Un homme dans la nuit

XIV – KNOCK-OUT

 

Lawrence, ayant ouvert la lettre deMme Martinet, la lut.

Il la relut.

Ce qu’il y avait dans cette lettre luiparaissait tellement impossible, improbable, effrayant qu’il nepouvait le croire. Il resta devant cette lettre désemparé, étourdicomme s’il avait reçu de quelque boxeur émérite un coup de poing enpleine poitrine.

Puis, s’étant ressaisi, il pesa tous lestermes de cette lettre et ne put qu’être frappé de la précision desdétails. Cette dénonciation n’avait rien de vague et ne ressemblaiten rien à quelque méchanceté de lettre anonyme. Une madame Martinetlui apprenait que son fils était aimé de Diane, lui disait où ilsavaient leurs rendez-vous et prenait le soin de lui faire remettrela clef de l’appartement où ces jeunes gens se rencontraient, pourqu’il pût juger par lui-même.

Et son rival heureux était son fils !Quand il l’avait croisé sur la route, quand il l’avait vu fuir –car il fuyait – Pold se rendait certainement au rendez-vous deDiane.

Momentanément, il oublia Adrienne pour nesonger qu’à la trahison de Diane. Il se vit berné, bafoué,ridiculisé… par son fils.

De temps en temps, il s’arrêtait pourcontempler la clef, qu’il avait conservée dans sa main.

Puis, il repartait sur la route des Pavots, sedirigeant vers la villa d’Arnoldson.

La passion de meurtre qui l’avait saisi à unmoment donné s’était légèrement calmée. Ces deux catastrophesfondant sur lui avaient divisé sa volonté, et si sa haine pourArnoldson n’avait pas diminué, le désir qu’il avait d’élucider vitela seconde affaire lui enlevait la résolution d’en terminerimmédiatement d’une façon tragique avec la première.

Il arriva donc chez Arnoldson sans avoir rienrésolu.

Dans le jardin, il trouva, au milieu dusentier, le jardinier.

Joe lui dit :

– Ah ! vous voilà, monsieurLawrence. Vous désirez voir M. Arnoldson ?

Et Joe s’appuyait sur sa bêche, dodelinant dela tête d’un petit air béat.

– Oui, fit Lawrence, impatienté, je veuxvoir ton maître.

– C’est chose facile, fit Joe. Si vousvoulez me suivre…

Lawrence suivit Joe.

Et Joe poussa la porte du vestibule enajoutant :

– C’est derrière cette porte que vous letrouverez. Il est dans son cabinet.

Lawrence voulut ouvrir la porte, mais Joel’arrêta :

– Pardon, monsieur Lawrence !Pardon !

– Quoi ? demanda Lawrence d’un airmauvais.

Joe prenait la basque du pardessus deLawrence.

– Votre pardessus, dit-il. Il fautretirer votre pardessus. Mon maître ne saurait supporter qu’onentre chez lui avec un pardessus. C’est une manie qu’il a prise enRussie.

Ce disant, Joe retirait déjà le pardessus deLawrence, qui se laissait faire, oubliant que dans la poche de cevêtement il avait glissé un revolver.

– Oui, continuait Joe, en Russie, toutepersonne qui conserverait son pardessus serait considéréecomme…

– Finissons-en, coupa Lawrence.

– Voilà, monsieur, voilà ! Cela a unavantage dans ce pays de nihilistes : c’est qu’on ne peutentrer chez les gens avec des bombes dans ses poches sans qu’ons’en aperçoive tout de suite.

Cette dernière parole rappela le revolver àLawrence. Il regarda Joe d’une façon singulière.

– Entrez, dit Joe.

Lawrence entra.

Quand il eut refermé la porte, Joe plongea savaste main dans la poche du pardessus et en tira le revolver.

Il le regarda d’un air fort sérieux.

– Il est d’un bon calibre, fit Joe.

Puis il replongea tranquillement l’arme dansla poche où il l’avait prise.

Et il resta derrière la porte.

Lawrence, aussitôt entré, vit, en face de lui,Arnoldson, derrière le bureau.

Mais, cette fois, à côté de lui, il y avait uncolosse. C’était l’Aigle, qui semblait veiller sur son maître. Ilfixait d’un œil perçant le visiteur.

Quand il aperçut Arnoldson, le premiermouvement de Lawrence fut de se précipiter sur le misérable et dele gifler. Mais il fut détourné de ce dessein par le coup d’œil del’Aigle et il comprit que toute tentative d’agression brutale, dansde pareilles conditions, était devenue tout à fait impossible.

Il s’avança jusqu’au bureau. Arnoldson,maintenant, le regardait :

– Ah ! c’est vous, monsieurLawrence !

– Oui, c’est moi ! fit Lawrence,d’une voix brève. Avant de venir chez vous, j’ai passé chez moi. Jereviens des Volubilis, et vous devez penser, monsieur, que j’ai deschoses pressées à vous dire. Mais je voudrais vous dire ces chosesen particulier. Éloignez, je vous prie, votre domestique.

– Ce serait peine inutile, fit Arnoldsonen souriant : cet homme ne saurait nous gêner.

– Il ne vous gêne pas, mais il me gêne,moi. Cela doit vous suffire.

– Vous avez tort, dit Arnoldson. Vousêtes même injuste. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez :cet homme ne répétera jamais vos paroles.

– J’en doute.

– Pourquoi doutez-vous ? Il estsourd-muet ! déclara Arnoldson en épanouissant son sourire.N’insistez pas, monsieur Lawrence. L’Aigle restera près de moi.

– Je comprends, monsieur, s’écriaviolemment Lawrence. Vous avez peur !

– Peur ? Et de quoi ? Et dequi ?

– De moi ! vous dis-je, demoi ! Je vous apprends que j’ai passé par les Volubilis :cela ne signifie-t-il rien pour vous ?

– Mais vous parlez un langageincompréhensible !

– Trêve d’hypocrisies, monsieur. J’ai vuma femme, j’ai vu les lettres, et je sais qui les lui aremises !

Arnoldson prit un air contrarié :

– Vraiment ? Elle vous a dit toutcela ? Mon Dieu ! comme c’est contrariant.

Lawrence considéra avec stupéfaction cet hommequi lui servait tranquillement une pareille phrase au moment où ildevait s’attendre à un acte de terrible vengeance de la part decelui qu’il avait offensé.

Arnoldson, sans regarder Lawrence,continuait :

– Oh ! contrariant, trèscontrariant ! J’avais prié Mme Lawrence de nepoint vous entretenir de cet enfantillage…

Lawrence écumait :

– J’étais venu pour te châtier comme tule mérites, vieillard infâme ! Et si tu ne t’étais entouré detes serviteurs, qui te protègent et qui me désarment avant dem’introduire près de toi, ce serait déjà chose faite !

Arnoldson reprenait, dodelinant de latête :

– Je me doutais bien que, si votre femmevous racontait ce qui s’est passé entre elle et moi, vous serieztout prêt à vous livrer à quelque excentricité. Aussi ai-je prismes précautions…

Lawrence avait croisé les bras et fixait surArnoldson un regard d’une rage inexprimable.

– Ainsi, c’est vous qui lui avez portéces lettres ? fit-il.

– Mon Dieu, oui, c’est moi ! Et jeme suis laissé aller, je l’avoue et je m’en excuse, à un langagepeu convenable avec votre femme, mon cher Lawrence. J’étaisfou ! Elle est si jolie, encore, votre femme, que tout lemonde – excepté vous, bien entendu – comprendrait ma conduite.Depuis longtemps, sa beauté m’avait frappé. Mon cher Lawrence, jen’ai pas été gâté, dans la vie, par les femmes. Que j’aie eu lerêve, vers la fin de ma misérable existence, de me… rapprocherd’une créature aussi parfaite que Mme Lawrence, moncrime est-il si grand ?… Si vous saviez comment les choses sesont passées, peut-être vous décideriez-vous à me montrer un visagemoins terrible.

Lawrence se domptant, d’un dernier effort,écouta :

– Jamais, mon cher monsieur Lawrence,jamais je n’eusse pensé à faire une déclaration à votre femme si jene lui avais porté ces lettres, qui étaient une occasion évidentede la détacher de son mari et pouvaient la rapprocher d’un éventuelamant. Mais, pour lui porter ces lettres, il fallait les avoir. Or,écoutez ce qu’il advint. On me les apporta.

– Qui ? s’écria Lawrence.

– Ah ! qui ? Vous ne le sauriezjamais si je ne vous le disais pas. C’est évidemment quelqu’un quiavait intérêt à vous éloigner, qui espérait qu’à la suite de lalivraison de ces lettres entre les mains de votre femme il enrésulterait quelque chose qui vous éloignerait de Diane.Croyez-moi, c’est de ce côté qu’il vous faut chercher. On a moinssongé à vous perdre dans l’esprit de votre femme qu’à vous rendredésormais impossible toute relation avec Diane.

