Agatha Christie La troisième fille

CHAPITRE XIII

Poirot se servait rarement de la clé de son appartement. Suivant une habitude bien ancrée, il sonnait et attendait que le remarquable George vînt lui ouvrir. Cette fois cependant, à son retour de l’hôpital, la porte lui fut ouverte par Miss Lemon.

— Vous avez deux visiteurs, annonça-t-elle d’une voix contenue. Mr Goby et un gentleman d’un certain âge, Sir Roderick Horsefield. Lequel voulez-vous voir en premier ?

— Sir Roderick Horsefield.

Il réfléchit un moment, la tête penchée de côté (ressemblant étrangement ainsi à un rossignol), se demandant de quelle façon cette visite pourrait s’inscrire dans le tableau général de la situation. Mr Goby se matérialisa, à sa manière, c’est-à-dire en passant la tête par la porte du bureau où la secrétaire le gardait en réserve.

Poirot tendit son manteau à Miss Lemon et Mr Goby s’adressa au mur.

— Je prendrai une tasse de thé avec George dans la cuisine. J’ai tout mon temps. J’attendrai.

Il disparut et Poirot pénétra dans son salon où Sir Roderick, plein de vitalité, faisait les cent pas.

— Ah ! Ah ! j’ai découvert votre retraite, mon garçon ! lança-t-il. Le téléphone est une merveilleuse invention.

— Vous vous êtes souvenu de mon nom ? J’en suis très flatté.

— Ma foi… pas exactement. Les noms n’ont jamais été mon point fort. Par contre, je n’oublie pas un visage, affirma-t-il avec fierté. Non, je me suis tout simplement adressé à Scotland Yard.

— Oh !… Poirot fut décontenancé, bien qu’en son for intérieur, il dut admettre qu’une telle démarche correspondait au caractère de Sir Roderick.

— On m’a demandé à qui je voulais parler et j’ai tout de suite insisté pour avoir le grand Manitou. C’est ainsi qu’il faut agir dans la vie, mon garçon. N’ayez jamais affaire au Second, ça ne vaut rien ! Je dis toujours : « Adressez-vous au-dessus du panier. » Notez que j’ai annoncé qui j’étais et je n’ai pas mis longtemps à obtenir ce que je voulais. Un fonctionnaire très aimable, ma foi… Je lui ai révélé que je désirais connaître l’adresse d’un type de l’« Allied Intelligence » avec lequel je me trouvais en France à une certaine époque. Je dois avouer que, sur le moment, il a été un peu perdu. Je lui suis venu en aide en déclarant : « Vous savez bien ?… Un Français, à moins qu’il ne soit belge. » Vous êtes belge, je crois. « Son prénom est quelque chose comme Achille… Un petit homme avec de grosses moustaches. » Il a alors compris et m’a affirmé que votre adresse se trouvait sûrement dans le bottin. Je lui ai répondu que ça ne m’avançait pas beaucoup car je doutais que vous soyez simplement inscrit sous le nom d’Achille ou Hercule. (Il m’avait finalement indiqué votre vrai prénom.) Alors, il m’a renseigné. Un garçon très complaisant, ma foi.

— Je suis heureux de vous revoir, déclara Poirot tout en accordant une pensée rapide à l’informateur de Sir Roderick et à ce que celui-ci risquait de lui dire, lors de sa prochaine visite à Scotland Yard. Heureusement, il y avait peu de chance pour que Sir Roderick ait vraiment eu affaire au « Grand Manitou ». Le vieil officier avait dû être mis en communication avec quelqu’un qui connaissait probablement Poirot et dont le travail essentiel est de se montrer poli envers les personnes distinguées appartenant à un monde révolu.

— En tout cas, je suis arrivé ici sans difficulté, souligna le visiteur.

— Vous m’en voyez ravi. Permettez-moi de vous offrir un rafraîchissement Thé, whisky et soda, sirop de grenadine… ?

— Grand Dieu ! non, protesta Sir Roderick que le sirop de grenadine ne tentait nullement. Je préfère un whisky. Ce n’est pas que je devrais, mais les médecins sont des ânes comme nous le savons tous. La seule chose qui les intéresse, c’est de vous interdire vos petits plaisirs.

Poirot sonna George et bientôt le whisky et le siphon furent placés à portée du vieillard. Lorsque le valet se fut retiré, Poirot s’enquit :

— Voyons… que puis-je pour vous ?

— J’ai un travail à vous confier, mon vieux.

Sir Roderick semblait encore plus convaincu de la part importante qu’avait jouée Poirot à ses côtés durant la guerre, conviction qui ne déplaisait pas à notre ami, jugeant que cela pourrait lui servir dans ses rapports futurs avec le neveu, Andrew Restarick.

— Des papiers, chuchota Horsefield. J’ai perdu des papiers, et il faut que je les retrouve absolument. J’ai donc pensé qu’à cause de mes yeux qui ne sont plus aussi bons que par le passé et de ma mémoire qui ne fonctionne pas toujours très bien, je ferais mieux de m’adresser à un expert. Vous êtes arrivé à point nommé, l’autre jour, juste à temps pour m’être utile, parce qu’il importe que je retrouve ces papiers, vous comprenez ?

— Oui, je vois… Mais en quoi consistent-ils ?

