Agatha Christie La troisième fille

Il se rappela l’homme aux mains potelées, dents blanches et conclut que le personnage lui était antipathique. Il le jugeait capable de réussir des affaires malhonnêtes tout en sauvegardant habilement ses intérêts. Et ce David Baker, le Paon ? Ce garçon était prêt à n’importe quel marché douteux, épouser une riche héritière pour sa fortune et non par amour le cas échéant, se laisser acheter… C’était aussi sûrement la conviction d’Andrew Restarick et il avait probablement raison. À moins…

Il médita sur Restarick, se référant plus au portrait accroché au mur qu’à l’homme. Le visage aux traits caractéristiques, le menton proéminent, l’air résolu. Poirot laissa sa pensée glisser sur le portrait de la femme, les lignes amères de la bouche… Peut-être retournerait-il à Crosshedges pour le regarder de plus près et y découvrir un indice qui aurait pu influer sur le caractère de Norma. Norma… non, il ne devait pas encore penser à elle. Qui d’autre ?

Il y avait la jeune Mrs Restarick que Sonia soupçonnait d’avoir un amant parce qu’elle se rendait très souvent à Londres. Poirot pensait que Sonia se trompait. À son avis, la jeune femme venait plutôt visiter des propriétés susceptibles de lui convenir, appartements luxueux, maisons dans Mayfair, en bref tout ce que l’argent pouvait acheter.

Argent… Il semblait à Poirot que toutes les pistes qui s’étaient présentées à son esprit, aboutissaient à ce mot : ARGENT.

Jusqu’à présent, rien ne justifiait la conviction du détective que la mort tragique de Mrs Charpentier ait été l’œuvre de Norma. Pas de preuve, pas de motif et pourtant, il lui semblait qu’il y avait là un lien indéniable. La jeune fille s’était accusée d’avoir peut-être commis un crime et un décès avait bien eu lieu un ou deux jours plus tôt. Décès qui s’était produit dans le bâtiment où habitait Norma. Ce serait vraiment une coïncidence trop extraordinaire si ce décès n’avait aucun rapport avec l’affaire. Il repensa à la mystérieuse maladie de Mary Restarick, événement tellement simple qu’il en était classique. Une histoire d’empoisonnement où le coupable devait être quelqu’un de la maison. Mary Restarick s’était-elle empoisonnée elle-même ? Son mari aurait-il essayé de l’empoisonner ? Ou Sonia ? Norma ? Tout portait à croire à la culpabilité de celle-ci.

Poirot soupira, se leva et demanda à George de lui appeler un taxi. Il ne devait pas manquer son rendez-vous avec Restarick.

CHAPITRE XIX

Ce jour-là, Claudia Reece-Holland était absente. À sa place, une femme entre deux âges informa Poirot que Mr Restarick l’attendait et elle l’introduisit auprès de lui.

— Eh bien ? Restarick attendit à peine que le visiteur ait passé la porte. Quelles nouvelles de ma fille m’apportez-vous ?

Poirot leva les mains.

— Jusqu’ici… rien.

— Mais enfin, mon vieux, il doit y avoir quelque chose, une piste quelconque ? Norma ne peut pas s’être évaporée ainsi !

— D’autres filles l’ont fait avant elle et le feront encore.

— Avez-vous bien compris qu’aucun frais ne devait être évité ?… Je… je ne puis continuer à vivre de la sorte, dans cette angoisse ?

Il paraissait avoir les nerfs à vif, et ses yeux cernés de rouge disaient assez les nuits d’insomnie qu’il avait traversées.

— Je réalise ce que peut être votre anxiété mais je puis vous assurer que j’ai tenté tout ce qui était en mon pouvoir pour essayer de la retrouver.

— Elle a peut-être perdu la mémoire ?… à moins qu’elle ne soit malade ? Ou…

Poirot devina que Restarick avait été sur le point de dire : morte. Il prit place de l’autre côté du bureau et déclara :

— Il est de mon devoir de vous répéter que le résultat serait bien plus tangible si vous vous adressiez à la police.

— Non !

— Les policiers disposent de moyens bien plus efficaces, de sources de renseignements beaucoup plus sérieuses.

— Inutile d’essayer de me convaincre, mon vieux. Norma est ma fille. Ma fille unique !

— Êtes-vous certain de m’avoir tout dit… absolument tout… sur votre fille ?

— Que pourrais-je ajouter ?

— C’est à vous de le décider, pas à moi. Par exemple, avez-vous eu dans le passé, la moindre preuve d’instabilité mentale chez votre fille ?

— Vous pensez que… que…

— Comment le saurais-je ?

— Et moi ? lança Restarick, amer. Qu’est-ce que je connais d’elle ? Après tant d’années ! Grace était une femme aigrie, une femme qui ne pardonne pas, qui n’oublie jamais. Parfois, j’ai l’impression… qu’elle n’était pas le genre de personne indiquée pour élever Norma.

Il se leva, arpenta nerveusement la pièce et revint s’asseoir.

— Bien sûr, je n’aurais pas dû quitter ma femme. J’ai laissé Grace élever l’enfant seule. Je suppose qu’à l’époque, je me suis trouvé des excuses. Grace était toute dévouée à Norma, une excellente tutrice. Mais, à présent, je me demande : l’était-elle vraiment ? D’après certaines lettres qu’elle m’écrivait, elle ne semblait vivre que pour la vengeance. Ma foi, c’est peut-être naturel, après tout ? J’aurais dû revenir, de temps en temps, me rendre compte comment évoluait l’enfant. Je suppose que j’avais mauvaise conscience… Il ne sert à rien d’évoquer des excuses à présent… Il fixa brusquement Poirot. Oui, lorsque j’ai revu Norma, j’ai tout de suite pensé qu’elle était une névrosée. J’espérais qu’elle et Mary… s’entendraient mieux au bout de quelque temps mais je dois admettre que ma fille n’est pas complètement normale. J’ai cru qu’il vaudrait mieux pour elle prendre un emploi à Londres et ne revenir chez nous que pendant les week-ends. Je crois que j’ai tout gâché… Mais où est-elle, Mr Poirot ? Où ? Envisagez-vous qu’elle ait pu perdre la mémoire ? Cela arrive, parfois…

— C’est une possibilité, je l’admets. Elle erre peut-être à l’aventure, ne sachant plus qui elle est. Elle peut aussi avoir eu un accident mais c’est moins probable. Je me suis renseigné dans tous les hôpitaux.

— Vous ne pensez pas qu’elle soit… morte ?

— Il serait plus facile de la trouver morte que vivante. Je vous en prie, Mr Restarick, calmez-vous. Elle a peut-être des amis, que vous ne connaissez pas, et qui habitent dans n’importe quel coin d’Angleterre, des amis dont elle aurait fait la connaissance lorsqu’elle vivait avec sa mère, avec sa tante ou au collège. Toutes ces recherches prennent du temps. Et enfin, vous devez accepter cette éventualité, pourquoi ne serait-elle pas tout simplement chez un amoureux ?

— David Baker ? Si je savais…

— Elle n’est pas chez David Baker. Cela, je puis vous l’assurer.

— Comment connaîtrais-je ses amis ? Il soupira. Si je la retrouve, je l’arracherai à ce monde pourri.

— Quel monde ?

— Ce pays ! Depuis mon retour, je suis malheureux, Mr Poirot. J’ai toujours détesté la vie de la Cité, la ronde ennuyeuse des heures de bureau, les perpétuels rendez-vous avec les hommes de loi, les financiers. La vie que j’aime est toujours la même : voyager, aller d’un lieu à un autre, explorer des contrées sauvages, quasi inaccessibles. C’est la seule existence qui me convienne et je n’aurais jamais dû la quitter. J’aurais dû demander à Norma de me rejoindre. Lorsque je la retrouverai, c’est ce que j’ai l’intention de faire. J’étudie déjà différentes offres pour céder la firme. Ils peuvent avoir tout le bazar à un prix avantageux. Je prendrai l’argent et retournerai dans un pays qui existe, qui signifie quelque chose pour moi.

— Et que dira votre femme ?

— Mary ? Elle est habituée à ce genre d’existence. Elle est née là-bas.

— Pour les femmes qui ont beaucoup d’argent, la vie de Londres peut être très attrayante.

— Elle comprendra et nous suivra.

Le téléphone sonna. Restarick prit le combiné.

— Oui. De Manchester ? Si c’est Claudia Reece-Holland, passez-la-moi.

Il attendit un moment.

— Allô, Claudia ? Oui. Parlez plus fort… je vous entends très mal. Ils ont accepté ?… Dommage ! Non. Je pense au contraire que vous vous êtes très bien débrouillée… D’accord… Revenez par le train du soir. Nous en reparlerons demain matin.

Il reposa le combiné sur son support, en déclarant :

— Une fille remarquable !

— Miss Reece-Holland ?

— Oui. Tout à fait remarquable. Elle me soulage de bon nombre de mes soucis. Je lui ai donné presque carte blanche pour résoudre cette affaire de Manchester, car je ne me sentais pas le courage de m’en occuper moi-même et elle s’est extrêmement bien débrouillée. Elle est aussi forte qu’un homme, sur certains points. Ah ! Mr Poirot, j’ai bien peur de commencer à manquer de cran. Avez-vous encore besoin d’argent pour vos frais ?

— Non, Monsieur. Je puis vous affirmer que je ferai tout mon possible pour essayer de vous rendre votre fille, saine et sauve. J’ai pris toutes les précautions possibles pour assurer sa sécurité.

Il se retira et lorsqu’il se retrouva dans la rue, il leva les yeux au ciel.

— Une réponse affirmative à une question – marmonna-t-il – c’est tout ce qu’il me faut.

CHAPITRE XX

Hercule Poirot contempla la façade de la majestueuse maison datant de l’époque des rois George, située dans ce qui avait été jusqu’à ces derniers temps, une bourgade démodée. Le progrès s’y insinuait rapidement, mais le luxe du nouveau « Supermarket », du magasin de cadeaux, de la boutique de Margery, du café Peg et l’imposant édifice bancaire n’avaient pas encore touché l’étroite High Street.

Poirot eut un petit signe, de tête satisfait en remarquant que le marteau de cuivre de la porte reluisait. Il pressa la sonnette.

La porte s’ouvrit presque immédiatement sur une grande femme distinguée aux cheveux gris relevés et à l’air énergique.

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