« D’un côté, le jeune homme… »

– C’était un jeune homme ? demandaLawrence, qui devint d’une pâleur de cire.

– Ai-je dit : « un jeunehomme » ?… Eh bien, oui, c’était un jeune homme. Ce jeunehomme donc avait besoin d’argent. Il savait que j’étais riche. Ils’était aperçu, disons, de mon penchant pourMme Lawrence et pensa que j’achèterais les lettres.Il avait puissamment raisonné. Je les lui payai dix millefrancs.

– Le nom de ce jeune homme ? demandaLawrence d’une voix tellement effrayante que le sourire éternel quierrait aux lèvres de l’Homme de la nuit disparut.

– Ce jeune homme, fit solennellementArnoldson, ce jeune homme qui a des calculs de vieillard, qui vousa volé votre maîtresse, monsieur, et qui, pour la conserver, mevend dix mille francs des lettres qu’il sait destinées à êtreremises à votre femme, ce jeune homme, c’est votre fils !

Et l’Homme de la nuit se leva.

– C’est Pold Lawrence !acheva-t-il.

Le malheureux Lawrence attendait le coup. Laconversation, depuis quelques instants, avait pris une tournuretelle qu’il avait prévu que quelque chose de formidable allaits’abattre sur lui, quelque chose qui devait être plus terribleencore que la colère d’Adrienne, plus terrible que la révélationqui lui était venue de la lettre deMme Martinet.

Un vague pressentiment lui disait qu’unecorrélation étroite devait exister entre cette lettre et ce qu’ilallait apprendre.

Et, bien qu’il s’y attendît, il fléchit sousle coup.

De fait, Lawrence pensa qu’il allait mourir.Il tomba comme une masse sur un fauteuil.

Des minutes de silence s’écoulèrent.

L’Homme de la nuit, les mains sur son bureau,courbé vers Lawrence, vers cette pauvre chose vaincue…regardait.

Et son sourire reparut, l’effroyable sourirede la victoire.

Lawrence fit un effort suprême pour se leveret y parvint. Il s’appuyait aux meubles pour ne pas tomber.

Il arriva ainsi en face d’Arnoldson. Il ouvritla bouche et sa bouche laissa échapper des sons inintelligibles.Que voulait-il ? que demandait-il ? qu’exigeait-ilencore ?

L’Homme de la nuit lui tendait une feuille surlaquelle on avait tracé quelques lignes.

Lawrence prit cette feuille et parvint àlire :

 

« Reçu de M. Arnoldson dix millefrancs pour les lettres soustraites dans le secrétaire deDiane. »

 

Et c’était signé Pold !

Lawrence, d’une main fiévreuse, froissa lepapier, qu’il enfouit dans sa poche. Puis, il se dirigea vers laporte.

Et il quitta Arnoldson pendant que celui-ci lepoursuivait de ces paroles :

– Vraiment, tout ceci est arrivé parceque vous l’avez voulu. Je vous avais demandé pour affaires !Pourquoi n’avoir pas parlé affaires ? Je vous aurais apprisque notre dernière liquidation en Bourse se liquide par cent millefrancs que vous me devez encore, et cela pour n’avoir point voulusuivre le conseil que je vous donnais de lâcher les mines d’or etde suivre, en garçon bien sage, les pronostics de mon ami Fried, lebulletinier-financier bien connu…

Lawrence descendit par le bois de Misère versEsbly.

Dans la poche de son pardessus[1], il caressait la crosse de son revolver.Quelle effroyable résolution venait-il de prendre ? Vers quelbut marchait-il ?

Et il faisait sa marche plus précipitéeencore. Il courait vers Villiers, où il trouverait une voiture quile conduirait en une demi-heure à Esbly. Une heure plus tard, ildescendrait à Paris… Et alors… les voir… les surprendre… ettuer ! la tuer, elle, cette bête immonde et malfaisante.

La nuit tombait. Quand il atteignit la routede Picardie, il croisa un homme qui remontait vers le bois deMisère. Cet homme resta sur la route à le regarder. Et Lawrencedisparaissait au tournant du chemin que l’homme regardaitencore.

– Mon Dieu ! se dit le passant, oùva-t-il ? il marche comme un fou. Il a une tête effrayante…C’est sans doute cette Diane qui le retourne ainsi… Pourquoi aussise fourre-t-il dans ses griffes ? Est-ce raisonnable, un hommede son âge… avec ma belle-sœur. Ils veulent tous faire partie de mafamille… curieux… je dois être sympathique.

En monologuant, l’homme avait repris sonchemin : « Vite, Marguerite ne m’attend pas »…

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