Agatha Christie La troisième fille

— Je n’ai pas le temps maintenant. Vous me raconterez cela ce soir si vous le désirez. De toute façon, j’ai d’autres soucis en tête, pour le moment. Mon Dieu, soupira-t-elle, je ne sais que décider.

— À propos de Norma ?

— Ne devrais-je pas alerter ses parents pour leur apprendre sa disparition ?

— Ce ne serait vraiment pas chic de notre part. Pauvre Norma… Pourquoi ne pourrait-elle filer où bon lui semble, si le cœur lui en dit ?

— C’est que Norma n’est pas exactement…

— Non, n’est-ce pas ? Pas tout à fait saine d’esprit ? C’est ce que vous voulez dire ? Avez-vous donné un coup de fil à cette horrible boîte où elle travaille ? « Homebird » ou quelque chose d’approchant… Oui, vous l’avez fait, je m’en souviens à présent.

— Mais alors, où est-elle ? David vous a-t-il parlé d’elle hier soir ?

— Il ne paraissait pas être au courant. Vraiment, Claudia, je ne vois pas pour quelles raisons cela aurait tant d’importance ?

— C’est important pour moi, parce qu’il se trouve que mon patron est son père. Tôt ou tard, si quelque chose lui est arrivé, on me demandera pourquoi je n’ai pas parlé plus tôt de son absence.

— Oui, ils pourraient en effet vous en vouloir. Cependant, il y a peu de chance pour que Norma nous avertisse chaque fois qu’elle a l’intention de s’absenter un jour ou deux ou même pour quelques nuits. Elle n’est quand même pas à votre charge !

— Non, mais Mr Restarick m’a répété plusieurs fois combien il était heureux qu’elle habite avec nous.

— Cela vous donne-t-il le droit d’aller potiner sur son compte quand elle disparaît sans vous prévenir ? Elle a probablement le béguin d’un nouveau type.

— Elle est amoureuse de David. Êtes-vous sûre qu’elle ne se cache pas chez lui ?

— Je ne crois pas. Il ne se soucie pas beaucoup d’elle, à la vérité.

— C’est ce que vous vous plaisez à imaginer. Vous éprouvez un net penchant pour lui, vous aussi !

— Certainement pas ! répliqua Frances vertement.

— David doit sûrement être amoureux d’elle sinon pourquoi serait-il venu la chercher l’autre jour ?

— Vous n’avez pas mis longtemps à lui faire repasser la porte. Je pense… – elle alla s’examiner dans un miroir de cuisine peu flatteur – … je pense qu’il a pu venir pour me voir, moi.

— Vous êtes trop bête ! Il était ici pour Norma !

— Cette fille est folle.

— C’est ce que je me dis parfois.

— J’en suis sûre ! Écoutez, Claudia, je vais vous révéler maintenant ce que je voulais vous confier. Il faut que vous le sachiez. L’autre jour, j’ai filé un de mes bas, alors que j’étais pressée. Je sais que vous n’aimez pas que l’on touche à vos affaires…

— Certainement pas !

— Mais Norma ne s’en formalise pas, ou peut-être ne s’en rend-elle pas compte. Toujours est-il que je suis allée dans sa chambre et en fouillant dans son tiroir, j’ai… eh bien, j’ai trouvé quelque chose… Un couteau.

— Un couteau ! Quel genre de couteau ?

— Vous vous souvenez du tapage que nous avons eu un soir dans la cour ? Une bande de jeunes qui étaient venus là pour se battre avec des couteaux à cran d’arrêt. Norma est arrivée juste après.

— Oui, oui, je m’en souviens.

— Un des garçons, blessé, a réussi à s’enfuir, c’est ce que m’a confié un journaliste. Le couteau que j’ai déniché dans le tiroir de Norma est un couteau à cran d’arrêt. Il y avait même une trace sur la lame, comme du sang séché.

— Frances ! Vous êtes absurdement dramatique !

— Peut-être. Mais je suis sûre que je ne me trompe pas. Et que diable faisait ce couteau parmi les affaires de Norma ?

— Elle a pu le ramasser ?

— … Un souvenir ? Dans ce cas, pourquoi le cacher et ne jamais vous en parler ?

— Qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai laissé où il était, répondit lentement sa compagne. Je… je ne savais quelle résolution prendre. Je n’osais vous demander votre avis. Mais hier, je suis allée regarder à nouveau et il avait disparu, Claudia.

— Vous pensez qu’elle a envoyé David pour le chercher ?

— C’est possible… Je puis en tout cas vous affirmer que dorénavant, le soir, je fermerai ma porte à clé.

CHAPITRE VII

Mrs Oliver s’éveilla, mécontente. Devant elle s’allongeait une journée dépourvue d’intérêt. Son manuscrit terminé la laissait désœuvrée. Il ne lui restait, à présent, qu’à se divertir jusqu’au moment où l’inspiration la visiterait à nouveau. Elle erra à travers l’appartement, soulevant et reposant les objets, inspecta son bureau rempli de lettres auxquelles il lui faudrait répondre ; mais dans son état d’esprit actuel, elle n’avait pas le courage de s’attaquer à une tâche aussi fatigante. Il lui fallait, pour le moment, quelque chose d’intéressant à entreprendre. Elle voulait… que voulait-elle donc, au juste ?

Sa récente conversation téléphonique avec Hercule Poirot lui revint à l’esprit. Il l’avait suppliée d’être prudente… Ridicule. Pourquoi ne prendrait-elle pas part à la solution de ce problème que le détective et elle avaient abordé ensemble ? Son ami pouvait bien choisir de s’installer confortablement dans un fauteuil, joindre le bout des doigts et faire fonctionner ses petites cellules grises alors que son corps se détendait entre quatre murs, cette méthode, quant à elle, ne la séduisait pas. Elle avait laissé entendre à Poirot qu’elle allait entrer en action et elle y entrerait ! Elle chercherait à en savoir plus sur cette mystérieuse fille. Où donc se cachait-elle ? Que pouvait-elle, elle, Ariane Oliver, découvrir ?

Elle arpenta son appartement, de plus en plus maussade. Par où commencer ? En posant des questions à ceux qui connaissaient Norma Restarick ? En rendant visite aux Restarick à Long Basing ? Poirot y était déjà, passé et avait dû y voir tout ce qu’il y avait à y découvrir. De toute manière, il ne lui serait pas facile de trouver une excuse pour justifier sa démarche.

Elle envisagea une nouvelle incursion à Borodene Mansions. Il était peut-être possible d’y dénicher encore quelque chose. Il lui faudrait trouver un nouveau prétexte. Elle verrait bien… En tout cas, l’appartement des trois jeunes filles lui apparaissait comme le point de départ d’une piste pouvant la mener à Norma Restarick. Voyons, il était 10 heures du matin. Il n’était pas impossible que…

En route, elle trouva une idée, pas très originale mais qui valait probablement mieux qu’une histoire fantastique s’accordant trop avec la personnalité de l’écrivain. Mrs Oliver hérita avant de monter et fit le tour du bâtiment en réfléchissant.

Un portier s’entretenait avec le chauffeur d’un camion de déménagement. Le laitier, poussant sa charrette, s’arrêta devant l’ascenseur de service près duquel Mrs Oliver se tenait. Il s’activa parmi ses bouteilles tout en sifflant gaiement, alors que sa voisine regardait le camion de déménagement, l’esprit ailleurs.

— Le numéro 76 déménage – expliqua l’homme croyant avoir affaire à une curieuse. – Ce n’est pas qu’elle n’ait pas déjà déménagé, si l’on peut dire. – Il pointa son pouce vers le haut du bâtiment – Elle s’est jetée par la fenêtre. Du septième. C’est arrivé la semaine dernière. À cinq heures du matin. Elle avait choisi une drôle d’heure !

Mrs Oliver ne trouva rien de drôle à cela.

— Pourquoi ?

— Pourquoi elle a fait ça ? Personne ne le sait. Suicide en état de démence temporaire, comme on dit.

— Était-elle… jeune ?

— Non ! Une vieille. Au moins cinquante ans.

Les déménageurs se démenaient à l’arrière du camion, aux prises avec une commode. Deux tiroirs d’acajou tombèrent au sol et une feuille de papier s’envola, poussée par le vent. Mrs Oliver la saisit, au passage.

— Ne casse pas tout, Charlie ! cria le joyeux laitier avant de disparaître dans l’ascenseur.

Dans le camion, les ouvriers s’invectivèrent. Mrs Oliver leur offrit la feuille égarée, mais ils la repoussèrent avec dédain.

L’écrivain se décida brusquement. Elle monta chez les jeunes filles et à son coup de sonnette répondit un bruit métallique de l’autre côté de la porte qui fut ouverte par une femme entre deux âges, tenant une serpillière à la main.

— Oh !… commença Mrs Oliver usant de son exclamation favorite. Bonjour ! Est-ce que je pourrais voir… l’une des jeunes filles ?

— J’ai peur que ce ne soit pas possible. Madame. Elles sont toutes sorties. Elles travaillent.

— Oui, bien sûr… Je venais simplement leur demander si je n’aurais pas laissé mon petit carnet ici, la dernière fois que je suis venue. Cela m’ennuie tellement de l’avoir perdu. Il est probablement resté dans le salon.

— Je n’ai rien remarqué de semblable, Madame, mais si vous voulez vérifier vous-même…

Elle accompagna la visiteuse au salon.

— Ah ! voici le livre que j’ai laissé pour miss Restarick, s’exclama Mrs Oliver cherchant à trouver une amorce de conversation avec la femme de ménage. Est-elle revenue de la campagne ?

— Je ne crois pas qu’elle habite ici pour le moment. Son lit n’est pas défait. Peut-être est-elle restée chez ses parents depuis le week-end passé ? Elle va les voir chaque semaine.

— Oui, c’est probable. C’est là un de mes livres que je lui avais promis.

La femme n’eut aucune réaction.

— J’étais assise ici, reprit la visiteuse en montrant un fauteuil. Du moins, je le crois. Ensuite, je me suis approchée de la fenêtre, puis du divan.

Elle inspecta fiévreusement les sièges et la femme de ménage l’aida complaisamment dans sa recherche.

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point il est horripilant de perdre un tel objet – expliqua l’écrivain – J’y note tous mes rendez-vous et je suis sûre que j’ai un déjeuner très important, aujourd’hui. Je ne me souviens même plus avec qui et où… À moins que ce rendez-vous ne soit que pour demain et dans ce cas, j’ai un autre engagement pour aujourd’hui.

— Je vous comprends, approuva la femme avec sympathie.

— Cet appartement est vraiment gentil, observa Mrs Oliver, jetant un coup d’œil alentour.

— Un peu trop haut pour mon goût.

— Mais jouissant d’une belle vue.

— Oui, mais exposé à l’est, il reçoit en plein le vent froid, l’hiver. Ces fenêtres ne sont pas vraiment une protection et certains locataires ont fait installer des doubles fenêtres chez eux. Moi, je n’aimerais pas un appartement comme ça. Je préférerais un rez-de-chaussée. Quand on a des enfants, c’est plus pratique, à cause des landaus. Oui, moi je suis pour les rez-de-chaussée. Pensez, si jamais il y avait le feu !

— En effet, ce serait terrible, bien que le bâtiment doive être pourvu d’échelles d’incendie.

— Vous n’avez pas toujours le temps de les atteindre. J’ai une peur affreuse du feu. Je l’ai toujours eue. Et ces appartements coûtent si cher… Vous ne devineriez jamais ce qu’ils en demandent ! C’est pour ça que miss Holland prend deux autres locataires avec elle.

— Je les ai rencontrées. Miss Cary est une artiste, je crois ?

— Elle travaille pour une galerie d’art. Elle ne se fatigue pas trop, cependant. Elle peint un peu… des arbres et des vaches qui ressemblent à tout ce qu’on veut. Ce n’est pas une personne soigneuse… Vous verriez l’état dans lequel elle met sa chambre… incroyable ! Chez miss Holland, par contre, tout est propre et bien rangé. Elle était secrétaire à la Société Houillère mais à présent elle occupe un poste de secrétaire privée dans la Cité. Elle dit qu’elle préfère cet emploi. Son patron est un monsieur très riche qui revient juste d’Afrique du Sud ou de quelque part par là. Il est le père de miss Norma et il a demandé à sa secrétaire de prendre sa fille avec elle le jour où sa précédente colocataire s’est mariée… Miss Holland lui avait appris qu’elle cherchait une autre jeune fille pour l’aider à payer son loyer. Ma foi, elle ne pouvait vraiment pas refuser, pas vrai ? Du fait qu’il était son patron…

— Avait-elle l’intention de refuser ?

— Je crois qu’elle l’aurait fait si elle avait su.

— Si elle avait su quoi ?

La question était trop directe.

— Ce n’est pas à moi d’en parler. Après tout, ça ne me regarde pas.

Mrs Oliver garda le silence et continua de contempler la bavarde d’un air légèrement interrogateur. À la fin, la tentation fut trop forte.

— Ce n’est pas qu’elle ne soit pas une gentille fille, remarquez. Étourdie… sans doute, mais elles le sont presque toutes. À mon avis, elle devrait quand même aller voir un docteur. Il y a des moments où elle ne sait plus très bien ce qu’elle fait ni où elle se trouve. Ça vous retourne le sang… Elle a exactement le même air que le neveu de mon mari après une de ses crises d’épilepsie. Seulement je n’ai jamais remarqué que la demoiselle souffrait du même mal. Peut-être qu’elle prend des drogues… un tas de gens le font.

— Je crois qu’elle fréquente un jeune homme que sa famille ne regarde pas d’un très bon œil ?

— À ce qu’il paraît. Il est venu une fois ou deux ici, pour la chercher. Je ne l’ai jamais vu, mais j’imagine que c’est un de ces godelureaux de la nouvelle vague. Miss Holland n’aime pas cela… mais que peut-elle ? Les filles n’en font qu’à leur tête, à présent.

— Parfois, on est inquiet à leur sujet, approuva Mrs Oliver.

— Elles ont été mal élevées, à mon avis.

— J’en ai bien peur. On a l’impression qu’une fille comme Norma Restarick, par exemple, aurait été mieux inspirée de rester chez ses parents plutôt que de venir à Londres pour y gagner son existence en tant que décoratrice d’intérieur.

— Elle n’aime pas vivre chez ses parents.

— Vraiment ?

— Elle a une belle-mère, vous comprenez, et les filles s’entendent rarement avec leur seconde mère. D’après ce que j’ai entendu dire, cette femme a tenté l’impossible pour essayer de bien l’élever, de l’éloigner des mauvaises fréquentations. Elle sait que les jeunes filles se laissent facilement influencer par les vauriens, ce qui a parfois des conséquences fâcheuses. Il m’arrive d’être bien contente de n’avoir jamais eu de fille, moi-même.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer