Agatha Christie La troisième fille

CHAPITRE XXIV

Tous le contemplèrent, figés.

— Vous ne vous attendiez pas à cela, n’est-ce pas ?

Restarick remarqua d’un ton coléreux :

— Vous vous trompez ! Ma fille ne sait même pas ce qu’elle a fait. Elle est innocente… complètement innocente. Elle ne peut être tenue responsable d’actes dont elle ne connaît pas la portée !

— Laissez-moi parler un moment. Je sais ce que j’avance, pas vous. Norma est saine d’esprit et responsable de ses actes. Dans un moment nous l’appellerons et elle vous parlera d’elle-même. Elle est la seule qui n’ait pas encore eu l’occasion de le faire ! Elle est encore ici… enfermée dans sa chambre, sous la surveillance d’une femme-agent. Mais avant de lui poser une ou deux questions, j’ai quelque chose à vous apprendre que vous feriez mieux d’entendre au préalable. Lorsque j’ai rencontré Norma, elle était bourrée de drogues.

— Et il les lui fournissait ! cria Restarick. Ce misérable garçon dégénéré !

— C’est, sans aucun doute, lui en effet qui l’y a habituée.

— Dieu merci !

— Pourquoi remerciez-vous Dieu ?

— Je vous avais mal compris. J’ai d’abord cru que vous vouliez la jeter aux lions lorsque vous avez insisté sur son état mental. Je vous avais mal jugé… Ce sont les drogues qui sont responsables, qui l’ont poussée à agir d’une manière anormale et l’ont laissée inconsciente de ses actes.

Stillingfleet éleva le ton :

— Si vous me permettiez de parler au lieu de m’interrompre sans arrêt nous progresserions peut-être. Tout d’abord, elle n’est pas une toxicomane. Elle ne porte aucune marque de piqûres, elle ne prend pas d’héroïne. Quelqu’un, le garçon ou quelqu’un d’autre, lui administrait des drogues sans qu’elle s’en rende compte. Un mélange assez intéressant… du L.S.D., qui procure des rêves passagers et précis, allant du cauchemar aux songeries agréables, faussant l’importance du temps, ce qui explique ces trous de mémoire, ces heures qu’elle pensait avoir traversées sans se souvenir de ses faits et gestes. Une personne qui avait une grande connaissance dans le domaine des drogues s’est amusée aux dépens de cette fille.

Restarick coupa :

— C’est ce que je dis ! Norma n’est pas responsable ! Quelqu’un l’hypnotisait !

— Vous n’avez pas encore compris ! Personne ne pouvait la forcer à agir contre sa propre volonté ! Tout ce qu’on réussissait à faire c’était de la persuader qu’elle avait commis certains actes. Maintenant, nous allons l’amener et l’obliger à prendre conscience de ce qui est arrivé.

Il tourna un regard interrogateur vers le chef inspecteur qui hocha la tête.

En sortant, Stillingfleet lança à l’adresse de Claudia :

— Où avez-vous mis la demoiselle que vous avez ramenée de chez miss Jacobs et à laquelle vous avez donné un calmant ? Dans sa chambre ? Il faudra la secouer un peu et la récupérer. Nous avons besoin de tout le monde.

Claudia sortit à son tour.

Stillingfleet réapparut guidant Norma en lui adressant des mots d’encouragement.

— Ne craignez rien… Asseyez-vous là.

Elle obéit. Sa docilité était encore assez effrayante.

La femme-agent se balançait d’un pied sur l’autre près de la porte, l’air scandalisé.

— Tout ce que je vous demande, c’est de dire la vérité. Ce n’est pas aussi difficile que cela paraît.

Claudia revint avec Frances qui bâillait à se décrocher la mâchoire. Ses cheveux noirs lui cachaient un côté du visage.

— Vous avez besoin d’un cordial ? lui proposa Stillingfleet.

— Je souhaiterais que vous me laissiez tous dormir, murmura-t-elle d’une voix indistincte.

— Personne n’aura la chance de dormir avant que j’en aie fini avec eux ! À présent, Norma, répondez à mes questions. Cette femme qui habite à côté dit que vous avez admis avoir tué David Baker. C’est exact ?

La voix docile répondit :

— Oui, j’ai tué David.

— Poignardé ?

— Oui.

— Comment le savez-vous ?

Elle parut légèrement étonnée.

— Je ne comprends pas ? Il était là… par terre… mort.

— Où se trouvait le couteau ?

— Je l’ai ramassé.

— Y avait-il du sang dessus ?

— Oui. Et sur sa chemise aussi.

— Comment était-il… le sang sur le couteau ? Le sang que vous aviez sur les mains et que vous êtes allée laver… Humide ? Ou plutôt comme de la confiture de fraises ?

— Comme de la confiture de fraises… poisseux.

Elle frissonna.

— Je devais aller me laver.

— Eh bien, tout s’arrangeait gentiment : la victime, sa meurtrière… vous, en l’occurrence, l’arme du crime à la main. Vous souvenez-vous effectivement de l’avoir tué ?

— Non… je ne me souviens pas de ça… Mais j’ai dû le faire, n’est-ce pas ?

— Je n’étais pas présent. C’est vous qui l’affirmez. Mais il y a eu un autre crime avant, non ? Bien plus tôt ?

— Vous voulez dire… Louise ?

— Oui… Louise. Quand, l’idée de la tuer vous est-elle venue pour la première fois à l’esprit ?

— Il y a des années.

— Alors que vous étiez enfant ?

— Oui.

— Vous avez dû attendre longtemps ?

— Je l’avais complètement oubliée.

— Jusqu’au moment où vous l’avez revue et reconnue ?

— Oui.

— Enfant, vous la haïssiez. Pourquoi ?

— Parce qu’elle a emmené Papa, mon père, loin de nous.

— Et rendu votre mère malheureuse ?

— Mummy haïssait Louise. Elle disait qu’elle était une femme mauvaise.

— Elle vous en parlait souvent, j’imagine ?

— Oui. J’aurais souhaité qu’elle ne le fît pas… Je ne voulais pas entendre parler d’elle.

— Lorsque vous l’avez revue, avez-vous vraiment eu le désir de la tuer ?

Norma parut réfléchir.

— Pas vraiment, vous savez… Toute cette histoire me semblait si lointaine. Je ne pouvais me représenter… C’est pour cela…

— Que vous n’étiez pas sûre de l’avoir tuée ?

— Oui. J’imaginais que je ne l’avais pas tuée… qu’il s’agissait d’un mauvais rêve. Elle s’était peut-être jetée elle-même par la fenêtre.

— Ma foi… Pourquoi pas ?

— Parce que je sais que je l’ai poussée… Je l’ai avoué.

— À qui ?

Norma hocha la tête.

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