Agatha Christie La troisième fille

CHAPITRE XIV

— Chère Madame…

Poirot s’inclina en offrant à Mrs Oliver un joli bouquet aux couleurs artistiquement assemblées.

— Mr Poirot ! Vraiment, c’est très aimable à vous et cela correspond si bien à votre personnalité ! Mes fleurs sont toujours si mal arrangées !… Elle leva les yeux sur un vase aux chrysanthèmes en désordre et reporta son regard sur les boutons de roses bien serrés. Que c’est aimable à vous de me rendre visite !

— Je viens vous féliciter de votre prompt rétablissement, Madame.

— Je suppose, en effet, que je suis à nouveau en forme.

Elle fit mouvoir sa tête avec précaution.

— Cependant, j’ai encore des migraines assez violentes.

— Vous vous souvenez que je vous avais prévenue de ne rien tenter de dangereux ?

— De ne pas me mêler de ce qui ne me regardait pas plutôt ! Et c’est justement ce que j’ai essayé de faire. Je sentais que quelque chose de dangereux rôdait autour de moi. J’avais peur. J’ai tenté de me raisonner en me disant que je me trouvais dans Londres, au centre de la capitale, que la foule n’était pas loin… Pourquoi avais-je peur ?

Poirot la regarda pensivement. Il se demandait si elle avait vraiment ressenti ce sentiment ou si elle l’avait imaginé par la suite. Il savait qu’on se laisse souvent influencer par ces impressions qui, en vérité, ne se manifestent que plus tard. Bien des gens étaient venus le voir en s’exprimant à peu près à la façon de son amie. « Je savais que quelque chose n’allait pas. Je prévoyais que le mal se manifesterait » alors qu’en fait, elles n’avaient rien prévu du tout.

Mrs Oliver s’estimait réputée pour son intuition exceptionnelle. Une intuition en entraînait une autre avec une rapidité incroyable et Mrs Oliver se reconnaissait toujours le droit de proclamer sa clairvoyance lorsqu’un de ses pressentiments s’avérait juste !

— À quel moment avez-vous eu conscience de cette angoisse ?

— En quittant la rue animée. Jusqu’alors, tout était simple et excitant et… et ma foi, je m’amusais beaucoup bien que je me sentisse vexée de constater à quel point il est difficile de rester dans le sillage de quelqu’un. Elle réfléchit un moment avant de poursuivre. Oui, cette aventure m’amusait… Soudain, tout fut différent ; je me voyais engagée dans une succession de petites rues sombres, de passages se terminant en cul-de-sac et de terrains vagues. Il m’est difficile d’expliquer clairement ce que j’ai ressenti alors, mais c’était un peu un comme dans un rêve… Vous commencez par vous trouver à une soirée mondaine et puis soudain, vous êtes dans la brousse, sans deviner de quelle façon vous y êtes venu et pourquoi…

— La brousse ? Voilà une remarque intéressante. Ainsi, vous aviez l’impression de vous trouver dans la brousse, effrayée par un paon ?

— Je ne sais si j’avais vraiment peur de lui. Après tout, un paon n’est pas un animal dangereux. J’ai surnommé ainsi ce garçon si fastueusement vêtu.

— Avant d’avoir été frappée, vous ne vous doutiez pas que l’on vous suivait ?

— Non, mais j’ai l’impression que mon guide m’a indiqué une mauvaise direction.

Poirot hocha la tête.

— Ce doit être lui mon agresseur, reprit Mrs Oliver. Qui cela pourrait-il être d’autre ? Le garçon avec ses vêtements crasseux ? Il sentait mauvais mais n’avait rien de menaçant. Pas davantage cette endormie de Frances Machin. Elle était juchée sur une estrade, avec ses cheveux de noyée, me rappelant une actrice dont j’ai oublié le nom.

— Vous dites qu’elle était modèle ?

— Oui. Pas pour le Paon, pour le garçon malpropre. Je ne me rappelle plus si vous la connaissez ou non ?

— Je n’ai pas encore eu le plaisir de la rencontrer en admettant que ce soit un plaisir.

— Ma foi, elle est assez jolie, à la manière artiste. Beaucoup de maquillage, un fard blanc, une couche épaisse de mascara et les cheveux dans la figure. Elle travaille pour une galerie d’art ce qui explique qu’elle se mêle aux Beatniks et pose en qualité de modèle. Comment ces filles peuvent-elles se conduire ainsi ! Elle s’est peut-être amourachée du Paon, à moins qu’il s’agisse du garçon pas lavé… ? Cependant, je ne la vois pas bien en train de m’assommer.

— Il me vient une autre idée, Madame. Peut-être que quelqu’un vous a vu suivre David… et vous a suivie à son tour ?

— C’est possible ! Je me demande de qui il s’agirait, dans ce cas ?

Poirot poussa un soupir.

— Toute la difficulté est là. Trop de gens. Trop de choses. Je n’arrive pas à distinguer clairement… Je ne vois qu’une fille déclarant qu’elle a peut-être commis un crime ! C’est tout ce que j’ai pour me guider et même là, on n’arrive à rien !

— Que voulez-vous dire ?

— Réfléchissez !

La réflexion n’était pas le point fort de Mrs Oliver.

— Vous m’embrouillez toujours ! protesta-t-elle.

— J’ai parlé d’un meurtre mais, quel meurtre ?

— Celui de la belle-mère, je présume ?

— Seulement, la belle-mère n’est pas morte !

— Vous êtes l’homme le plus irritant que je connaisse !

Poirot se cala sur son siège, joignit le bout de ses doigts et se prépara – c’est tout du moins ce que prévoyait Mrs Oliver – à passer un bon moment.

— Vous refusez de réfléchir, dit-il. Mais pour aboutir quelque part, nous devons réfléchir.

— Je ne veux pas ! Tout ce qui m’intéresse c’est de savoir ce que vous avez fait pendant que j’étais à l’hôpital ?

Poirot écarta la question d’un geste.

— Il faut commencer par le commencement, Madame. Un jour, vous m’avez appelé au téléphone. J’étais mal en point… je l’admets, je broyais du noir. On venait de m’adresser une remarque qui me peinait profondément. Vous, Madame, vous avez été la bonté même. Vous m’avez réconforté, encouragé et offert une délicieuse tasse de chocolat. Bien plus ! vous m’avez guidé pour retrouver la trace d’une jeune fille qui pensait avoir commis un crime ! Demandons-nous ce que cela signifie ? Qui a été assassiné ? Où ? Pourquoi ?

— Oh ! arrêtez ! À cause de vous, ma tête me refait mal !

Poirot ignora la protestation.

— Avons-nous un meurtre ? Vous me dites, la belle-mère… mais la belle-mère n’est pas morte. Donc ce meurtre n’a pas été encore perpétré. Cependant, il y en a un ! Donc, je me pose la question : qui est mort ? Je répète : quelqu’un m’a parlé d’un meurtre qui a eu lieu quelque part et qui a été exécuté d’une manière ou d’une autre. Quand vous m’affirmez que la tentative de meurtre sur la personne de Mary Restarick répond à ma question, je vous rétorque que non et qu’un Hercule Poirot ne se satisfait pas de cette façon !

— Je ne vois pas ce que vous désirez de plus ?

— Je veux un meurtre !

— À la manière dont vous dites ça, on a presque l’impression que vous seriez capable de le commettre !

— Je cherche un meurtre et je ne puis le trouver. C’est exaspérant… Je vous supplie donc de réfléchir avec moi.

— Attendez ! attendez ! Une idée formidable ! Supposons qu’Andrew Restarick se soit débarrassé de sa première femme avant de quitter l’Angleterre. Y avez-vous songé ?

— Certainement pas ! protesta Poirot, indigné.

— Moi, si ! et c’est très intéressant. Il était amoureux de cette autre femme et comme le célèbre assassin Crippen, il s’est débarrassé de son épouse légitime pour s’enfuir avec sa maîtresse et personne ne l’a soupçonné.

Poirot agita les mains, en signe de protestation.

— Mais sa femme n’est morte que onze ou douze ans après qu’il ait quitté l’Angleterre ! Quant à sa fille, elle n’aurait tout de même pas tué sa mère à cinq ans !

— Autre chose. Restarick prétend que sa femme est morte, mais nous n’en sommes pas sûrs ?

— Moi, si. Je me suis renseigné. Mrs Grace Restarick est morte le 14 avril 1963.

— Comment avez-vous pu le découvrir ?

— J’ai utilisé un enquêteur. Je vous en prie, Madame, ne sautez pas rapidement à des conclusions aussi fantaisistes !

— Je pensais témoigner d’une certaine ingéniosité, protesta son amie, d’un ton boudeur. Si je devais me servir de ces personnages dans un de mes romans, c’est de cette façon qu’ils agiraient et ce serait la fille la coupable… pas une coupable avec préméditation mais un simple instrument dont le père se serait servi pour donner une potion de feuilles de troènes à la mère alitée.

— Non ! non ! et non !

— D’accord ! Exposez-moi votre version.

— Hélas, je n’en ai pas… Je cherche un crime et je n’en trouve pas.

— Comment ? Après que Mrs Restarick soit tombée malade, ait dû se faire hospitaliser, pour retomber de nouveau malade sitôt de retour chez elle ? Je suis sûre que si l’on cherchait bien, on trouverait de l’arsenic dans les affaires de Norma.

— C’est exactement ce que nous avons découvert.

— Mais enfin, Mr Poirot, que souhaitez-vous de plus ?

— Je souhaite que vous prêtiez attention au sens des mots. Cette fille n’a jamais dit : « J’ai essayé de tuer quelqu’un » ou « J’ai essayé de tuer ma belle-mère. » Deux fois, elle a parlé d’un fait accompli. Accompli, vous entendez ?

— J’abandonne ! Vous ne voulez pas admettre que Norma a essayé de tuer sa belle-mère ?

— Oui, je crois que c’est très possible. Cela correspondrait à son état d’esprit… mais ce n’est pas prouvé. N’importe qui aurait pu dissimuler une bouteille d’arsenic dans les affaires de la petite. Même son père…

— Vous vous plaisez à croire que les maris sont les suspects numéro un !

— D’une part, le mari est généralement la personne qui possède le plus de mobiles. D’autre part, il aurait pu aussi bien s’agir de Norma, de l’un des domestiques, de la jeune fille au pair, du vieux Roderick… ou même de Mrs Restarick elle-même.

— Elle ? C’est ridicule. Pour quelles raisons ?

— Elle aurait pu avoir des motifs obscurs mais que nous ne devons pas négliger.

— Voyons, Mr Poirot vous n’allez pas suspecter tout le monde ?

— Mais si ! c’est ce que je dois faire ! D’abord, je suspecte, ensuite je cherche les raisons.

— Et quelles raisons pourrait avoir cette pauvre enfant étrangère ?

— Pourquoi habite-t-elle cette maison ? Pourquoi est-elle en Angleterre ?

— Vous êtes vraiment fou !

— N’oublions pas, non plus, le nommé David, votre Paon.

— David n’a jamais approché la maison des Restarick.

— Oh ! que si ! Il errait dans les corridors, le jour où je m’y trouvais moi-même.

— Mais il n’irait pas mettre du poison dans la chambre de Norma !

— Qu’est-ce qui vous le prouve ?

— Norma et lui sont amoureux l’un de l’autre.

— J’admets qu’ils en donnent l’apparence.

— Vous essayez toujours de tout compliquer.

— Erreur ! J’ai besoin d’informations et la seule personne susceptible de me les fournir a disparu.

— Norma ?

— Oui. Norma.

— Mais elle n’a pas disparu ! Vous et moi l’avons retrouvée !

— Elle est sortie du café et s’est, une fois de plus envolée.

— Et vous l’avez laissé filer ?

— Hélas !

— Depuis, vous n’avez pas essayé de la retrouver ?

— Je n’ai pas dit cela.

— Et vous admettez votre échec ? Vraiment Mr Poirot, vous me décevez !

— J’ai bien un plan, murmura Poirot d’un ton rêveur. Mais parce qu’il y manque une pièce, l’ensemble demeure flou.

Poirot continua de parler, plus pour lui que pour son auditrice qui ne lui prêtait plus attention. Mrs Oliver, irritée, estimait que Norma Restarick avait eu raison : Poirot était trop vieux !

Pendant ce temps, Poirot, méthodique, décortiquait ce qu’il appelait son plan.

— Tout s’enchaîne… oui, tout s’enchaîne et c’est pour cela que c’est si difficile. Une chose s’ajoute à une autre et vous découvrez que celle-ci vous conduit à une autre encore qui, apparemment, n’a rien à voir dans l’affaire. Ainsi, le cercle des suspects ne cesse de s’agrandir. Suspects de quoi ? Là encore, on ne sait pas ! Nous avons d’abord la jeune fille et à travers le dédale de détails ne collant pas ensemble je cherche la réponse à une question lancinante : Norma est-elle une victime ? ou essaie-t-elle de se faire prendre pour telle ? J’ai encore besoin de quelque chose… pour arriver à une certitude… d’un indice dissimulé quelque part mais que je sais exister…

Mrs Oliver fouillait fébrilement dans son sac.

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