Agatha Christie La troisième fille

— Non ! Oh ! non ! Ce serait plutôt le contraire. Il voulait m’épouser !

— Je ne vois vraiment pas qu’il y ait là une raison pour se flanquer sous une voiture.

— J’ai agi de la sorte parce que… Comment suis-je venue là ?

— Avec moi, en taxi. Vous ne sembliez pas blessée… seulement quelques contusions, mais vous paraissiez surtout souffrir d’un choc mental. Je vous ai demandé votre adresse, mais vous m’avez regardé comme si vous ne compreniez pas de quoi je parlais et comme un attroupement commençait à se former autour de nous, j’ai appelé un taxi et vous ai amenée ici.

— C’est… un cabinet de médecin ?

— Oui et je suis le médecin. Mon nom est Stillingfleet.

— Je ne veux pas voir de médecin ! Je ne veux rien dire… je…

— Allons ! Allons ! Calmez-vous ! Il y a dix minutes que vous parlez avec l’un d’eux. Qu’avez-vous donc contre les médecins ?

— J’ai peur ! J’ai peur qu’un médecin ordonne de…

— Allons, ma chère enfant, vous ne me consultez pas sur le plan professionnel. Considérez-moi comme un simple étranger qui a eu l’audace de vous sauver de la mort ou plus exactement de vous éviter de vous retrouver à l’hôpital avec un membre cassé ou de rester impotente pour le reste de vos jours. Autrefois, vous auriez été poursuivie devant la Justice. Si vous y tenez absolument, vous pourrez toujours recommencer votre tentative. Vous voyez ? Vous ne pourrez prétendre que je ne suis pas franc envers vous ! Vous m’obligeriez en agissant de même et en m’expliquant pourquoi vous avez peur des médecins. Que vous ont-ils donc fait ?

— Rien. Personne ne m’a rien fait. Mais j’ai peur qu’ils…

— Qu’ils ?

— Qu’ils décident de m’enfermer !

Stillingfleet haussa ses sourcils roux.

— Eh bien… Vous me donnez l’impression d’avoir une drôle d’idée des médecins. Pourquoi voudrais-je qu’on vous enferme ? Désirez-vous une tasse de thé ? Ou préférez-vous un cachet de cocaïne ou un calmant ? C’est ce que prennent les jeunes de votre âge. Vous-même y avez déjà goûté, hein ?

Elle hocha la tête.

— Non… pas vraiment.

— Je ne vous crois pas ! En tout cas, pourquoi vous alarmer ? Vous n’êtes pas réellement folle, n’est-ce pas ? Je n’aurais pas dû dire cela. Les médecins ne sont pas du tout désireux de faire enfermer les gens. Les maisons de santé sont déjà pleines. Il est très difficile de caser un nouveau pensionnaire. Ils ont même dû, dernièrement, en relâcher un grand nombre… en désespoir de cause… Ils les ont jetés dehors pour ainsi dire et certains auraient mieux été à leur place à l’intérieur. Tout est tellement surpeuplé dans ce pays !

— « Alors ? reprit-il. Que préférez-vous ? Quelque chose de mon armoire de médecin ou la bonne tasse de thé traditionnelle ?

— Je… Je boirais volontiers une tasse de thé.

— De l’Inde ou de Chine ? C’est bien ce que l’on doit demander, n’est-ce pas ? Remarquez, je ne suis pas sûr d’avoir de thé chinois.

— Je préfère l’autre.

— Bon.

Il alla ouvrir la porte et cria : « Annie, un pot de thé pour deux », puis revint se rasseoir.

— À présent, comprenez bien ceci, jeune fille… À propos, comment vous appelez-vous ?

— Norma Res…

— Oui ?

— Norma West.

— Miss West, mettons les choses au point. Je ne vous soigne pas et vous ne me consultez pas. Vous êtes la victime d’un accident de la circulation… C’est ainsi que nous envisageons le problème et c’est aussi de cette façon que vous désiriez voir les choses se passer.

— J’avais d’abord pensé me jeter du haut d’un pont.

— Entre nous, ce n’est pas très facile ! De nos jours, les constructeurs de ponts sont devenus très prudents. Il vous aurait fallu vous hisser sur le parapet, ce qui est un exercice assez compliqué et qui aurait donné le temps à un passant de vous retenir. Pour en revenir à ma dissertation, je vous ai conduite chez moi parce que votre état vous empêchait de m’apprendre où vous habitiez. Où habitez-vous ?

— Je n’ai pas d’adresse. Je… je ne vis nulle part.

— Intéressant ! C’est ce que la police appelle « sans domicile fixe »… Vous restez assise sur les quais toute la nuit en attendant le jour ?

Elle lui jeta un coup d’œil méfiant.

— J’aurais pu signaler l’accident au commissariat de police, mais je n’y étais pas obligé. J’ai mieux aimé penser que, plongée dans une méditation profonde, vous traversiez la chaussée sans vous assurer que la voie était libre.

— Vous ne correspondez pas du tout à l’idée que j’avais des médecins.

— Ah ! Ma foi, j’ai savouré bien des désillusions. Pour être sincère, dans deux semaines, j’abandonne ce cabinet pour émigrer en Australie. Ainsi, vous n’avez rien à craindre de moi. Si le cœur vous en dit, vous pouvez m’expliquer comment vous voyez des éléphants roses grimper aux murs, pourquoi vous pensez que les branches des arbres s’étirent pour essayer de vous étrangler, le pouvoir surnaturel qui vous permet d’apercevoir le diable dans le regard de certaines personnes et autres fantaisies du même genre, je n’élèverai pas la moindre protestation ! Mais, entre nous, vous me paraissez assez saine d’esprit, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

— Je ne crois pas que je le suis.