— Ma foi, je suppose que si vous devez les chercher il est préférable que vous soyez au courant. Remarquez qu’ils sont extrêmement importants et confidentiels… tout du moins l’étaient-ils à une certaine époque et il semble qu’ils doivent le redevenir bientôt. Des lettres, mon ami… importantes, du fait que les politiques changent. Vous vous rappelez l’époque du commencement de la guerre ? Personne ne savait à quel saint se vouer. Une fois, on était copain avec les Italiens et la fois suivante, on leur tirait dessus. Durant la Première Guerre, les Japonais étaient nos « chers alliés » et au cours de la dernière, ils ont fait sauter Pearl Harbor ! Impossible de s’y retrouver ! On commence avec les Russes, d’une manière, et on termine avec eux de façon complètement opposée. Je vous le dis, Poirot, de nos jours, rien n’est plus difficile à résoudre que le problème des alliés. Ils ne sont jamais les mêmes d’un conflit à l’autre.

— Et vous avez perdu des papiers importants ? souligna Poirot, rappelant au vieillard le but de sa visite.

— Oui. J’en ai beaucoup et je les ai ressortis dernièrement. Ils se trouvaient en sécurité dans une banque. Je les ai récupérés avec l’intention d’écrire mes mémoires. Il n’y a pas de raison que je me prive de ce plaisir. Tout le monde agit ainsi de nos jours. Nous avons eu Montgomery et Alanbrooke et aussi Auchinleck, disant tous ce qu’ils pensaient des autres généraux. Nous avons même eu le vieux Moran[9], un médecin pourtant respectable, qui s’est mis à divulguer des secrets sur son important malade. Enfin… J’ai donc pensé que ce serait intéressant de raconter certaines histoires sur des personnalités que j’ai connues. Pourquoi pas ? J’ai été aussi mêlé à tout cela.

— Je suis sûr que tout le monde sera très intéressé.

— Ah ! Ah ! oui ! On admirait des gens dont tous les journaux parlaient, que le public regardait avec respect. Personne ne se doutait qu’ils étaient, au fond, de parfaits idiots. Mais moi, j’en avais la preuve. Dieu ! les erreurs que certains de ces gros bonnets ont pu commettre… incroyable ! J’ai donc ressorti tous ces papiers et la petite fille m’a aidé à les classer. Une gentille fille, assez intelligente… Elle ne sait pas bien l’anglais mais à part ça, elle m’est très utile. Bref, nous avons eu beau fouiller partout, ces fameux papiers ont disparu.

— Vraiment ?

— Vraiment ! Nous avons vérifié plusieurs fois et je puis vous affirmer, Poirot, que nombre de ces documents ont été dérobés. Ils n’avaient pas grande importance, remarquez, sinon on ne m’aurait pas autorisé à les conserver.

— Je ne veux pas paraître indiscret, Sir Roderick, mais ne pourriez-vous pas me préciser plus clairement la nature de ces lettres ?

— Impossible, mon vieux. Je puis seulement vous mettre sur la piste en vous disant qu’il est question de quelqu’un qui se vante d’exploits imaginaires, à l’heure actuelle et ces lettres peuvent prouver qu’il ment. Toutefois, je doute qu’on me permette de les publier actuellement, mais… nous pourrions, par exemple, en envoyer une copie à la personne en question et peut-être que cela lui rabattrait le caquet ? Je n’ai pas besoin d’insister. Vous devez être familiarisé avec ce genre d’affaires, hein ?

— Je vois parfaitement ce que vous voulez dire. Mais vous comprendrez qu’il n’est pas facile de découvrir quelque chose dont on ignore complètement la nature, et qui cela intéresse.

— Tout d’abord, je tiens à savoir qui les a chipées, parce que, voyez-vous, c’est là le point le plus important. Ma petite collection comprend peut-être d’autres papiers importants et je veux apprendre qui l’a tripatouillée.

— Avez-vous quelques soupçons ?

— Vous voulez dire que je devrais en avoir, hé ?

— Ma foi…

— Vous voudriez que j’accuse la petite fille ? Eh bien ! je ne pense pas que ce soit elle. D’ailleurs, elle m’a affirmé que non et je la crois. Vous comprenez ?

— Oui, soupira Poirot. Je comprends.

— D’abord, elle est trop jeune. Elle ne pourrait savoir que ces lettres ont une telle importance. Tout ça est trop vieux pour elle.

— Quelqu’un d’autre aurait pu lui révéler cette valeur ? suggéra Poirot.

— Oui, oui, c’est assez juste. Mais, ce se verrait tout de suite.

Poirot soupira. Il doutait qu’il fût possible de vaincre la partialité de Horsefield.

— Qui d’autre a accès à vos papiers ?

— Andrew et Mary, naturellement. Mais je doute qu’Andrew s’en préoccupe. Je puis affirmer, en tout cas, qu’il a toujours été un garçon correct. Il est vrai que je ne l’ai jamais bien connu, sa femme non plus, d’ailleurs. Il est impensable qu’un type comme lui puisse être un espion. Quant à Mary, elle semble ne se soucier que des rosiers. À part eux, il y a un jardinier mais il a quatre-vingt-trois ans et a toujours vécu dans le même village. Il en est de même pour les deux femmes qui font marcher l’aspirateur toute la journée. Vous constatez qu’il ne peut donc s’agir que d’une personne étrangère à la maison. Évidemment, Mary porte une perruque, déclara-t-il soudain. On pourrait penser que cela la rend particulièrement suspecte, mais il y a une explication très simple. Elle perdu beaucoup de cheveux à dix-huit ans, à la suite d’une fièvre. C’est triste pour une jeune femme. Je ne l’avais pas remarqué tout d’abord, mais un jour, sa coiffure s’est accrochée à un buisson et sa perruque est restée de travers. Oui, c’est bien triste pour elle, la pauvre…

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