Agatha Christie La troisième fille

— J’espère bien que non ! C’est possible, évidemment, mais je… ma femme ne le pense pas. Vous l’avez rencontré, je crois, le jour où vous êtes venu rendre visite à mon oncle…

— En effet et je crois savoir de qui il s’agit. Un jeune homme très beau mais, si je puis me permettre cette remarque, pas le genre de gendre dont peut rêver un père. J’ai remarqué que votre femme ne l’aimait pas beaucoup non plus.

— Ma femme a la certitude qu’il est venu, ce jour-là, avec l’intention de dissimuler sa présence dans la maison.

— Il sent peut-être qu’il n’y est pas le bienvenu ?

— Mieux ! Monsieur Poirot, il le sait !

— Ne pensez-vous pas, dans ce cas, que votre fille aurait pu le rejoindre quelque part ?

— Peut-être… j’avoue que l’idée ne m’avait pas effleuré… au début.

— Vous vous êtes adressé à la police ?

— Non.

— Lorsqu’il est question d’une disparition, il est toujours préférable de s’adresser aux autorités compétentes. Les policiers, eux aussi, sont discrets et ils disposent de moyens dont des gens tels que moi, sont dépourvus.

— Je ne veux pas m’adresser à la police. Il s’agit de ma fille ! Ne comprenez-vous pas ? Si elle a choisi de disparaître pour quelques jours, c’est son affaire ! Il n’y a aucune raison de croire qu’elle court le moindre danger. Je… je désire seulement savoir où elle se trouve, pour ma satisfaction personnelle.

— Il est possible, Mr Restarick, que ce ne soit pas là votre seul sujet d’inquiétude en ce qui concerne votre fille ?

— Qu’est-ce qui vous pousse à penser cela ?

— Le simple fait qu’il n’y a rien d’anormal, de nos jours, à ce qu’une jeune fille s’en aille pendant un certain temps sans informer personne de ses intentions. Votre inquiétude a été éveillée par cette brusque disparition, parce qu’elle était en conjonction avec autre chose.

— Ma foi, vous avez peut-être raison. C’est… – il observa Poirot, embarrassé. Il est très difficile de confier ce genre d’histoire à des étrangers.

— Pas exactement. Je dirais plutôt qu’il est souvent bien plus aisé de les livrer à un inconnu qu’à un ami ou une relation. Voyons, Mr Restarick, vous devez bien en convenir ?

— Possible, possible. Je comprends assez bien votre point de vue. Soit, j’admets que je suis inquiet au sujet de mon enfant. Voyez-vous, elle… elle ne se conduit pas comme les autres filles et il s’est déjà produit un événement qui nous a sérieusement tourmentés… ma femme et moi.

— Votre fille est peut-être à l’âge difficile où les adolescents traversent une période émotive au cours de laquelle on ne peut raisonnablement pas les tenir pour responsables de leurs faits et gestes ? Ne vous offusquez pas si je hasarde une hypothèse délicate… Votre fille pourrait-elle être contrariée d’avoir une belle-mère… ?

— C’est malheureusement vrai ! Et cependant, monsieur Poirot, je puis vous affirmer que son attitude n’est pas raisonnable. Ce n’est pas comme si je venais de me séparer de sa mère. Cela s’est passé il y a des années. Je vais vous parler à cœur ouvert. Après tout, rien dans cette affaire n’a été tenu secret. Ma première femme et moi, nous nous sommes simplement perdus de vue. Pas la peine de remâcher le passé. J’avais rencontré quelqu’un d’autre, une personne dont j’étais très épris. J’ai quitté l’Angleterre pour gagner, avec cette femme, l’Afrique du Sud. Mon épouse n’était pas partisante du divorce et je ne le lui proposai pas. Je me suis arrangé pour laisser une bonne pension à ma famille… Ma fille n’avait que cinq ans à l’époque…

Il s’interrompit un moment avant de poursuivre :

— En jetant un coup d’œil en arrière, je réalise que ma vie ne me satisfaisait pas, alors. Depuis longtemps, j’aspirais à voyager. Je détestais me trouver vissé à une table de travail. Mon frère, avec lequel j’avais hérité de la firme familiale, me reprochait bien souvent de ne pas m’intéresser plus sérieusement à nos affaires, de ne pas y apporter ce qu’on était à même d’espérer de moi. Mais ce genre d’existence ne m’attirait pas. J’avais soif d’aventures, de voyages. Je rêvais de partir à la découverte de contrées sauvages… Bref, je me suis embarqué pour l’Afrique du Sud et Louise m’a accompagné. Je dois admettre que ce ne fut pas un succès. Malgré notre amour, nous nous querellions sans cesse. Elle détestait vivre loin des capitales, Londres, Paris… en bref, tous les endroits sophistiqués. Nous nous séparâmes un an après notre arrivée là-bas. – Il soupira. – Peut-être aurais-je dû revenir à ce moment-là, reprendre l’existence conjugale qui me déplaisait tant ? J’y renonçai et, d’autre part, je ne savais pas si ma femme me recevrait. J’imagine qu’elle aurait jugé de son devoir de me rendre ma place au foyer. Elle n’avait pas d’égale pour agir en n’écoutant que ce que lui dictait sa conscience.

Poirot sentit l’amertume qui perçait derrière ces mots.

Restarick continuait :

— Mais j’aurais dû penser plus à Norma, enfin… Je la savais en sécurité avec sa mère et je me contentais de lui envoyer quelques cadeaux. Je n’aurais jamais eu l’idée de venir la voir et à ce sujet, je ne suis pas entièrement blâmable car je craignais qu’elle souffrît d’avoir un père qui apparaissait et disparaissait sans cesse. Disons que j’imaginais agir pour le mieux.