— Vous avez peut-être raison, accorda Stillingfleet d’un ton enjoué. Et si vous m’énumériez les motifs qui vous incitent à penser ainsi ?

— Je fais des choses dont je ne me souviens plus par la suite… Je parle aux gens de mes actions passées mais, après j’oublie que je le leur ai confié…

— N’auriez-vous pas, tout simplement, une mauvaise mémoire ?

— Vous ne comprenez pas ! Ce sont toutes… des choses mauvaises.

— Une obsession de personne pieuse ? C’est banal…

— Non ! Ça n’a rien à voir avec la religion. Uniquement une question de… de haines.

Un coup discret fut frappé à la porte. Une femme d’un certain âge déposa sur la table un plateau de thé et se retira, silencieusement.

— Du sucre ? questionna le médecin.

— S’il vous plaît.

— Vous êtes une fille raisonnable. Le sucre est très bon lorsque l’on a subi un choc. Il servit le thé, lui tendit le sucrier et reprit sa place. De quoi parlions-nous ? Ah ! oui ! de la haine.

— Il n’est pas impossible de haïr une personne au point de souhaiter sa mort, n’est-ce pas ?

— Oh ! non. C’est même tout ce qu’il y a de naturel. Cependant, quelle que soit l’ardeur de vos sentiments, il n’est pas facile de se transformer en justicier. Le cerveau humain est équipé d’un système de freinage naturel qui intervient le plus souvent au moment voulu.

— La façon dont vous exposez tout cela rend la chose si ordinaire… remarqua Norma, déçue.

— Parce que c’est très ordinaire ! Les enfants ont cette réaction presque chaque jour. Ils s’emballent, lancent à leur mère ou à leur père : « Tu es méchant, je te hais ! je souhaiterais que tu sois mort. » Les mères, étant parfois des êtres raisonnables, n’y prêtent pas attention. En grandissant on hait encore mais on ne peut plus se prendre au sérieux. Ou si cela arrive… alors, on va en prison. C’est la conséquence d’un acte difficile à perpétrer et répugnant. Vous n’inventeriez pas toute cette histoire, par hasard ? s’enquit-il d’un ton détaché.

— Bien sûr que non ! Norma se redressa les yeux brillants de colère. Vous croyez que je dirais des choses aussi horribles si ce n’était pas la vérité ?

— Ma foi, je répondrais à nouveau que c’est une attitude très naturelle chez certaines personnes. Elles aiment à s’écouter raconter des horreurs sur leur compte. — Il la débarrassa de sa tasse vide. — Voyons, qui haïssez-vous, pourquoi et que souhaiteriez-vous infliger à cette personne ?

— L’amour peut se transformer en haine !

— Oh ! oh ! nous voilà dans le mélodrame ! Mais, apprenez, jeune fille, que la haine peut aussi se transformer en amour. Et vous soutenez qu’il n’est pas question d’amoureux, dans votre tentative ? Allons donc ! Il était votre ami et il vous a laissée tomber [6].

— Non, non. C’est… c’est ma belle-mère.

— Le vieil exemple de la marâtre ! C’est ridicule ! À votre âge, vous pouvez échapper à une belle-mère, non ? Que vous a-t-elle fait, à part avoir épousé votre père ? Le haïssez-vous, lui aussi ? Lui êtes-vous si attachée que vous refusez de le partager ?

— Ce n’est pas cela du tout ! Pas du tout ! Je l’aimais profondément. Il était… il était, je pensais qu’il était merveilleux !

— Écoutez. Je vais vous suggérer quelque chose. Vous voyez cette porte ?

Norma tourna la tête et fixa la porte d’un air perplexe.

— Une porte parfaitement ordinaire, n’est-ce pas ? Pas fermée à clé. Elle s’ouvre et se ferme normalement Allez-y. Essayez-la vous-même. Vous avez vu la femme de ménage entrer et sortir, il n’y a donc pas de supercherie. Levez-vous et allez l’ouvrir.

Norma se redressa lentement et s’en fut ouvrir la porte en hésitant. Puis elle se tourna vers lui avec un regard interrogateur.

— Bien. Que voyez-vous ? Un corridor parfaitement ordinaire qui a besoin d’être repeint mais, comme je dois partir bientôt, ce serait une dépense inutile. À présent, avancez jusqu’à la porte d’entrée, ouvrez-la, descendez les marches et vous constaterez que vous êtes parfaitement libre et que personne n’essaie de vous retenir. Lorsque vous aurez constaté que vous pouvez sortir d’ici quand bon vous semblera, revenez vous asseoir dans ce confortable fauteuil et racontez-moi tout sur vous. Ensuite, je vous donnerai mes précieux conseils. Vous ne serez pas forcée de les suivre. D’ailleurs, les gens ne suivent que rarement les conseils qu’on leur prodigue mais cela ne vous fera pas de mal de les écouter. D’accord ?

La jeune fille traversa le corridor à pas chancelants, fit jouer la poignée de la porte, descendit quatre marches et contempla la rue aux maisons cossues mais sans originalité. Elle ne se doutait pas que le docteur Stillingfleet l’observait derrière un rideau de la fenêtre. Au bout d’un moment, elle exécuta un demi-tour et, la démarche plus assurée, regagna le cabinet de consultation.

— Ça va ? demanda le médecin. Vous êtes convaincue que je ne cherche pas à vous jouer un mauvais tour ?

La jeune fille répondit par un hochement de tête.

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