Agatha Christie La troisième fille

— Vous avez des garçons ?

— Deux. L’un est un bon élève et le second travaille dans l’imprimerie. Il se débrouille bien. Deux braves garçons… Ce n’est pas qu’on ait jamais de soucis avec les garçons mais les filles, moi je crois que c’est pire.

Comprenant que la femme de ménage désirait retourner à ses occupations, Mrs Oliver se hâta d’ajouter :

— C’est dommage que je n’aie pu retrouver mon carnet. Merci tout de même. J’espère que je ne vous ai pas fait perdre trop de temps ?

— Je vous souhaite de le retrouver bientôt, Madame.

Mrs Oliver sortit et convint qu’elle ne pouvait rien essayer de plus pour aujourd’hui mais un plan pour le lendemain commençait déjà à se former dans son esprit.

De retour chez elle, la romancière choisit un calepin et y dressa une liste de ce qu’elle avait découvert sous le titre « Ce que j’ai appris ». Tout bien considéré, elle n’avait pas appris grand-chose, quoique sa riche imagination développât au maximum toutes les hypothèses qui se présentèrent à son esprit. Le détail le plus curieux était que le père de Norma se révélait être l’employeur de Claudia. Poirot lui-même ne le savait probablement pas encore. Mrs Oliver pensa à l’en informer mais s’en dissuada à cause de son plan pour le lendemain. Elle avait la conviction d’être dans la peau d’un fin limier plutôt que dans celle d’un écrivain. Elle était sur la piste, le nez au sol et demain matin… ma foi, demain matin, on verrait !

Le lendemain, fidèle à la mission qu’elle s’était donnée. Ariane Oliver se leva de bonne heure, déjeuna d’un œuf à la coque, de deux tasses de thé et se mit en route. Une fois de plus, elle arriva dans les parages de Borodene Mansions. De peur qu’on ait commencé à la repérer, elle ne pénétra pas dans la cour mais rôda autour des deux entrées, en observant les différentes personnes qui sortaient du bâtiment en route vers leur lieu de travail. Des jeunes filles, pour la plupart qui se ressemblaient toutes d’une manière décevante, Mrs Oliver compara ce flot humain à une armée de fourmis.

Brusquement, elle se rejeta en arrière. Claudia Reece-Holland venait d’émerger du bâtiment et s’avançait d’un bon pas. Comme toujours, elle offrait une apparence soignée. L’écrivain se retourna pour ne pas être reconnue et, ayant laissé quelques pas d’avance à la jeune fille, elle se lança à sa suite. L’une derrière l’autre, les deux femmes parvinrent à une artère principale où la secrétaire se plaça à la queue d’une rangée de personnes attendant l’autobus. Mrs Oliver eut un moment d’angoisse. Si la jeune fille se retournait, elle ne manquerait pas de la reconnaître. Le détective amateur décida de se moucher et laissant quelques personnes se placer derrière son gibier, elle s’insinua à son tour dans la file des voyageurs qui piétinaient. Toutes ces ruses se révélaient d’ailleurs inutiles, car miss Reece-Holland, apparemment très absorbée dans ses pensées, ne s’intéressait pas à son entourage. L’autobus arriva et les passagers se précipitèrent à l’intérieur. Claudia monta à l’impériale et Mrs Oliver resta au rez-de-chaussée où elle réussit à se caser près de la sortie. Ne sachant exactement où descendre, elle se rappela que la femme de ménage avait fait allusion à un gratte-ciel non loin de St-Paul et elle se tint sur ses gardes quand le bus approcha de la cathédrale. En effet, Claudia descendit bientôt et Mrs Oliver reprit sa filature.

