Agatha Christie La troisième fille

— Rien.

— Ce n’est pas beaucoup !

— J’espère recevoir une petite information de personnes que j’emploie à cet usage ; bien qu’il soit possible que je n’apprenne rien du tout.

— Mais, ne tenterez-vous rien ?

— Pas pour le moment.

— Eh bien, moi, je vais agir !

— Je vous en prie, chère Madame, soyez extrêmement prudente !

— Quelle bêtise ! Que pourrait-il m’arriver ?

— Là où il y a meurtre, n’importe quoi peut arriver. C’est moi, Hercule Poirot, qui vous le dis !

CHAPITRE VI

Mr Goby prit place sur une chaise. Un petit homme rabougri, tellement insignifiant qu’il en était presque inexistant.

Il contempla avec attention le pied de griffon d’une table d’époque et lui adressa ses remarques. Il ne regardait jamais la personne à qui il parlait.

— Bien content que vous ayez pu me fournir les noms, Mr Poirot. Sans cela, je dois avouer que j’aurais perdu beaucoup de temps. Ainsi j’ai pu obtenir les renseignements essentiels… et recueillir quelques bavardages, ce qui est toujours utile. Si vous le voulez bien, je commencerai à Borodene Mansions ?

Poirot inclina la tête pour donner son accord.

— Beaucoup de portiers, fit le petit homme en se retournant vers la pendule placée sur la cheminée. J’ai commencé par eux, utilisant deux de mes gars. Coûteux, mais cela valait la peine. Je ne voulais pas qu’on pense que quelqu’un cherchait à obtenir des renseignements précis ! Dois-je employer des initiales ou les noms des personnes ?

— Entre ces murs, vous pouvez parler librement.

— Miss Claudia Reece-Holland. Réputation honorable. Le père est député, un ambitieux dont on parle beaucoup. Elle est sa fille unique. Emploi de secrétaire. Sérieuse. Pas de « parties ». Elle ne boit pas et ne fréquente pas les beatniks. Elle partage son appartement avec deux autres jeunes filles. Le numéro deux travaille pour la « Wedderburn Gallery » dans Bond Street. Le genre artiste. Elle s’affiche avec les bandes de Chelsea. Elle organise un peu partout des expositions. La troisième est la vôtre. Elle n’habite avec les deux autres que depuis peu. D’après l’opinion générale, elle est un peu « faible d’esprit », légèrement « demeurée ». Mais ce n’est pas certain. L’un des portiers est bavard. Payez-lui un coup à boire et vous serez surpris de ce qu’il vous racontera : qui a un penchant pour la bouteille, ou pour les drogues, qui a des ennuis avec ses impôts ou qui garde ses sous derrière le réservoir à eau. Bien sûr, il ne faut pas croire tout ce qu’il raconte. Cependant, il m’a rapporté une histoire au sujet d’un coup de feu tiré un soir dans la cour.

— Un coup de feu ? Quelqu’un a-t-il été blessé ?

— Il semble que non. Le portier dit qu’après avoir entendu le coup de feu, il est sorti pour apercevoir la fille qui vous intéresse, debout, un revolver à la main. Elle paraissait hébétée. Puis une des deux autres ladies… les deux, en fait, arrivèrent en courant. Miss Cary (c’est l’artiste) s’exclama : « Norma, que diable avez-vous fait ? » mais miss Reece-Holland l’interrompit sèchement : « Taisez-vous donc, Frances. Ne soyez pas idiote ! » Elle a pris alors le revolver des mains de son amie, tout en ordonnant : « Donnez-moi cette arme ! » Elle enfouit l’engin dans son sac et, à ce moment, remarqua la présence de Micky, le portier. Alors, elle s’est approchée de lui en souriant : « Vous avez dû vous demander ce qu’il se passait ? » Micky avoua qu’il avait éprouvé un drôle de choc, mais elle s’exclama d’un ton enjoué : « Aucune raison de vous inquiéter. En fait, nous ne nous doutions pas que cet engin était chargé. Nous nous amusions. En tout cas, si on vous pose des questions, répondez que ce n’était rien. » Elle se tourna ensuite vers sa compagne : « Venez, Norma » et la conduisit vers l’ascenseur dans lequel elles s’engouffrèrent toutes les trois.

Mais Micky avait encore des doutes. Il alla inspecter la cour.

M. Goby consulta ses notes et lut :

— Je vous le dis, j’ai découvert quelque chose de louche. Il y avait des traces humides et je suis certain qu’il s’agissait de sang. Je les ai examinées pour m’en assurer. À mon avis, quelqu’un avait été touché… un homme, alors qu’il se sauvait en courant… Je suis monté chez les jeunes filles et j’ai parlé à miss Reece-Holland. « Je crois que quelqu’un a été blessé, Miss. Il y a des taches de sang dans la cour. » « Grand Dieu ! » – qu’elle crie – « la balle a dû atteindre un pigeon. Désolée que cette histoire vous ait bouleversé, Micky. Oubliez-la… » et elle me glissa un billet de cinq livres dans la main. Ma foi, après cela, naturellement, je n’ai pas pipé mot. »

Après avoir avalé un autre whisky, Micky a continué :

« Si vous voulez mon avis, elle a tiré au petit bonheur sur ce voyou qui vient la voir. Ils ont dû se disputer et elle s’est efforcée de le tuer. C’est ce que je pense. Mais, moins on parle, mieux ça vaut : alors je ne le répéterai pas. Si on me demande quelque chose, je ferai celui qui ne comprend pas. »

Mr Goby eut une pause.

— Intéressant, remarqua Poirot.

— Oui, mais il se peut que tout ce récit ne soit qu’inventions. Personne, à part ce portier, ne semble être au courant. Il y a une autre histoire à propos d’un groupe de jeunes bandits qui envahirent la cour, une nuit, et commencèrent à se battre… au couteau.

— Je vois. Encore une explication possible pour le sang dans la cour.

— Peut-être que la fille s’est disputée avec son amoureux et l’a menacé de lui tirer dessus ? Micky aura pu surprendre la conversation et mélanger les deux événements… surtout si un carburateur de voiture pétaradait au même moment.

— Oui, approuva Poirot, l’explication est plausible.

Mr Goby tourna une autre page de son carnet et choisit un nouveau confident qui fut, cette fois, le radiateur électrique auquel il confia :

— Josua Restarick Ltd. Firme familiale qui existe depuis plus d’un siècle. Bien cotée dans la Cité. Rien de remarquable depuis sa fondation en 1850 par Josua Restarick. Elle prospère après la Première Guerre mondiale grâce à des placements à l’étranger, principalement en Afrique du Sud et de l’Ouest et en Australie. Simon et Andrew Restarick… les derniers descendants. Simon, l’aîné, est mort il y a environ un an, sans laisser d’enfant. Sa femme était décédée depuis plusieurs années. Andrew semble avoir mené une existence agitée. Il n’avait pas le cœur aux affaires, bien que son entourage le jugeât doué de grandes qualités. Il s’est enfui avec une femme, laissant son épouse et sa fille âgée de cinq ans. Il voyagea en Afrique du Sud, au Kenya et dans d’autres contrées de là-bas. Pas de divorce. Sa femme mourut, il y a deux ans, après de longues années d’invalidité. Andrew continua sa vie aventureuse, semblant toujours faire naître l’argent sur son passage. Il s’occupait surtout de concessions minières. Tout ce qu’il touchait prospérait. Après le décès de son frère, il a semblé réaliser brusquement qu’il était temps pour lui de revenir au pays et de mener une existence plus calme. Il s’était remarié et désirait accueillir sa fille dans son nouveau foyer. Pour le moment, les Restarick vivent avec un oncle mais ne sont installés que provisoirement. Mrs Restarick cherche une maison dans Londres. Le prix lui importe peu car ils roulent sur l’or.

Poirot soupira :

— Je sais. Tout ce que vous venez de m’exposer à grands traits, est une histoire heureuse. Chacun fait fortune ! Tout le monde est issu d’une famille unanimement respectée. Parentèle distinguée dont on dit grand bien dans les milieux financiers. Un seul nuage au tableau : une fille que l’on juge « un peu faible d’esprit » et qui a un amoureux douteux ayant déjà eu affaire à la justice plus d’une fois, une fille qui peut très bien avoir tenté d’empoisonner sa belle-mère et qui, si elle ne souffre pas d’hallucinations, a commis un crime. Je vous affirme que tout ceci ne correspond pas avec la belle histoire que vous venez de me raconter.

Mr Goby hocha tristement la tête :

— Il y a toujours une dingue dans chaque famille.

— Cette Mrs Restarick est toute jeune. J’imagine que ce n’est pas avec elle qu’il s’est enfui à l’origine ?

— Oh ! non ! Cette aventure n’a pas duré longtemps. Il s’agissait d’une femme qui ne valait pas cher à tout point de vue. Il a été idiot de se laisser subjuguer par elle. – Mr Goby referma son calepin et regarda Poirot d’un air interrogateur. — Y a-t-il autre chose que vous souhaiteriez que je découvre ?

— Oui. J’aimerais en savoir plus long sur feu Mrs Restarick. Elle était invalide et séjournait souvent dans des maisons de repos… Quel genre de maisons de repos ? Ne s’agissait-il pas plutôt de maisons de santé ?

— Je comprends, Mr Poirot.

— Cherchez à découvrir s’il y a eu la moindre trace de dérangement cérébral dans les deux familles…

— Je vais m’en occuper, Mr Poirot.

Mr Goby se leva et après avoir salué le détective, se retira. Poirot resta un moment songeur. Il marcha de long en large, les sourcils froncés. Il se demandait… il se demandait vraiment…

Il appela Mrs Oliver au téléphone.

— Je vous ai déjà prévenue, annonça-t-il, de bien faire attention. Je vous le répète encore : faites bien attention.

— Attention à quoi ?

— À vous. Je crois qu’il y a danger. Danger pour tous ceux qui vont fourrer leur nez là où ils sont jugés indésirables. Il y a du meurtre dans l’air… Je préférerais qu’il ne s’agisse pas du vôtre.

— Avez-vous obtenu les renseignements que vous espériez ?

— Oui, mais sans doute ne s’agit-il que de rumeurs et de cancans. Il semblerait que quelque chose se soit passé à Borodene Mansions.

— Quoi donc ?

— On a trouvé du sang dans la cour.

— Vraiment ! Cela me rappelle un vieux roman policier The Stain on the Staircase [3]. À présent, on dirait plutôt : She Asked for Death [4].

— Il se peut que ces taches de sang soient uniquement le fruit de l’imagination proverbiale d’un portier irlandais.

— Probablement une bouteille de lait renversée. Il n’aurait pas remarqué la différence, la nuit. Quel est votre avis ?

Poirot ne répondit pas directement.

— La jeune fille pense qu’elle a probablement commis un meurtre.

— Vous voulez dire qu’elle aurait vraiment tué quelqu’un ?

— On peut présumer qu’elle a tiré sur ce quelqu’un mais qu’elle l’a manqué. Quelques gouttes de sang… c’est tout. Pas de cadavre.

— Mon Dieu ! Que tout cela est confus ! Voyons, si celui, sur qui vous avez tiré, a la force de quitter les lieux en courant, vous n’iriez pas penser que vous l’avez tué, quand même ?

— Ce serait, en effet, difficile, approuva Poirot qui raccrocha.

— Je suis inquiète, annonça Claudia Reece-Holland.

Elle se versa une nouvelle tasse de café. Frances Cary bâilla à se décrocher la mâchoire. Les deux jeunes filles prenaient leur petit déjeuner dans la minuscule cuisine de leur appartement. Claudia était habillée, prête à entamer sa journée de travail. Frances portait encore son pyjama et sa robe de chambre. Ses cheveux noirs lui masquaient un œil.

— Je suis inquiète à propos de Norma, reprit Claudia.

— À votre place, je ne me ferais pas de souci. Je suppose qu’elle téléphonera ou réapparaîtra tôt ou tard.

— Vous croyez ? Vous savez, Frances, je ne puis m’empêcher de me demander…

— Je ne vois pas pourquoi, coupa sa compagne en reprenant du café qu’elle goûta avec méfiance. Enfin… Norma n’est pas vraiment notre affaire, vous ne croyez pas ? Nous ne sommes pas chargées de la surveiller ou de la dorloter comme un bébé. Elle partage seulement notre loyer. Pourquoi cette sollicitude maternelle ? Ne comptez pas sur moi pour me faire du souci !

— Je n’en doute pas. Vous ne vous inquiétez jamais de rien, Frances. Mais, ce n’est pas la même chose pour moi.

— Parce que vous êtes la locataire en titre de l’appartement ?

— Ma foi, je me trouve dans une position assez spéciale.

Frances eut un bâillement énorme.

— Je me suis couchée trop tard, la nuit dernière. Je suis allée à la soirée de Basil. Je ne me sens pas en forme. J’espère que le café noir m’aidera à tenir le coup. Prenez-en encore avant que je ne finisse la cafetière. Basil nous a forcées à essayer un nouveau comprimé… « Rêve Émeraude. » Je ne pense pas que toutes ces idioties vaillent la peine qu’on les expérimente.

— Vous allez arriver en retard à votre galerie.

— Bah ! je ne crois pas que cela ait grande importance. Personne ne le remarque ou ne s’en soucie. Elle annonça brusquement : J’ai vu David, hier soir. Il était tout endimanché et vraiment merveilleux.

— Ne me dites pas qu’à votre tour, vous êtes tombée amoureuse de lui, Frances ! Il est trop affreux !

— Je sais que c’est là l’opinion que vous en avez. Vous êtes tellement conventionnelle, Claudia.

— Pas du tout. Mais je ne puis dire que j’apprécie beaucoup votre bande d’artistes. Essayer toutes ces drogues pour finalement s’évanouir ou se battre comme des enragés !

Frances parut amusée.

— Je ne suis pas une droguée, très chère… J’aime seulement expérimenter l’effet de toutes ces choses. Et certains membres de la bande ne sont pas déplaisants. S’il veut s’en donner la peine, David peut peindre, vous savez.

— Il ne doit pas le vouloir souvent.

— Vous êtes toujours à couteau tiré avec lui ! Vous détestez le voir arriver ici pour parler à Norma. Et à propos de couteau…

— Eh bien ?…

— Je me suis demandé, articula lentement Frances, si je devais vous inquiéter en vous révélant un petit événement curieux.

Claudia jeta un coup d’œil à sa montre.

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