Agatha Christie La troisième fille

— Sir Roderick Horsefield ?

— Un brave vieux garçon mais très fatigué. Nous avons eu pas mal d’ennuis au Service Spécial à cause de la nouvelle lubie de Sir Roderick de vouloir écrire ses mémoires. Tous les vieux garçons qui ont appartenu au Service rivalisent de vitesse pour éditer leurs jugements sur les écarts de conduite des autres ! L’ennui est qu’ils ont gardé des papiers qu’ils auraient dû détruire. Ils conservent tout.

— Quelle serait votre attitude si quelqu’un remarquait, par hasard, devant vous qu’une femme… une jeune et jolie femme porte une perruque ?

— Je n’y verrais rien d’extraordinaire car ma femme en porte une chaque fois que nous voyageons.

Alors que les deux hommes prenaient congé l’un de l’autre, le policier demanda :

— J’imagine que vous avez obtenu tous les tuyaux que vous cherchiez sur cette affaire de suicide ? Je vous ai fait parvenir le rapport.

— Oui, merci.

— Une histoire tristement banale. Une femme gaie, avec un penchant assez vif pour les hommes, assez d’argent pour vivre, pas de soucis particuliers et qui brusquement se met à boire. Il lui prend ce que j’appelle l’obsession de la maladie, mais je crois plutôt qu’à ce moment-là, elle a tout simplement compris qu’elle n’était plus aussi attirante que par le passé, et qu’elle n’a pu supporter cette idée. À propos de notre député Reece-Holland. Eh bien, Louise Charpentier a été, à une certaine époque, sa maîtresse.

— Une liaison sérieuse ?

— Pas tellement. On les a vus ensemble, à différentes reprises, pendant environ six mois, mais je ne crois pas qu’elle était la seule et il n’était sûrement pas le seul non plus.

CHAPITRE XVIII

Poirot s’arrêta à la porte de la Wedderburn Gallery pour contempler une peinture qui représentait trois vaches aux couleurs agressives, aux corps démesurément longs et sur lesquels tombait l’ombre de moulins à vent géants et compliqués. Le tout avait l’air d’être assemblé au hasard.

— Intéressant, n’est-ce pas ? fit une voix mielleuse.

Un homme d’entre deux âges se tenait près de lui, exhibant de belles dents blanches.

— Une telle fraîcheur…

Ses mains potelées s’agitaient dans l’air comme pour y dessiner des arabesques.

— Ah ?

Poirot fut entraîné derrière de longs rideaux gris dans une salle sur les murs de laquelle s’alignaient des toiles modernes. Il émit quelques remarques prudentes, que son guide encourageait habilement.

— Vos réflexions sont intéressantes. Elles témoignent, si je puis m’exprimer ainsi, d’une grande perspicacité. Les gens préfèrent en général quelque chose qui s’impose plus vite, comme ceci… par exemple.

Il se tourna vers une toile en bleu et vert dont un seul coin était peint.

— Vous avez, sans aucun doute, remarqué la qualité du travail ? Je dirais même – ce n’est bien sûr qu’une opinion toute personnelle – que c’est l’un des chefs-d’œuvre de Raphaël.

Poirot et lui restèrent un moment en contemplation devant un diamant orange, oblique avec deux yeux humains et pendant à ce qui devait être une toile d’araignée.

Ayant trouvé un point commun dans leurs goûts artistiques aucun des deux hommes ne semblait pressé d’abréger l’entretien. Poirot en profita :

— Je crois qu’une Miss Frances Cary travaille pour vous ?

— Ah ! oui, Frances. Une fille intelligente, très artiste et compétente. Elle revient justement du Portugal où elle a organisé une exposition pour nous. Un grand succès.

— On m’a dit qu’elle s’efforçait d’aider les jeunes talents ?

— En effet, Frances s’intéresse beaucoup à ceux qui cherchent, qui travaillent. Le printemps dernier, elle m’a persuadé d’organiser une petite exposition pour un groupe d’artistes inconnus. Un gentil succès… La Presse y a même fait allusion, sans tapage, bien sûr. Oui, Frances a ses protégés.

— Ce David Chose… J’ai oublié son nom. Miss Cary semble avoir une grande opinion de lui ?

— Vous êtes bien sûr qu’il ne s’agit pas de Peter Cardiff ? Il est son protégé actuel. Frances pose pour lui, à l’occasion.

— Ah ! David Baker… C’est le nom que je cherchais.

— Il n’est pas trop mauvais. Pas beaucoup d’originalité, à mon avis. Il appartenait au groupe dont je vous parlais mais il n’a pas été remarqué. Un amateur doué, sans plus.

Poirot retourna chez lui. Après le déjeuner, alors qu’il prenait place dans son fauteuil, avec son café à portée de la main, le téléphone sonna.

— Mrs Oliver, Monsieur, annonça George en installant l’appareil près de lui.

Poirot prit le combiné à contrecœur. Il ne voulait pas parler à Mrs Oliver. Il avait le sentiment qu’elle lui demanderait de faire quelque chose qu’il ne tenait pas à entreprendre.

— Mr Poirot ?

— C’est moi.

— Eh bien, où en êtes-vous ?

— Je suis assis dans mon fauteuil… Je réfléchis.

— C’est tout ?

— Suffisant pour l’heure.

— Mais vous devez retrouver cette fille ! Elle a probablement été enlevée !

— Probablement ! Je viens de recevoir une lettre de son père par laquelle il me prie d’aller lui rendre compte des progrès de mon enquête.

— Et quels sont ces progrès ?

— Pour le moment, aucun.

— Voyons ! Mr Poirot, vous devez absolument vous ressaisir !

— Vous aussi !

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que vous cessiez de me presser ainsi !

— Pourquoi n’iriez-vous pas à cet endroit de Chelsea où je me suis fait assommer ?

— Vous tenez à ce qu’on m’assomme également ?

— Je ne vous comprends pas ! Je vous ai fourni une piste en dénichant cette fille dans le café…

— Je sais, je sais.

— Et cette femme qui s’est jetée par la fenêtre ?

— Elle était comme beaucoup d’autres femmes. D’abord, elles sont jeunes et jolies, mènent des intrigues galantes, ensuite elles sont moins jeunes et moins jolies mais conduisent encore plus d’intrigues galantes jusqu’au jour où, flétries, elles sont malheureuses, se mettent à boire, s’imaginent avoir un cancer ou autre maladie incurable, et le moment vient où, poussées par le désespoir et la solitude, elles se jettent par la fenêtre.

— Vous avez affirmé que sa mort devait être importante… qu’elle mettrait une lumière sur notre affaire ?

— Je le croyais.

— Vraiment… À court de commentaire, Mrs Oliver raccrocha.

Poirot se renversa contre son dossier, fit signe à George de retirer le pot de café et le téléphone et se mit en devoir de méditer sur ce qu’il savait et ne savait pas. Pour éclaircir ses idées, il s’exprima à haute voix, en se répétant les trois fameuses questions :

— Que sais-je ? Que puis-je espérer ? Que devrais-je faire ?

— Que sais-je ?

Il savait trop de choses ! Il écarta la question et passa à la suivante.

— Que puis-je espérer ?

Ma foi, il pouvait toujours espérer que ses cellules grises – tellement supérieures à celles de ses contemporains – apporteraient tôt ou tard, la réponse au problème qu’il ne comprenait pas très bien.

— Que devrais-je faire ?

Aucune hésitation là-dessus. Il devait rendre visite à Andrew Restarick qui était, de toute évidence, au désespoir à propos de sa fille et qui lui reprocherait certainement de ne pas lui avoir déjà rendu son enfant. Poirot comprenait cela et sympathisait avec l’homme d’affaires, mais il lui répugnait de se présenter sous un jour aussi peu favorable. Son seul recours était de composer au téléphone un certain numéro et de se renseigner sur la progression des événements.

Mais avant, il lui fallait revenir à la question qu’il avait momentanément écartée.

— Que sais-je ?

Il savait que la Wedderburn Gallery était suspecte. Jusqu’à présent elle avait réussi à demeurer du bon côté de la loi, n’hésitant pas, cependant, à escroquer quelques millionnaires ignorants en leur vendant des tableaux d’authenticité douteuse.

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