« Me voici, jouant au détective, exactement comme dans un de mes romans, pensa-t-elle, et je dois bien m’y prendre, car la petite ne m’a pas encore repérée. »

Au vrai, la jeune fille ne se souciait absolument pas des autres. Mrs Oliver décida que s’il lui fallait, un jour, brosser le portrait d’un meurtrier très maître de lui, il ressemblerait sûrement à quelqu’un dans le genre de Miss Reece-Holland. Malheureusement, dans l’affaire présente, personne n’avait été assassiné, à moins que Norma n’ait vraiment commis le crime dont elle s’accusait ?

Claudia entra dans un bâtiment moderne et Mrs Oliver l’y suivit pour s’assurer que c’était bien là son lieu de travail.

Elle la retrouva attendant l’ascenseur et lorsque l’engin arriva, Mrs Oliver se dissimula derrière un homme aux larges épaules pour y pénétrer à sa suite. Elles abandonnèrent l’appareil au quatrième étage et Mrs Oliver suivit un long corridor derrière Claudia qui disparut derrière une porte, sur laquelle la romancière put lire : « Josua Restarick, Ltd. »

Maintenant, la curieuse se sentait un peu perdue.

Avoir découvert le lieu de travail de Claudia Reece-Holland ne l’avançait pas beaucoup dans son enquête.

Espérant voir sortir du bureau Restarick quelque personnage qui piquerait sa curiosité, Mrs Oliver rôda un moment dans le corridor. Mais elle fut bientôt obligée de battre en retraite, déçue.

De retour dans la rue, elle erra dans les environs et envisagea une visite à la cathédrale.

— Je pourrais monter jusqu’à la voûte acoustique et m’amuser à des effets d’écho. Je me demande ce qu’un meurtre rendrait, perpétré dans un tel lieu ?

Elle hocha la tête, mécontente, et se dirigea vers le Mermaid Theatre. Puis, réalisant qu’elle avait faim, elle pénétra dans un café. Les tables y étaient presque toutes occupées. Jetant un coup d’œil distrait sur les consommateurs, Mrs Oliver retint brusquement son souffle : au fond de la salle, près du mur, Norma Restarick se trouvait attablée en face d’un jeune homme à l’opulente chevelure bouclée vêtu d’un gilet de velours rouge et d’une veste excentrique.

— David, murmura Mrs Oliver. C’est sûrement David !

Les deux jeunes gens semblaient plongés dans une conversation animée. Mrs Oliver mit un plan de campagne au point et, satisfaite, se dirigea discrètement vers les lavabos où, pour éviter d’être reconnue par Norma, elle décida de modifier son apparence. Elle s’attaqua à sa coiffure, de laquelle elle retira plusieurs mèches artificielles qu’elle enveloppa dans un mouchoir avant de les placer dans son sac. Elle se fit un petit chignon serré sur la nuque, posa une paire de lunettes sur son nez et se mit du rouge à lèvres pour modifier la forme de sa bouche. Satisfaite et se trouvant l’air presque d’une intellectuelle, elle regagna la salle, évoluant avec précaution, car ses lunettes ne lui servaient normalement que pour la lecture et le décor lui apparaissait assez flou. Elle choisit une table voisine de celle des jeunes gens et s’assit face à David, Norma lui tournant le dos.

Mrs Oliver commanda un café et un bath bun [5] après quoi elle s’appliqua à prendre un air dégagé.

Ses voisins ne remarquèrent même pas sa présence. Ils semblaient très absorbés dans leur conversation que Mrs Oliver ne mit pas longtemps à suivre.

— … Mais vous imaginez ces choses, affirmait David. Ce sont des bêtises, rien de plus.

— Je ne sais pas… Je ne puis dire… La voix de la jeune fille était morne.

Mrs Oliver ne l’entendait pas aussi bien que son compagnon, mais son accent heurtait désagréablement son oreille. « Il y a quelque chose qui cloche », pensa-t-elle. Elle se souvint de l’histoire que Poirot lui avait confiée au début : « Elle pense qu’elle a pu commettre un crime. » Que se passait-il donc chez cette fille ? Hallucinations ? Son esprit était-il vraiment déréglé ou aurait-elle réellement commis un crime et son cerveau souffrait-il à présent du choc ?

— Si vous voulez mon avis, ce ne sont que des manières de la part de Mary, remarquait David. Mary est une femme complètement stupide qui s’imagine être atteinte de toutes les maladies.

— Elle a vraiment été malade, pourtant.

— Admettons. Mais n’importe quelle autre femme à sa place aurait demandé au médecin un antibiotique sans s’affoler pour autant !

— Elle a pensé que j’étais la responsable et mon père le pense aussi.

— Je vous répète, Norma, que vous imaginez tout ça !

— Vous ne le dites que pour me réconforter. Supposons que je lui aie donné ce truc ?

— Que voulez-vous dire par « supposons » ? Vous devez bien savoir si vous le lui avez donné ou pas ? Vous ne pouvez quand même pas être assez bête pour ne plus vous en souvenir !

— Je ne sais plus !

— Vous ne faites que répéter ça ! « Je ne sais pas. Je ne sais pas ! »

— Vous ne comprenez pas, David. Vous n’avez aucune idée de ce qu’est la haine, « Je l’ai haïe du moment où je l’ai vue. »

— D’accord. Vous me l’avez déjà raconté.

— C’est bien le plus étrange de l’histoire. Je vous l’ai dit et cependant je ne me souviens pas de vous l’avoir révélé. Vous comprenez ? Il m’arrive parfois de confier certaines choses aux gens. Je leur annonce ce que je veux faire, ce que j’ai fait ou ce que j’ai l’intention de faire. Ensuite, je ne me souviens même pas d’avoir abordé le sujet en leur présence. C’est comme si tout cela me passait par la tête et il arrive que les choses coïncident par hasard. Je vous ai bien affirmé que je la haïssais, David ?

— Ne revenons plus là-dessus, voulez-vous ?

— Mais c’est vrai, je vous l’ai dit ?

— Tout le monde émet des sottises semblables, du genre : « Je la déteste et je voudrais la tuer, je crois que je vais l’empoisonner. » Ce ne sont que des bavardages d’enfants. C’est un peu comme si vous n’étiez pas vraiment adulte. Réaction naturelle chez les jeunes. « Je hais un tel, j’aimerais lui couper la tête. » Ils le proclament à l’école à propos d’un maître qu’ils ont pris en grippe.

— Vous croyez que ce n’est pas plus sérieux ? Cela prouverait, en tout cas, que je ne suis pas vraiment adulte.

— En un certain sens, vous ne l’êtes pas. Si seulement vous retrouviez votre calme et réalisiez à quel point tout cela est ridicule ! Qu’est-ce que ça peut faire si vous la détestez ? Vous avez quitté la maison et n’êtes plus obligée de vivre avec elle, alors ?

— Pourquoi ne vivrais-je pas dans mon foyer, avec mon père ? Ce n’est pas juste ! D’abord, il est parti en abandonnant ma mère et au moment où il revient vers moi, il y a Mary. Bien sûr que je la hais et elle me hait, aussi. J’avais l’habitude de penser que je la tuerais, imaginant le moyen que j’emploierais, prenant plaisir à remâcher ces pensées et c’est pourquoi, au moment où elle fut vraiment malade…

David articula d’un ton mal assuré :

— Vous ne pensez pas que vous êtes une sorcière, au moins ? Vous ne façonnez pas des poupées de cire dans lesquelles vous plantez des épingles ?

— Oh ! non ! Ce serait bête ! Ce que j’ai fait est réel, vraiment réel.

— Qu’entendez-vous par là ?

— La bouteille était là, dans mon tiroir. Je l’y ai trouvée.

— Quelle bouteille ?

— L’herbicide marqué : « Le Dragon exterminateur. » Une bouteille vert foncé dont on vaporise le produit dans les jardins. L’étiquette portait aussi : « Attention, Poison. »

— L’avez-vous achetée ou simplement trouvée ?

— Je l’ignore mais je l’ai découverte dans mon tiroir à moitié vide.

— Vous vous êtes souvenu, ensuite ?

— Oui, oui. – Elle s’exprimait à la façon d’un somnambule. – Oui, je crois que c’est à ce moment que cela m’est revenu à l’esprit. C’est ce que vous pensez aussi, David, n’est-ce pas ?

— Je ne sais que penser de vous, Norma. Je crois surtout que vous imaginez tout cela et que vous vous persuadez que c’est vraiment arrivé.

— Pourtant, elle a dû entrer en observation à l’hôpital. Personne n’y comprenait rien. À la fin, elle est rentrée à la maison et tout a recommencé. C’est alors que j’ai eu peur. Mon père m’a observée d’un drôle d’air puis, il s’est enfermé dans son bureau avec le médecin. Je suis sortie pour essayer d’écouter leur conversation, de dehors. Ils complotaient de m’enfermer quelque part où l’on m’aurait surveillée. Vous comprenez, ils pensaient que j’étais folle et j’avais peur… parce que… parce que je n’étais pas sûre qu’ils n’aient pas raison.

— Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes enfuie ?

— Non, plus tard.

— Racontez-moi.

— Je ne veux plus revenir là-dessus.

— Il faudra bien que tôt ou tard vous leur fassiez savoir où vous êtes ?

— Non. Je les hais ! Je hais mon père autant que je hais Mary. Je souhaiterais qu’ils soient morts… tous les deux. Et alors… alors… je serais à nouveau heureuse.

— Ne vous énervez pas. Écoutez, Norma… Je… heu… je ne suis pas tellement partisan du mariage… Je veux dire… bref, je ne pensais pas entreprendre jamais une chose pareille… pas avant plusieurs années en tout cas. On hésite à se mettre la corde au cou. Mais, je crois que c’est ce que nous ferions de mieux, nous marier juste à la mairie. Pour cela, il faudrait que vous prétendiez avoir plus de vingt et un ans. Vous pourriez arranger vos cheveux, mettre des lunettes. Une fois que nous serions mariés, votre père ne pourrait plus rien contre vous.

— Je le hais !

— Vous semblez haïr tout le monde, ma parole !

— Seulement mon père et Mary.

— Il est cependant bien naturel qu’un homme se remarie, non ?

— Voyez tout ce qu’il a infligé à ma mère.

— Tout cela se passait il y a longtemps.

— Je n’étais qu’une enfant et pourtant je m’en souviens. Il est parti en nous abandonnant. Il m’envoyait des cadeaux à Noël mais il ne venait jamais. Je ne l’aurais même pas reconnu dans la rue, si je l’avais croisé à l’époque où il est revenu. Il ne signifiait plus rien pour moi après tout ce temps. Je crois qu’il s’est débarrassé aussi de ma mère. Elle avait l’habitude de quitter la maison lorsqu’elle était malade. Je ne sais pas où elle allait ni de quoi elle souffrait. Parfois, je me demande… Je me demande, David… Je crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ma tête et qu’un jour cela me fera commettre un acte vraiment terrible. C’est comme pour le couteau…

— Quel couteau ?

— Aucune importance. Juste un couteau.

— Ne pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ?

— Il y avait une tache de sang, dessus. Il était caché dans mes affaires… sous mes bas.

— Vous rappelez-vous l’y avoir placé ?

— Peut-être… mais je ne me souviens pas de l’endroit où je l’ai pris. Je ne me rappelle plus où j’étais allée. Une heure entière de cette soirée m’est sortie de l’esprit. Une heure dont il ne me reste rien, une heure où je me suis, cependant, rendue quelque part, où j’ai dû faire quelque chose…

— Chut – souffla vivement David en voyant la serveuse qui s’approchait de leur table. – Tout ira bien. Je m’occuperai de vous. Mangeons encore quelque chose.

Il consulta le menu et commanda des haricots à la sauce tomate sur du pain grillé.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer