Un homme dans la nuit

III

 

Cette nuit-là et le jour qui suivit sepassèrent sans incident. Point d’Indiens à l’horizon. Le convoireprenait sa physionomie habituelle, chacun vaquant à sesoccupations et à ses plaisirs et finissant par se désintéresser duspectacle des plaines succédant aux plaines.

On approchait du Colorado, et avant deremonter vers le Wyoming, on stationnerait à Julesbourg, ville auxenvirons de laquelle toute crainte de danger semblait devoir êtreécartée.

Seuls, à la terrasse de l’arrière, étendus surdeux fauteuils parallèles, Charley et Mary, muets et graves,contemplaient le soleil qui se couchait à l’occident de laPrairie.

On eût dit qu’il descendait à l’horizon desmers. Immense comme un océan, la Prairie avait ses vagues. C’étaitl’ondulation monotone de ses herbes et de ses foins. Leurs ombresvenaient de très loin en lames successives et régulières, et ceslames déferlaient à la rive des rails et des ballasts avec uneplainte douce sous la brise.

L’astre, plus bas sur l’horizon, allumait unincendie.

Et ce fut, à l’ouest, un embrasement soudaindu ciel et de la terre.

Tout flamba dans une vaste apothéose.

Charley avait pris la main de Mary. Tous deuxregardaient. Leur émotion était immense comme le spectacle qu’ilsavaient sous les yeux. Le couchant perdit de son éclat. Cela cessad’être du feu et cela devint du sang : un jaillissementécarlate et formidable que la terre poussait vers les cieux, commesi elle vidait tout le sang de son cœur. Et elle entra en agonie.Ses veines, bientôt exsangues, charrièrent à l’horizon des globulesmoins vermeils, La vie s’en allait, et le soir glissa sur laPrairie et gagna, d’ombre en ombre, l’extrême limite deschoses.

Le crépuscule s’éclaira encore des refletsmétalliques de la rivière Platte, que le train n’avait pas quittéedepuis Omaha. Large, sans profondeur, coulant à peine et stagnantpresque toujours dans cette plaine en nivellement quasigéométrique, the Plater river traversait ainsi, decompagnie avec le railway, tout l’État de Nebraska.

Le silence de l’étendue n’était alors troubléque par les cris brefs des chiens des prairies. Quelques antilopesvinrent boire à la rivière, ombres vite évanouies à l’approche dutrain.

Mary s’aperçut que sa main était restée dansla main de Charley. Elle la retira.

– Nous allons rentrer, dit-elle.

Et elle se leva.

Mais Charley était près de la porte et luiinterdisait le passage.

– Un mot encore, implora-t-il.

– Nous n’avons plus rien à nous dire, monami.

– Mary, Mary, écoutez-moi…

– Je ne veux plus vous écouter. Charley,vous voyez ce que je souffre… Ne parlons plus jamais de ceschoses…

Elle dit plus bas :

– Et puis ne soyons pas imprudents.

– Je vous l’ai juré, Mary, il ne saitrien et il ne saura jamais rien de notre amour…

– Je vous dis que vous avez étéimprudent. Hier, quand vos lèvres ont remué… Je crois qu’il a vuvos lèvres, Charley.

– Non, cela ne se peut. Vous pouvez bienme pardonner… Vous ne les verrez plus longtemps, mes lèvres…

Il ajouta, plus sombre :

– Votre pouvoir n’ira point jusqu’à mefaire supporter une existence qui m’est odieuse.

– Mon pouvoir ira jusque-là…

– Combien vous êtes cruelle ! sivous saviez ma lassitude de vivre !… Hier, voyez-vous, quandil m’a parlé si mystérieusement de ce pli que je trouverais àDenver, de ce pli qui contenait, s’il mourait, lui, le secret de mafortune… J’avais envie de lui rire insolemment à la figure, à saface immonde de millionnaire… à la face de votre époux,Mary !

– Encore une fois, mon ami, ayezpitié…

– Écoutez, Mary. Je vous ai demandé uneseconde encore, une seconde… C’est que j’ai une chose à vous dire…Oh ! une chose très grave… Vous m’entendrez bien uneseconde.

– Je sais toutes les choses graves quevous avez à me dire, Charley, et vous me les avez dites déjà…

Charley se laissa tomber sur un fauteuil. Il yeut un silence.

– C’est vrai, dit-il.

– Vous voyez bien, fit-elle, qu’il fautque tout ceci se termine… Laissez-moi passer…

Mais elle s’arrêta d’elle-même. Un gémissementla fit se retourner.

– Alors, je vous quitterai à Denver,disait Charley d’une voix rauque. Vous partirez, et je ne vousverrai plus… Et vous épouserez cet homme ! Vous, la femme deJonathan Smith ! Vous ne savez pas ce que c’est que JonathanSmith ! si vous saviez !

– Vous m’avez dit qui il était, et jel’épouserai, Charley. Voilà trois mois que ces querelles mepoursuivent, à toute heure du jour. Je suis effroyablementlasse…

– C’est un misérable ! C’est unmonstre !

– C’est mon bienfaiteur !

– Votre bienfaiteur, lui ! C’estvotre créancier ! Et il réclame le paiement de votredette…

– Je la paierai…

Charley se tordait les mains :

– Malheureux que je suis !… Et direqu’avec cette passion que je croyais toute-puissante, je suisincapable de vous inspirer la haine de cet homme ! Vous, pourqui il s’est montré bon, tendre et généreux, vous ne savez pas,vous ne saurez jamais ce qu’il fut pour les autres, vous ne vousdoutez pas de son égoïsme et de sa cruauté !

– Vous m’avez dit toutes ces choses,Charley.

– Vous ne vous en souvenez plus.

– Je veux les oublier.

– Il en est que je ne vous ai pasdites.

– Taisez-vous.

– Je parlerai, Mary, et cependant, j’aidonné ma parole d’honneur de me taire.

– À qui ?

– À Jonathan. Mais je parlerai tout demême.

– Vous agissez mal, Charley.

– Je le sais, mais ça m’est égal de nepoint tenir ma parole, voyez-vous ; est-ce que vous avez tenula vôtre ?

– Oh ! Charley, est-ce que vousignorez que je ne suis point maîtresse de ma destinée ?

– Ignorez-vous que je ne suis pointmaître de mon amour ? Je parlerai ; je veux que voussachiez tout. Jonathan Smith a un fils, miss Mary.

Ils se turent un instant.

– Vous divaguez, Charley ; siJonathan avait un fils, il me l’eût avoué.

– C’est à moi que cet aveu fut fait.

– Voilà qui est étrange.

– Oh ! vous comprendrez… Il y a dixans, Jonathan connut une jolie fille. Elle était honnête,appartenant à une famille pauvre. Il l’enleva à sa famille ;la jolie fille lui donna un enfant, et depuis, elle est morte.

– Elle mourut de quoi ?

– De désespoir et de privations.

– Il l’avait abandonnée ?

– Oui.

Ces révélations semblaient produire un grandeffet sur la jeune fille.

– Voilà l’homme, continua Charley.

– Qu’est devenu l’enfant ?

– Ce qu’il a pu durant huit années.

– Jonathan ne s’occupait point de sonenfant ?

– Il m’a dit que, s’il lui avait fallus’occuper de tous les enfants que le hasard lui avait donnés, iln’aurait pas eu le temps de s’occuper de ses affaires.

– Oh !…

– C’était peut-être une parole defanfaronnade. Je ne puis affirmer que ce que j’ai vu.

– Qu’avez-vous vu ?

– Il y a deux ans, Jonathan me dit :« Charley, vous allez partir pour La Nouvelle-Orléans. »Et il m’avouait cette lamentable histoire d’amour dont je vousparlais tout à l’heure, il m’avouait sa paternité et l’ignorancedans laquelle il se trouvait de ce qu’était devenu son fils.J’avais mission de le rechercher et de veiller à ce que désormaisil ne manquât de rien. La tâche était difficile, car la mère avaitdisparu et, depuis plusieurs années, nul n’avait entendu parlerd’elle. Après six mois de recherches, je trouvai la piste de lamalheureuse. Je suivis cette piste. Au bout, je trouvai la mèremorte et l’enfant à l’agonie. L’enfant manquait de tout etsuccombait de misère. Je pus le sauver et, suivant les indicationsde Jonathan, je le plaçai dans un family house de LaNouvelle-Orléans, où il se trouve encore. Le petit a huit ans.

– Comment s’appelle-t-il ?

– On l’appelle William.

– Sir Jonathan continue à s’occuper deson fils ?

– Tous les mois, Mary, pour faireparvenir à la pension le prix de l’entretien de William. Mais cettepitié tardive vous fera-t-elle oublier la conduite criminelle deJonathan pendant les huit premières années ?

– Je veux oublier tout ce qu’il y avaitde mauvais dans cet homme et ne plus voir que ce que j’y découvrede bon.

– Prenez garde ! prenez garde !tout cela n’est que passager ! Tout cela est factice ! Ilse lassera de vous, Mary, et il brisera le jouet que vous fûtes enses mains. La nature perverse et grossière de cet hommeréapparaîtra avant qu’il soit longtemps. Cette transformation, cesremords qui l’ont fait rechercher son fils, tout cela vous estdû ! Tout cela est arrivé parce qu’il vous aimait. Quand il nevous aimera plus, nous reverrons le véritable roi del’huile !

– Aussi faut-il qu’il m’aime toujours,fit Mary, et vous voyez bien qu’il faut que je l’épouse…

Charley gémit encore :

– Souvenez-vous des vœux que nouséchangeâmes, Mary, le soir de cette promenade dans le parc ;sir Jonathan faillit nous surprendre, mais vous n’aviez point perduvotre sang-froid, car vous disiez que Jonathan voulait votrebonheur et qu’il ne s’opposerait point à notre mariage. Et commevous saviez votre influence immense sur cet homme, vous m’avezdit : « Ne parlez point de notre mariage à quiconque.C’est moi-même qui demanderai votre main, Charley, à mon ami, etmon ami ne me la refusera pas. » J’étais heureux.

– Votre bonheur n’avait d’égal que lemien, Charley.

Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ilsétaient pleins de larmes.

– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs.Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà,il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans lesateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.

– C’est vrai, j’étais bien jeune.Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi.C’était de l’amour, déjà.

– Saviez-vous alors que vous seriez lafemme de Jonathan ?

– Oh ! Charley ! Charley !Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans mapetite âme d’enfant ?

– Et plus tard, l’avez-vousespéré ?

– Jamais ! je vous le jure !Jamais ! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vousappeliez « votre » Mary et qui vous avait donné le droitde parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vousappartiendrait un jour ?… Si j’avais songé à la possibilitéd’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche,j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nospromenades du soir…

Charley continua, d’une voix plusâpre :

– Alors, vous ne songiez pas à un pareilcoup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathanétait si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandéd’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, missMary !…

– Charley ! Que voulez-vousdire ?

– Je veux dire que les filles sansfortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours desmaris quatre cents fois millionnaires ! Et que, lorsquel’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sansintelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaientcette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quandelles ont engagé leur cœur !

Mary mit sa main sur la bouche de Charley etlui dit :

– Mon ami, vos paroles si cruellesn’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley.Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez derichesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser !… Etsongez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être àvous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui doistout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, etque je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bienque je le lui donne…

Tout bas, Charley demandait pardon et baisaitla main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche. Et Mary, dans unecrise de désespoir, avouait :

– Car vous, vous aurez mon âme, toute monâme…

Charley dit très bas :

– Pardon !

– Comprenez ce que je vais souffrir etplaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que jevous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi quevous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.

Elle ajouta, plus bas, dans un souffle quivint caresser le visage de Charley, toujours à genoux :

– De ce qui, dans mon cœur, sera toujoursnotre amour.

Le jeune homme prit les mains de Mary, et,l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria :

– Mon amie, si je vous le jure,promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose queje vous aie demandée, que je vous demanderai jamais ! Je vousimplore, Mary…

– Que voulez-vous de moi, mon pauvreCharley ?

– Un baiser…

Mary tendit son front.

– Non, pas ainsi, un baiser d’amour…murmura Charley.

Ils étaient en proie tous deux à une émotionindicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait eneux. Une ardeur inconnue les brûlait.

– Un baiser d’amour ? dirent leslèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.

– Songez aussi que ce sera le baiserd’adieu…

Leurs lèvres se joignirent, et ils sedonnèrent ce double baiser-là.

Le train approchait de Julesbourg, dans untapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’unkilomètre, jeté sur la rivière Platte.

Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrièreeux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut surle seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières ducrépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lamed’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entreses dents et, les poings tendus, s’avança.

Enivrés de leur premier baiser d’amour, lesjeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, etMary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle serenversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudainau-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Ellepoussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poingsde Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissaéchapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membresvainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genousur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour allerchercher le couteau.

Mary, qu’une épouvante sans nom affolait,continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bêteblessée ; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruitset de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont deJulesbourg.

Quand elle vit Jonathan brandir son couteau,elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et lesupplier de ne point frapper.

– Tuez-moi ! mais ne l’assassinezpoint !

Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit surCharley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonationretentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avaitpas eu le temps de frapper.

Charley, d’un bond, était debout, délivré.Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regardfou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui semourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut unhoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux deMary, toute proche, avaient une expression de douleursurhumaine.

Il poussa un rauque soupir, le dernier. Songrand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait audehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un« han ! » d’angoisse et d’effort suprême, jetal’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corpsrebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre dela rivière Platte.

Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathansur la terrasse, une minute à peine.

Les jeunes gens se regardèrent avec desfigures d’outre-tombe.

Des bruits de pas se firent entendre derrièreeux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.

Quelqu’un demanda :

– Qui a tiré ? Nous avons pensé àune alerte…

Charley répondit, d’une voixblanche :

– C’est moi. J’avais cru distinguer dansle soir le galop des Indiens.

– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela,fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et àprofiter du ralentissement du train pour attaquer.

– Le pont est loin maintenant. Nous necourons plus aucun danger.

– Disons-leur adieu.

Et cinquante coups de revolver strièrent lesténèbres.

Le commerçant de la rue du Sentier arriva auxnouvelles :

– Que veut dire ce feud’artifice ?

– Ce n’était pas un feu d’artifice,répliqua le Yankee. Nous repoussions l’attaque des Indiens.Yes.

– Alors j’ai perdu monpari ?

– No. J’ai parié attaque dans leNebraska : nous venons d’entrer dans le Colorado.

– Alors j’ai gagné ?

– No. Nous allons quitter leColorado et rentrer dans le Nebraska.

– Quels farceurs ! conclut leFrançais. Nebraska ou Colorado, il n’y a pas plus de sauvages quedans ma boutique !

Le train venait d’entrer dans Julesbourg.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer