Agatha Christie La troisième fille

— Bien. Asseyez-vous là. Vous fumez ?

— Heu… je…

— Seulement des stupéfiants ? Pas la peine de me répondre, ça n’a pas d’importance.

— Mais non ! Je ne prends jamais rien de pareil !

— Je veux bien vous croire. Bon, à présent, racontez-moi votre histoire.

— Il n’y a rien à raconter, en fait. Vous me permettez de m’étendre sur le divan ?

— Hein ?… Ah ! pour que vous puissiez repenser à vos rêves et à tout ce genre de trucs ? Non, ne vous donnez pas cette peine. J’aimerais seulement connaître votre passé. L’endroit où vous êtes née, si vous avez vécu à la campagne ou à la ville, si vous avez des frères, des sœurs. La mort de votre mère vous a-t-elle bouleversée ?

— Naturellement, répliqua la jeune fille indignée.

— Vous vous emportez trop souvent, Miss West. À propos, West n’est pas votre vrai nom, n’est-ce pas ? Peu importe, je ne tiens pas à en connaître un autre. Si cela peut vous être agréable, faites-vous appeler West North, ou East. Ce que je désire savoir c’est ce qui s’est passé après la mort de votre mère.

— Elle avait été longtemps impotente. Elle se rendait souvent dans des maisons de repos. Après, je suis restée chez une tante assez vieille qui habitait dans le Devonshire. Elle n’était pas vraiment ma tante mais plutôt une cousine de ma mère. Ensuite mon père est revenu, il y a six mois et c’était… c’était merveilleux.

Son visage s’éclaira et elle ne prêta pas attention au regard pénétrant dont l’enveloppait son vis-à-vis.

— Je me souvenais à peine de lui, vous savez. Il avait dû nous quitter lorsque j’avais cinq ans. Je ne pensais pas le revoir. Ma mère ne parlait pas souvent de lui. J’ai l’impression qu’au début, elle espérait qu’il laisserait tomber l’autre femme pour revenir parmi nous.

— L’autre femme ?

— Oui. Il s’était enfui avec elle. Ma mère m’a dit qu’elle était mauvaise et elle s’exprimait sévèrement pour son compte, sur celui de mon père aussi mais j’estimais, enfin je jugeais qu’il n’était peut-être pas si mauvais que ça, que c’était probablement l’autre femme qui était surtout à blâmer.

— L’a-t-il épousée ?

— Non, ma mère a toujours refusé le divorce. Elle était… anglicane, c’est cela ?… très High Church[7]. Elle s’opposait obstinément au divorce.

— Votre père vécut-il longtemps avec cette autre femme ? Comment s’appelait-elle, ou est-ce un secret ?

— J’ai oublié son nom de famille. Non, je ne pense pas qu’ils restèrent longtemps ensemble, mais je ne sais pas grand-chose là-dessus. Ils allèrent en Afrique du Sud, ils se disputèrent et se séparèrent assez vite car je me souviens que c’est à cette époque que ma mère me confiait qu’elle espérait le retour de daddy. Mais, il n’en fit rien. Il n’écrivit pas davantage, non plus. Même pas à moi. Il m’envoyait toujours des cadeaux à Noël, cependant.

— Vous aimait-il ?

— Comment le saurais-je ? Personne ne parlait jamais de lui, sauf mon oncle Simon… son frère. Il devait s’occuper seul des affaires et était furieux que daddy ait tout laissé tomber. Il disait qu’il avait toujours été ainsi, incapable de suivre un chemin défini, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’admettre qu’il était un bon garçon. Il le jugeait seulement dépourvu de volonté. Je ne voyais pas souvent mon oncle. Il y avait surtout les amis de ma mère qui, pour la plupart, étaient terriblement ennuyeux. Ma vie a toujours été morose… Cela me semblait tellement merveilleux que daddy revienne enfin ! Je tentais de mieux me souvenir de lui. Ses paroles, nos jeux… Il m’amusait toujours… J’ai essayé de retrouver de vieilles photos de lui, mais il semble qu’elles aient toutes été détruites. Ce doit être mummy…

— Elle lui avait donc gardé rancune ?

— Je crois qu’elle en voulait surtout à Louise.

— Louise ?

La jeune fille se raidit brusquement.

— Je ne me souviens pas !… Je vous l’ai dit… Je ne me souviens jamais des noms !

— Aucune importance ! Vous parlez de la femme qui a suivi votre père en Afrique du Sud ?

— Oui. Mummy disait qu’elle buvait trop, se droguait et finirait mal.

— Mais vous ignorez si c’est réellement ce qui lui est arrivé ?

— Je ne sais rien… – Son trouble augmentait. – Je souhaiterais que vous ne me posiez plus de questions ! Je ne sais rien d’elle ! Je n’en ai plus jamais entendu parler. Je l’avais oubliée jusqu’à ce que vous fassiez allusion à son existence. Je vous répète que je ne sais rien !

— Allons, allons ! ne vous agitez pas. Vous n’avez plus besoin de vous tourmenter au sujet de ces histoires anciennes. Il faut à présent penser à l’avenir. Qu’allez-vous faire ?

Norma eut un profond soupir.

— Je n’ai nulle part où aller. Je ne puis… Il vaudrait mieux en finir… seulement…

— Seulement vous ne recommencerez pas une nouvelle tentative, hein ? Ce serait folie de votre part, c’est moi qui vous le dis, ma chère. D’accord, vous n’avez aucun but, personne en qui avoir confiance, de l’argent ?

— Oui. J’ai un compte en banque où daddy dépose une certaine somme tous les trimestres, mais je ne suis pas sûre… Je crois qu’ils doivent commencer à me chercher. Je ne veux pas être retrouvée !

— Ce n’est pas nécessaire. J’y veillerai. Je vous propose de vous emmener dans un endroit appelé Kenway Court. Pas aussi merveilleux que le nom le promet. C’est une sorte de maison de convalescence où vont les gens qui ont besoin de se reposer. Il n’y a pas de médecin et je puis vous assurer que vous n’y serez pas enfermée. Vous pourrez en sortir quand vous le désirerez. Vous prendrez votre petit déjeuner au lit et resterez allongée toute la journée si le cœur vous en dit. Reposez-vous bien et un de ces jours, je viendrai vous voir et ensemble, nous résoudrons alors quelques problèmes. Qu’en pensez-vous ? Vous consentez ?

Norma le fixa sans expression puis lentement, elle hocha la tête en signe d’assentiment.

Dans la soirée du même jour, le docteur Stillingfleet composa un certain numéro de téléphone.

— Un enlèvement assez réussi, expliqua-t-il dès qu’il eut son correspondant en ligne. Elle se trouve à Kenway Court. Elle n’a pas essayé de protester. Je ne puis encore vous en apprendre beaucoup, sinon que cette fille est bourrée de drogues, toutes sortes de drogues et cela depuis pas mal de temps, à mon avis. Elle affirme que non mais je n’accorde pas grand crédit à ses paroles.

Il écouta un moment et s’exclama :

— Ne m’en parlez pas ! Il faudra procéder avec prudence. Elle a facilement la frousse… oui, elle a peur de quelque chose, à moins qu’elle ne joue la comédie… Je ne sais pas encore. Souvenez-vous que les personnes qui se droguent sont difficiles à manier. Vous ne pouvez pas toujours ajouter foi à leurs propos. Nous n’avons pas précipité les choses et je ne veux pas l’alarmer… Un complexe paternel qui remonte à son enfance… Je pense qu’elle ne se souciait pas beaucoup de sa mère qui me fait l’effet d’avoir été une femme sévère à tout point de vue… le genre de la martyre, fière de son martyre. J’ai l’impression que le daddy était, par contre, un joyeux luron, incapable de supporter longtemps le poids de la vie conjugale… Connaissez-vous quelqu’un du nom de Louise ?… Ce prénom semble effrayer ma patiente. À mon avis, c’est la première personne que la jeune fille a haïe, parce qu’elle a éloigné daddy de son foyer. À l’époque, la gamine n’avait que cinq ans et à cet âge, les enfants, bien qu’ils ne comprennent pas grand-chose, ont vite fait d’éprouver du ressentiment envers celui ou celle qu’ils jugent responsable d’un mal qui les atteint. Elle n’a pas revu son père jusqu’à cette année, il y a environ six mois… J’ai l’impression qu’elle espérait devenir la confidente de son père, la prunelle de ses yeux. Apparemment, elle en a été quitte pour une grande déception, car il est revenu avec une nouvelle épouse, jeune et belle. Elle ne s’appellerait pas Louise, par hasard ?… Tant pis, je me le suis seulement demandé. Je vous ai brossé un croquis sommaire, les lignes générales…

La voix, à l’autre bout du fil, lança brusquement :

— Que venez-vous de dire ? Répétez !

— J’ai dit que je vous avais brossé un croquis sommaire.

Un moment de silence suivit que le médecin rompit.

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