Agatha Christie La troisième fille

— Je ne comprends pas pourquoi je ne trouve jamais mes comprimés au moment où j’en ai besoin.

— Nous avons ensuite un groupe de personnes qui font partie de la même famille. Le père, la fille, la belle-mère. Leurs existences sont étroitement reliées entre elles. Nous avons encore le vieil oncle, avec lequel ils vivent et qui est à peu près gâteux. Nous avons enfin la jeune Sonia reliée au reste du clan, par l’oncle. Elle travaille pour lui. Elle a de bonnes manières. Il est très satisfait d’elle. Mais quel est son rôle dans la maison ?

— Elle veut apprendre l’anglais, je suppose, remarqua Mrs Oliver au passage.

— Elle rencontre un attaché de l’ambassade d’Herzégovine dans les jardins de Kew. Elle l’y rencontre mais ne lui adresse pas la parole. Elle laisse seulement un livre près de lui et il l’emporte en partant.

— De quoi parlez-vous ?

— Cela a-t-il un rapport avec le plan ? Nous ne savons pas encore. C’est possible et cependant, improbable. Mrs Restarick aurait-elle jugé dangereuses les activités de Sonia ?

— Ne me dites pas que l’espionnage joue un rôle dans cette affaire !

— Je ne vous ne dis pas… Je me le demande.

— Vous avez affirmé vous-même que Sir Roderick est gâteux !

— Là n’est pas la question. Il fut, durant la guerre, un personnage important. Des secrets lui ont passé entre les mains. Des lettres ont pu lui être adressées, des lettres qu’il aurait gardées une fois qu’elles eurent perdu de leur importance.

— Vous parlez encore de la guerre, déjà si lointaine !

— Supposons qu’il existe encore des documents susceptibles de nuire à la réputation de certains hommes politiques ? Ce ne sont là, évidemment, que des suppositions. On pourrait juger indispensable de détruire certains de ces papiers ou de les adresser à quelque puissance étrangère qui se chargerait mieux de cette mission qu’une charmante jeune fille dont la tâche consiste à assister un vieil homme dans sa recherche des matériaux nécessaires à la rédaction de ses Mémoires ?

— Quel esprit tortueux vous avez !

— D’accord. Il y a trop de pistes. Laquelle est la bonne ? Norma quitte la maison paternelle pour se rendre à Londres. Elle partage, comme vous me l’avez appris, un appartement avec deux autres camarades qui lui étaient inconnues jusqu’à son emménagement. Et voilà qu’on apprend que Claudia Reece-Holland est la secrétaire particulière du père de Norma ! S’agit-il d’une coïncidence ? L’autre fille devient modèle à l’occasion et connaît le garçon que vous appelez le Paon, lequel est aimé de Norma. Quel est le rôle de ce David dans tout ceci ? Est-il vraiment amoureux de Norma ?

— Il est étrange, en effet que Claudia Reece-Holland soit la secrétaire de Restarick. Elle me fait l’effet d’être si sûre d’elle-même ?… Peut-être est-ce elle qui a poussé la locataire du 7e par la fenêtre ?

Poirot se figea.

— Quoi ?

— Oh ! Ce n’était qu’une quelconque locataire. Je ne me souviens même plus de son nom. Elle est tombée de sa fenêtre, au septième étage, à moins qu’elle ne se soit suicidée.

La voix de Poirot s’éleva, sévère.

— Et vous ne me l’avez jamais dit ?

Mrs Oliver le regarda, surprise.

— Je ne comprends pas ?

— Je vous ai demandé si vous étiez au courant d’un décès récent et tout ce que vous avez trouvé c’est une tentative d’empoisonnement ! Quand cet accident a-t-il eu lieu ?

— Une semaine avant que je ne m’y rende, je crois !

— Parfait. Comment en avez-vous eu connaissance ?

— Par un laitier.

— Un laitier !

— Il paraît que cela s’est passé très tôt le matin.

— Comment s’appelait cette femme ?

— Aucune idée. Je ne me souviens même plus si l’homme a fait allusion à son nom.

— Jeune, entre deux âges, âgée ?

Mrs Oliver réfléchit.

— Ma foi, il n’a pas précisé. Dans les cinquante ans ?

— Je me demande maintenant… Savez-vous si l’une de nos jeunes filles la connaît ?

— Comment le saurais-je ?

— Et vous n’avez jamais eu l’idée de m’en informer ?

— Voyons, Mr Poirot, je ne vois pas ce que ce drame aurait à voir avec notre histoire ?

— Mais, ne comprenez-vous pas que c’est là le maillon qui me manquait ! Il y a Norma qui habite le même bâtiment que la désespérée qui se suicide… à ce qu’on prétend. Une semaine plus tard, Norma qui a entendu prononcer mon nom à une réunion, vient me trouver pour m’annoncer qu’elle pense avoir commis un crime. Ne voyez-vous pas ? Un décès et quelques jours plus tard, une personne qui pense avoir commis un crime ? Enfin, le voilà le meurtre qui nous manquait !

Sans oser exprimer son opinion tout haut, Mrs Oliver pensait que cette hypothèse était ridicule.

CHAPITRE XV

Hercule Poirot buvait une tisane, tout en réfléchissant. Ses réflexions suivaient toujours un cours particulier. Il les sélectionnait comme un amateur de jeu de patience range ses pièces avant de les assembler. En temps voulu, elles seraient ajoutées les unes aux autres afin de composer un tableau clair et cohérent. Pour le moment, l’important était de choisir et écarter les pièces inutiles. Poirot se détendit et laissa ses pensées se présenter une à une à son esprit… Il revécut ces derniers jours…

Ses pieds douloureux dans ses souliers vernis… S’acheminant sur un chemin indiqué par sa bonne amie, Mrs Oliver… Une belle-mère… Il se vit la main posée sur une barrière… Une femme, penchée sur un buisson de roses, occupée à couper des branches inutiles et tournant la tête vers lui. Une tête dorée comme un champ de blé, avec des mèches en torsades. Il se souvint que le vieux Sir Roderick avait remarqué que Mrs Restarick devait porter une perruque par suite d’une fièvre de jeunesse. Il se rappela la pièce qu’ils avaient traversée ensuite, et les deux tableaux accrochés aux murs. Celui d’une femme vêtue d’une robe gris tourterelle, à la bouche mince, aux lèvres pincées, aux cheveux à peine gris. La première Mrs Restarick. Son portrait était juste en face de celui de son mari. Deux bonnes études. Poirot concentrait son esprit sur le deuxième tableau. Il ne l’avait pas si bien vu ce jour-là que dans le bureau de Restarick…

Andrew Restarick et Claudia Reece-Holland. Y avait-il là quelque chose ? Pas forcément. Il était naturel qu’il se tournât vers sa nouvelle secrétaire, une fille tellement compétente, pour l’aider à trouver un logement dans Londres qui puisse convenir à son enfant… Elle devait accepter de bonne grâce d’héberger la jeune fille puisqu’elle cherchait une troisième colocataire. Troisième colocataire… La phrase qu’avait prononcée Mrs Oliver lui revenait sans cesse à l’esprit, comme si cette dénomination de « troisième colocataire » cachait une autre signification qu’il n’arrivait pas à découvrir.

George entra, refermant discrètement la porte derrière lui.

— Une demoiselle demande à vous voir, Monsieur. C’est la jeune lady qui est venue l’autre jour.

La remarque arrivait trop à propos. Poirot se redressa en sursautant.

— La jeune fille venue à l’heure du déjeuner ?

— Oh ! non, Monsieur. Je veux parler de celle qui accompagnait Sir Roderick.

— Ah ! Vraiment ? – Il haussa les sourcils – Faites-la entrer. Où est-elle ?

— Je l’ai laissée dans le bureau de miss Lemon, Monsieur.

— Bien.

Sonia n’attendit pas que George vint la chercher. Elle fit irruption dans la pièce, d’un pas décidé.

— Il m’a été difficile de me libérer mais je tenais à venir vous préciser que ce n’est pas moi qui ai pris ces papiers. Je n’ai jamais rien volé !

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

— Non, merci, je n’ai pas beaucoup de temps.

— Donc, vous affirmez que vous n’avez jamais emporté, hors de la maison de Sir Roderick, le moindre papier, document ou lettre ?

— C’est pour vous l’affirmer que je suis ici. Il me croit, lui. Il sait que je ne ferais jamais une chose pareille.

— Très bien. Je prends note de votre déclaration.

— Pensez-vous que vous retrouverez ces papiers ?

— J’ai d’autres enquêtes sur les bras, pour le moment. Les papiers de Sir Roderick attendront.

— Il est inquiet. Très inquiet. Il y a quelque chose que je ne puis lui révéler mais que je vais vous confier. Il perd ses affaires. Elles ne sont pas toujours là où il croyait les avoir placées.

— Ah ! Y a-t-il autre chose que vous vouliez me confier ?

— Pourquoi ?

— On ne sait jamais.

— Je ne comprends pas ?

— Je ne vous retiens pas. C’est peut-être votre jour de sortie ?

— Oui. Un jour par semaine, je puis faire ce que je veux : venir à Londres, visiter le British Museum…

— Ainsi que la National Gallery. Par contre, lorsqu’il fait aussi beau qu’aujourd’hui, vous pouvez vous rendre à Kensington Gardens et peut-être même aux Kew Gardens.

Elle se raidit et lut lança un regard coléreux.

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