À présent, les mots s’enchaînaient en un débit rapide. Il semblait que Restarick éprouvait une sorte de soulagement à raconter son histoire à un auditeur sympathique : une réaction que Poirot inspirait souvent et qu’il encourageait toujours.

— Vous n’avez jamais eu le désir de tout quitter pour revenir au pays ?

— Non. La vie que je menais alors me satisfaisait pleinement. D’Afrique du Sud, je me suis rendu dans l’Est africain. Côté financier, je me débrouillais très bien, tout ce que j’entreprenais, réussissait. Habituellement, je m’aventurais dans la forêt et avançais par étapes. Je réalisais enfin mon rêve d’autrefois. J’ai toujours aimé la vie en plein air et c’est probablement pour cela qu’une fois marié à ma première femme, j’ai eu l’impression d’être pris au piège, d’être prisonnier. J’ai joui pleinement de ma liberté, n’ayant jamais éprouvé le désir de reprendre l’existence conventionnelle que j’avais laissée derrière moi.

— Mais vous êtes quand même revenu ?

— Oui… je suis revenu… Ma foi, on vieillit. J’ai été aussi influencé par une affaire que je venais de risquer en compagnie d’un ami et pour laquelle il nous fallait entreprendre des démarches à Londres. J’avais l’intention de charger mon frère de ce travail mais j’appris qu’il venait de mourir. C’est à ce moment que j’ai pensé à revenir pour reprendre la direction de la firme familiale.

— Peut-être que votre femme, votre seconde femme…

— Effectivement, je venais d’épouser Mary qui, bien que native de l’Afrique du Sud, connaissait l’Angleterre qu’elle aimait. Elle rêvait surtout d’avoir un jardin anglais ! Et moi, pour la première fois, je pensais que j’aimerais aussi la vie anglaise. Je songeais à Norma dont la mère était morte deux ans plus tôt. Mary consentit à m’aider à lui refaire un foyer. L’avenir s’annonçait bien et… et c’est ainsi que je suis revenu, termina-t-il en souriant.

Poirot leva les yeux sur le portrait accroché au mur. Il était mis en valeur ici plus qu’à la maison de campagne. On n’hésitait pas une seconde à reconnaître l’homme assis à sa table de travail : mêmes traits caractéristiques, menton proéminent, sourcils arqués avec cependant un détail qui manquait à l’homme d’aujourd’hui : la jeunesse !

Une autre pensée traversa l’esprit du détective. Pourquoi Andrew Restarick avait-il retiré le tableau de sa place primitive ? Les deux portraits, celui de sa femme et le sien, avaient été exécutés à la même époque, il aurait donc été plus naturel de les conserver ensemble. Andrew Restarick aurait-il mis le sien dans son bureau par vanité… par désir de s’afficher en tant qu’homme d’affaires important ? Ou aurait-il agi afin de conserver sous ses yeux sa personnalité reconnue de financier de la Cité ? En un mot, éprouverait-il le besoin de se sentir sûr de lui-même ?

« Il se peut, convint Poirot, que ce ne soit que pure vanité de sa part. Moi-même, admit-il dans un élan de modestie inhabituel, je suis capable de vanité, à certaines occasions. »

Le court silence que les deux hommes ne semblaient pas remarquer, fut rompu par Restarick déclarant d’un ton confus :

— Il faut me pardonner, Monsieur Poirot, j’ai dû vous ennuyer à vous conter l’histoire de ma vie.

— Ne vous excusez pas, Mr Restarick. Vous ne m’avez parlé de votre existence que dans la mesure où elle pouvait éclairer celle de votre fille. Vous êtes très tourmenté à son sujet. Mais je ne crois pas que vous m’ayez exposé la vraie raison de votre tourment. Vous voulez que votre fille soit retrouvée ?

— Le plus vite possible.

— Bien… et vous voulez que ce soit moi qui la retrouve ? N’hésitez pas, Monsieur. La politesse peut être très nécessaire dans bien des cas, mais ici, elle est superflue. Écoutez, je vous donne le conseil, moi, Hercule Poirot, de vous adresser à la police. Je puis vous assurer qu’elle aussi sait agir avec discrétion.

— Je ne m’adresserai pas à la police, à moins… eh bien, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.

— Vous préférez donc avoir affaire à un détective ?

— Oui, bien que je ne sache si je puis faire confiance au premier venu.

— Et que savez-vous de moi ?

— Ma foi… je n’ignore pas que vous occupiez un poste important dans le Service Secret durant la guerre, puisque mon oncle chante vos louanges. C’est là un fait certain.

L’expression légèrement ironique qui passa sur le visage de Poirot, échappa à l’homme d’affaires. Restarick aurait dû savoir, qu’on ne devait jamais se fier au jugement de son oncle, désavantagé par sa mauvaise mémoire et sa vue affaiblie… Il s’était laissé prendre à l’histoire montée par le détective ! Ce dernier ne lui retirait pas sa considération pour autant, cela le fortifiait seulement dans sa vieille certitude qu’il ne faut jamais accorder crédit à ce que l’on vous raconte sans avoir au préalable vérifié les dires d’autrui. Suspecter tout le monde avait été depuis bien des années, sinon depuis toujours, l’un de ses premiers axiomes.

— Permettez-moi de vous rassurer, fit Poirot. Au cours de ma longue carrière, je suis toujours sorti victorieux de mes batailles au service de la Justice. J’ai été, sur bien des points, inégalé.

Restarick commença à douter que ce fût vrai. Pour un Anglais, tout homme qui fait étalage de ses qualités, éveille le doute.

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