Agatha Christie La troisième fille

— Encore un petit détail qui peut vous intéresser : elle a tenté, assez maladroitement, de se suicider. Cela vous surprend-il ?… Cela ne vous surprend pas ?… Non, elle n’a pas essayé d’avaler un tube d’aspirine, ni de se mettre la tête dans le four à gaz. Elle s’est simplement lancée sur la chaussée au moment où une Jaguar lui fonçait dessus… Je puis vous affirmer que je suis arrivé juste à temps… À mon avis, c’était une tentative sincère… Elle l’a admis, d’ailleurs. La phrase classique habituelle : elle voulait en finir avec ses soucis.

Il écouta une profusion de mots précipités à laquelle il répondit :

— Je ne sais pas. Au point où nous en sommes, il est difficile d’affirmer quoi que ce soit. L’ensemble du tableau n’est pas clair. Je dirais simplement que c’est une fille aux nerfs à vif, névrosée pour avoir absorbé trop de drogues… Non, je ne pourrais préciser quelles sortes de drogues. Notre sujet joue la comédie et se crée un personnage névrosé ayant tendance au suicide, ce qui est très possible, ou bien elle raconte des histoires. Cela ne m’étonnerait pas, bien que je n’en voie pas la raison… à moins qu’elle ne désire donner une impression d’elle-même complètement fausse. Si c’est vrai, elle est très forte. Par moment, il semble que dans ce qu’elle raconte, quelque chose ne cadre pas. Que dites-vous ?… La Jaguar ? Oui, elle roulait trop vite. Vous croyez qu’il aurait pu s’agir d’une tentative de meurtre ? Il réfléchit un moment. Je ne saurais dire, articula-t-il lentement. Je n’ai pas considéré le problème sous cet angle. L’ennui, c’est que tout est possible, n’est-ce pas ? En tout cas, j’en saurai plus, bientôt. Je l’ai convaincue de m’accorder à demi sa confiance, mais cela ne sera que si je ne la brusque pas trop. Elle deviendra alors plus confiante et si elle est sincère, elle finira par me raconter toute son histoire puis… me forcera à l’écouter. Pour le moment, elle a peur de quelque chose… Bien sûr, si elle essaie de me faire marcher, il nous faudra en découvrir la raison. Elle est à Kenway Court et je crois qu’elle n’en bougera pas. Je suggère cependant que vous placiez un de vos limiers dans les parages, durant un jour ou deux, afin que si elle tente de filer, on puisse savoir où elle se rend.

CHAPITRE XI

Andrew Restarick rédigeait un chèque… Ce faisant, son visage reflétait une légère crispation.

Son bureau était spacieux, avec ce luxe discret dont s’entourent tous les hommes d’affaires qui ont réussi. Les meubles et le décor étaient l’œuvre de Simon, son frère, et il les avait acceptés avec indifférence, modifiant très peu l’arrangement, remplaçant seulement deux photographies par son propre portrait, rapporté de la campagne et une gouache de la Montagne de la Table.

Andrew Restarick était un homme entre deux âges et bien qu’il commençât à s’empâter, il apparaissait peu différent de l’homme qu’il avait été quelque quinze ans plus tôt, à en juger d’après le portrait placé derrière lui. Le même menton volontaire, les lèvres minces et les sourcils arqués de façon cocasse. Un homme pas tellement remarquable, plutôt banal même et, pour le moment, un homme pas très heureux.

Sa secrétaire apparut et attendit qu’il levât les yeux pour s’avancer.

— Un M. Hercule Poirot est ici. Il affirme qu’il a un rendez-vous… mais je ne trouve pas son nom sur mon livre.

— Poirot ? Le nom lui était vaguement familier, sans qu’il pût le situer. Il hocha la tête. Je ne me souviens pas de lui bien qu’il me semble déjà avoir entendu prononcer son nom. Comment est-il ?

— Très petit… un étranger, un Français, à mon avis… avec une moustache énorme…

— Mais oui ! Mary m’a parlé de lui, récemment. Il est venu rendre visite au vieux Roddy. Mais que signifie cette histoire de rendez-vous ?

— Il prétend que vous lui avez envoyé une lettre.

— Ah ? Je ne m’en souviens absolument pas. Il est possible que je l’aie oublié. Peut-être que Mary, de son côté… Peu importe, faites-le entrer.

Un moment plus tard, Claudia Reece-Holland introduisit un petit homme à la tête en forme d’œuf, avec de grosses moustaches, des chaussures pointues, vernies, et un air satisfait de lui, qui correspondait bien à la description donnée par Mrs Restarick.

— Monsieur Hercule Poirot annonça la secrétaire.

Elle s’éclipsa alors que le visiteur s’avançait.

Restarick se leva.

— Mr Restarick ? Je suis Hercule Poirot, pour vous servir.

— Ma femme m’a mis au courant de la visite que vous nous avez rendue, ou plus exactement que vous avez rendue à mon oncle. Que puis-je pour vous ?

— Je me présente, en réponse à votre lettre.

— Quelle lettre ? Je ne crois pas vous avoir écrit, Monsieur.

Poirot le regarda, surpris, et sortit de sa poche un papier qu’il déplia avant de le tendre par-dessus la table, en s’inclinant.

— Voyez vous-même, Monsieur.

Restarick parcourut le message qui portait l’en-tête de sa compagnie et sa signature.

Cher Monsieur Poirot,

Je serais très heureux de recevoir votre visite à l’adresse indiquée ci-dessus, aussi vite qu’il vous sera possible. D’après ce que m’a appris ma femme et d’après certaines autres sources, j’ai cru comprendre que vous étiez un homme auquel l’on peut accorder une confiance entière lorsque vous acceptez de vous charger d’une mission qui demande de la discrétion.

Je vous prie de croire à mes sentiments distingués.

Andrew Restarick.

L’homme d’affaires s’enquit sèchement :

— Quand avez-vous reçu ce billet ?

— Ce matin même. N’ayant aucune affaire importante en chantier, je suis venu directement.

— Voilà une aventure bien singulière. Je n’ai jamais écrit cette lettre.

— Pas écrit cette lettre ?

— Ma signature est très différente… Voyez vous-même. Sa main erra à la recherche d’un document et sans réfléchir, il tendit son carnet de chèques sur lequel il venait juste d’apposer sa griffe. Tenez… La signature de la lettre ne lui ressemble en rien.

— Étrange… Vraiment étrange. Qui donc aurait écrit cette lettre ?

— Je me le demande !

— Il ne pourrait s’agir… pardonnez-moi… de votre femme ?

— Non, non. Mary ne prendrait pas une pareille initiative. Et de toute manière, pourquoi aurait-elle signé de mon nom ? Enfin, elle m’aurait mis au courant, prévenu de votre visite !

— Vous ne voyez donc pas pour quelle raison, une autre personne que vous m’aurait adressé ce message ?

— Assurément, non.

— N’avez-vous aucune lumière, Mr Restarick, sur le sujet dont, d’après cette lettre, vous souhaitiez m’entretenir ?

— Comment le pourrais-je ?

— Excusez-moi, mais vous n’avez pas lu tout le message. Vous remarquerez, au bas de la page, la formule t.s.v.p. inscrite en petits caractères.

Restarick reprit le papier, le retourna au verso et lut une phrase tapée à la machine :

« L’affaire sur laquelle je désire vous consulter concerne ma fille, Norma. »

Le visage de Restarick s’assombrit brusquement.

— C’est donc cela ! Mais qui aurait pu savoir… qui essaie de se mêler de ma vie privée ?

— A-t-on, par ce subterfuge, voulu vous pousser à me consulter ? Des amis, peut-être, guidés par de bonnes intentions… Vous n’avez pas le moindre soupçon quant à l’identité de l’auteur de ce message ?

— Pas le moindre !

— Et vous n’avez aucun souci au sujet d’une de vos filles… prénommée Norma ?

— J’ai en effet une enfant nommée Norma. Ma fille unique.

Sa voix s’adoucit en prononçant ces mots.

— A-t-elle des ennuis… des difficultés quelconques ?

— Pas que je sache, répondit Restarick d’un ton qui manquait de conviction.

Poirot se pencha vers lui.

— Je ne crois pas que ce soit tout à fait exact, Mr Restarick.

— Comment cela ?

— Je me base sur l’intonation de votre voix. Bien des gens – enchaîna-t-il – ont des soucis en ce qui concerne leurs filles, à l’heure actuelle. Ces demoiselles ont le génie de s’embarquer dans toutes sortes de difficultés. Peut-être est-ce le cas de la vôtre ?

Restarick resta un moment silencieux, tambourinant sur son bureau.

— Eh bien oui, je suis inquiet au sujet de Norma, finit-il par avouer. C’est une enfant difficile, névrosée et même quelque peu hystérique. Je… malheureusement, je ne la connais pas très bien.

— Des ennuis, je présume, au sujet d’un jeune homme ?

— Dans un sens, oui, mais ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus. Je crois… Il fixa Poirot d’un air pensif. Dois-je comprendre que vous êtes un homme discret, Mr Poirot ?

— Je n’aurais pas acquis un certain renom dans ma profession, si je ne l’étais pas.

— Il s’agit de retrouver ma fille.

— Ah ?

— Elle est venue passer le dernier week-end avec nous, comme elle a accoutumé de le faire, chaque semaine. Nous avons pensé, dimanche soir, qu’elle rentrait à l’appartement qu’elle partage avec deux autres jeunes filles, mais je viens de découvrir qu’elle n’y est pas retournée. Elle s’est sans doute rendue… ailleurs.

— En somme, elle a disparu ?

— Disparu est un peu trop mélodramatique, mais il est possible que ce soit exact. Il doit y avoir une explication banale… Cependant, il est normal qu’un père se fasse du souci. Elle n’a pas téléphoné, vous comprenez, ni donné la moindre explication aux compagnes avec lesquelles elle habite.

— Elles aussi sont inquiètes ?

— Non, je ne dirais pas qu’elles sont inquiètes. Je crois qu’elles prennent plutôt la chose à la légère. Les jeunes filles ont bien changé depuis que j’ai quitté l’Angleterre, il y a quinze ans.

— Et le garçon que vous considérez d’un œil désapprobateur ? Aurait-elle pu s’enfuir avec lui ?

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