en mesure d’apprécier le service que je voulais lui rendreet que je lui ai rendu. Dans la chambre, j’étais fort ému, je nevous le cache pas. Mais l’amour de Diane m’a encore donné ducourage, et la perspective que vous aviez fait luire à mes yeuxqu’elle en serait plus tôt à moi si je brisais ainsi les derniersliens qui l’attachaient au prince m’a tout à fait décidé.

– Vous avez agi sagement, mon ami.

– Aussi je vous apporte les lettres,comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, fit Pold ; lesvoici.

Et il tira de la poche de son veston le paquetde lettres qui était enfermé dans un pli cacheté.

L’Homme de la nuit avançait la main vers lepaquet de lettres que lui tendait Pold et allait se l’approprierquand le jeune homme, semblant se raviser, reprit le paquet etdit :

– Pardon, monsieur, mais… vous n’avez pasoublié ce que vous m’avez promis ?

– Les dix mille francs ? demandal’Homme de la nuit.

– Non, monsieur, l’engagement que vousavez pris de me faire revoir Diane, et même de me procurer unvoyage avec elle.

Arnoldson sourit :

– Oui, jeune homme, je me souviens de ceschoses. N’ayez crainte : vous aurez le voyage. Mais, pouravoir le voyage, il vous faut de l’argent, et j’ai l’argent.

Cela dit, Arnoldson sortit son portefeuilleet, de ce portefeuille, il tira dix mille francs qu’il étala avecostentation sur son bureau et qu’il compta lentement.

– Écoutez-moi, monsieur, fit Pold. Ce quej’ai fait là, je ne dirai pas que je le regrette, puisque, en lefaisant, j’ai rendu service à Diane. Mais peu m’importe que vous medonniez dix mille francs si je ne puis les dépenser avec Diane.

– C’est entendu, mon petit ami, c’estentendu.

– Car je ne voudrais pas que vouspuissiez croire un instant que c’est l’appât du gain qui m’a faitagir. Sachez donc une fois pour toutes, monsieur, que, si j’ai prisen considération les propositions assez scabreuses que vous m’avezfaites, c’est par amour de Diane et pour rien autre chose. J’aidonc votre parole, monsieur, que je verrai Diane d’ici peu.

– D’ici très peu de temps, jeune homme,fit Arnoldson.

– C’est vrai, monsieur ?

– Je vous en donne ma parole. Voici ceque vous allez faire : Vous resterez à la villa des Volubilisjusqu’à demain. Demain, quand sonneront six heures, vous partirez.Vous saurez bien trouver un prétexte ?

– Oh ! oui, monsieur !

– Vous partirez donc et vous vousdirigerez vers Esbly.

– C’est entendu.

– Vous prendrez le train là, et vous vousrendrez dans votre garçonnière.

– Dans ma garçonnière ?

– D’où vient cet étonnement ? Vousn’avez donc pas de garçonnière ?

– J’en ai une, oui, monsieur. Mais d’oùvient que je vous vois si bien renseigné ?

Arnoldson sourit encore :

– C’est Mme Martinet quia parlé jadis de ces choses à Joe, et, comme Joe est mon jardinier,il m’a dit, en vous voyant : « Ah ! voilà le jeunehomme qui a une garçonnière. »

– Et vous savez où elle setrouve ?

– Sans doute… Rue de Moscou.

– Je vous admire, monsieur. Jamais jen’aurais cru que vous fussiez si bien renseigné.

– Je le suis, ne craignez rien, et quandje promets quelque chose, je m’arrange de telle sorte que je letiens toujours. Comment voulez-vous que j’amène Diane dans votregarçonnière si je ne sais où elle se trouve ?

Pold ne put retenir un crid’allégresse :

– Vous amènerez Diane dans magarçonnière ?

– Mais oui, jeune homme. Nous avonsintérêt à ce que Diane oublie le prince Agra, et c’est encore pluspour nous que pour vous que vos vœux seront comblés.

– Oh ! monsieur !

– Que dites-vous ?

– Je dis : « Oh !monsieur ! »

– Quand vous aurez Diane dans votregarçonnière, vous saurez bien la décider à vous suivre et à passeravec vous une lune de miel qui nous arrangera tous. C’est encore unprétexte à trouver, auprès de vos parents, pour que vous puissiezvous absenter pendant quelque temps.

– Ceci ne m’occupe point, monsieur.

– Vous l’avez trouvé, ceprétexte ?

– Je n’aurais garde. Je ne le chercheraimême point. Je dirai ce qui me passera par la tête. On me croira oul’on ne me croira pas. Mais jamais je ne manquerai l’occasion quevous m’offrez de redevenir l’ami de Diane, moi qui l’ai été sipeu.

Pold semblait très enthousiaste et tout à fait« emballé ». Il avait laissé les lettres sur latable.

– Voici vos lettres, dit-il. C’est leseul paquet qui se trouvait dans le secrétaire.

– Merci, jeune homme ! C’est biencela, et voici vos dix mille francs.

Arnoldson tendit les billets de banque, etPold les prit. Arnoldson se mit à écrire.

– Je puis me retirer, monsieur ?demanda Pold.

– Une seconde, mon enfant, une seconde,dit Arnoldson en continuant à écrire.

– Vous avez encore quelque chose à medire ?

– Sans doute.

– Et quoi donc, monsieur ?

– Attendez, je vous prie, que j’aie finide libeller ce reçu.

– Quel reçu ?

– Mais un reçu de dix mille francs.

– À quoi bon ? Vous voulez que jevous signe un reçu ?

– Sans doute.

– Je ne comprends pas. Vous avez voslettres, et moi j’ai votre argent et votre promesse. N’est-ce pointsuffisant ?

– Je vais vous faire comprendre. Ces dixmille francs, ce n’ai pas moi qui vous les donne.

– Et qui donc, monsieur ? demandaPold, étonné.

– Et pour qui donc avez-voustravaillé ? Est-ce pour moi ou pour le prince Agra ?

– C’est pour le prince Agra.

– Alors, pourquoi voulez-vous que ce soitmoi qui vous donne les dix mille francs ?

– C’est juste ! Ces dix mille francssont donc au prince Agra ?

– Vous l’avez dit. Et, en les acceptant,vous lui rendrez encore service, puisqu’ils vous serviront àéloigner Diane de lui.

– Et il veut un reçu ?

– Non pas lui, mais moi.

– Vous ?

– Il faut bien que je justifie de ces dixmille francs vis-à-vis de lui. Aussi je vous demande de signer cebillet, qui est ainsi libellé : « Reçu deM. Arnoldson dix mille francs pour les lettres soustraitesdans le secrétaire de Diane. »

Pold, d’un geste décidé, signa.

– Vous voyez, monsieur, que je n’y metsaucune difficulté.

– C’est trop naturel.

– Je n’y mets aucune difficulté, car, aubesoin, ce reçu ne pourrait me desservir qu’auprès de Diane, àlaquelle vous aurez l’occasion d’apprendre que je lui ai soustraitles lettres du prince Agra. Or, ceci m’est parfaitementindifférent, car je suis bien décidé, dès que je verrai Diane, àlui dire moi-même le nom de son voleur. Quand elle saura quellesétaient vos intentions, et le danger qu’elle courait, et les motifsqui m’ont fait agir, j’espère bien qu’elle me pardonnera.

– Je le crois aussi, fit Arnoldson.

– Et si elle ne me pardonne pas, continuaPold avec un certain accent de fierté, j’aurai encore ma consciencepour moi !

– Ce vous sera évidemment uneconsolation. Mais vous n’en aurez pas besoin.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle vous pardonnera.

– Puissiez-vous dire vrai,monsieur ! J’aime Diane de toute mon âme.

Pold serra dans les poches de son veston lesdix mille francs, et Arnoldson prit le reçu.

Puis l’Homme de la nuit se leva et accompagnaPold jusqu’à la porte de son cabinet.

– Au revoir, monsieur Pold, dit-il, etayez foi en moi. Vous vous rappelez mes paroles ?

– Je serai demain soir dans magarçonnière de la rue de Moscou !

– Si vous n’y êtes pas, Diane y sera.

Pold se retourna une dernière fois versArnoldson :

– J’ai fait tout ce que vous m’avezordonné pour ce rendez-vous, monsieur. Croyez bien que je n’ymanquerai pas.

Pold s’éloigna, et Arnoldson rentra chezlui.

Le jeune homme n’eut pas plus tôt quitté lavilla des Pavots qu’il s’assit, tout pensif, dans l’herbe. Despensées assez incohérentes l’occupaient.

Maintenant qu’il avait livré les lettres etqu’il avait les dix mille francs, il regrettait presque saconduite. Il se disait :

– Ce n’est pas honnête, ce que j’ai faitlà.

Puis il expliquait vis-à-vis de lui-même soncambriolage :

– Si je n’avais montré de la décision,Diane était perdue !

Mais, au fond, il n’était pas bien convaincuet n’était qu’à moitié dupe des raisons qu’il s’énumérait pour serendre une tranquillité d’esprit qui le fuyait.

Il se leva d’un bond.

– Ma seule excuse, s’écria-t-il, c’est detout dire à Diane ! Et je le lui dirai demain !

Il se donna une forte claque sur lacuisse :

– Bah ! j’ai fait une folie, maisc’est de mon âge !

Et il rentra précipitamment aux Volubilis.

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