Agatha Christie La troisième fille

« Je suis désolée, vous êtes trop vieux. »

Peut-être était-ce vrai ? Il l’avait jugée avec des yeux de personne âgée, sans compréhension ! Pour lui, ce n’était qu’une fille sans désir apparent de plaire, sans coquetterie, une fille sans charme, mystère ou séduction et ne correspondant pas à son idéal de la féminité. Il ne pouvait lui venir en aide, du fait qu’il ne la comprenait pas. Il avait cru tenter l’impossible pour lui porter secours mais à quoi avait-il abouti jusqu’à présent ? Qu’avait-il fait pour elle depuis le moment où elle s’était présentée à lui, quêtant son aide ? La réponse lui vint directement à l’esprit. Il l’avait gardée en sécurité. C’était quelque chose. À condition qu’elle eût besoin d’être mise à l’abri. Toute l’affaire était là… Cette confession absurde ! En fait, pas tant une confession qu’une déclaration : « Je crois que j’ai pu commettre un crime. »

Il fallait s’accrocher à cette phrase, parce que c’était le nœud de toute l’affaire. Son métier consistait à s’occuper de meurtres, à éclaircir des meurtres, à les prévenir ! Être le bon chien qui dépiste un meurtre. Meurtre annoncé. Meurtre quelque part. Un meurtre qu’il avait cherché sans le trouver. S’agissait-il de cette histoire d’arsenic dans la nourriture ? De ces jeunes voyous s’entretuant à coups de couteaux ? La remarque ridicule et sinistre des taches de sang dans la cour. Un coup de revolver. Contre qui et pourquoi ?

Ce n’était pas là le genre de crime qui correspondait aux paroles de la jeune fille. « J’ai pu commettre un crime. » Il avançait à tâtons, essayait de trouver la place que la troisième jeune fille occupait dans cet imbroglio.

D’une phrase banale, Ariane Oliver l’avait éclairé. Le suicide supposé d’une femme à Borodene Mansions. C’était là que vivait Norma. Il devait s’agir du meurtre auquel elle avait fait allusion. Aussi, lorsque la romancière l’avait informé sans insister du décès d’une femme qui s’était jetée par la fenêtre, il lui avait semblé qu’il tenait enfin ce qu’il avait si longtemps cherché.

Un résumé bien fait lui avait appris tout ce qu’on pourrait savoir sur la vie de Miss Charpentier. Une femme de quarante-trois ans, jouissant d’une bonne position sociale, ayant la réputation d’avoir été une personne téméraire, deux mariages, deux divorces. Une femme qui s’était mise à boire plus qu’elle n’aurait dû, qui aimait les soirées où l’on disait, à présent, qu’elle s’affichait avec des hommes beaucoup plus jeunes qu’elle, une femme enfin qui vivait seule dans un appartement à Borodene Mansions. Poirot comprenait quel genre de personne elle avait été toute sa vie et pourquoi elle avait pu vouloir se jeter par la fenêtre, un matin très tôt, après s’être réveillée désespérée : parce qu’elle avait un cancer ou pensait en avoir un ? Mais à l’enquête, le rapport médical affirmait qu’elle n’était atteinte d’aucune maladie incurable.

Ce que Poirot désirait, c’était trouver un lien entre elle et Norma Restarick. Il n’en trouvait pas.

L’identification du corps avait été faite à l’enquête par un notaire. Louise Carpenter qui avait francisé son nom de famille en Charpentier, parce que cela allait sans doute mieux avec son prénom ? Louise ? Pourquoi diable ce prénom était-il familier à Poirot ? Ah ! La fille pour laquelle Restarick avait abandonné sa femme s’appelait Louise Birell. Andrew et elle s’étaient querellés et séparés au bout d’une année de vie commune. Toujours la même histoire qui s’était probablement reproduite sans cesse, au cours de la vie de cette femme.

Aimer follement un homme, au besoin briser son foyer, et finalement se disputer avec lui et le quitter, Poirot était sûr, certain que cette Louise Charpentier avait été Louise Birell.

Comment cette découverte pouvait-elle le conduire à Norma ? Restarick et Louise Charpentier auraient-ils repris leur liaison lors du retour de Restarick ? Poirot en doutait. Leurs vies avaient pris des chemins différents bien des années plus tôt. Qu’ils se soient revus par hasard semblait presque impossible. Il s’était agi d’une aventure brève de peu d’importance. Difficile d’admettre que Mary Restarick se soit montrée jalouse du passé de son mari au point de se débarrasser de son ancienne maîtresse. Ridicule ! La seule personne qui, a son sens, aurait assez de rancune pour désirer agir ainsi, était la première Mrs Restarick, bien qu’une telle action parût incompatible avec sa personnalité. D’ailleurs, elle était morte depuis longtemps.

Le téléphone sonna. Poirot ne bougea pas. Pour le moment, il ne voulait pas être dérangé. Il avait l’impression d’être sur une piste et voulait aller jusqu’au bout… La sonnerie s’arrêta. Bon, Miss Lemon devait s’en occuper.

La porte s’ouvrit et sa secrétaire apparut.

— Mrs Oliver désire vous parler.

Poirot agita la main.

— Pas maintenant ! Pas maintenant, je vous en prie !

— Elle dit qu’elle vient de se souvenir de quelque chose… quelque chose qu’elle a oublié de vous confier. À ce que j’ai cru comprendre, ce serait un morceau de papier… une lettre inachevée qui semblerait s’être envolée d’un camion de déménagement. Une histoire assez incohérente.

Poirot agita la main avec une énergie redoublée.

— Pas maintenant, je vous en prie, pas maintenant.

Miss Lemon battit en retraite.

Le calme retomba sur la pièce. Poirot sentit la fatigue l’envahir. Trop de méditations. Il lui fallait se détendre. Il ferma les yeux. Il avait à présent la certitude qu’il n’avait plus rien à apprendre de l’extérieur. La réponse devait venir de l’intérieur.

Et tout à coup… juste comme ses paupières se baissaient dans le sommeil… il comprit tout !

Tout était là… à sa portée ! sans doute devait-il tout classer, mais maintenant, il savait. Les éléments se présentaient au complet. Les pièces isolées s’emboîtaient les unes dans les autres : une perruque, un tableau, cinq heures du matin, les femmes et leurs coiffures, le Paon… tous conduisant à la phrase par laquelle cela avait commencé :

« J’ai pu commettre un meurtre… » Mais bien sûr !

Une poésie enfantine, ridicule lui vint à l’esprit. Il la répéta à voix haute.

Rub a dub dub, three men in a tub

(Trois hommes dans un baquet)

And who do you think they be ?

(Et qui pensez-vous qu’ils soient ?)

A butcher, a baker, a candlestick maker…

(Un boucher, un boulanger, un fabricant de chandelles…)

Dommage qu’il ne puisse se souvenir du dernier vers.

Un boulanger, oui, et sans que l’on sût très bien pourquoi, un boucher…

Il essaya une parodie au féminin :

Pat a cake, pas, three girls in a flat

(Faites un gâteau. Trois filles dans un appartement)

And who do you think they be ?

(Et qui pensez-vous qu’elles soient ?)

A personal Aide and a girl from the Slade

(Une secrétaire et une fille venant du Slade)

And the third is a…

(Et la troisième est…)

Miss Lemon entra.

— Ah !… Je me souviens à présent… « And they all came out of a weenie POTATO. »

(Et elles venaient toutes d’une minuscule pomme de terre.)

Miss Lemon le regarda, étonnée.

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