Agatha Christie La troisième fille

Poirot fronça les sourcils, mécontent. Il jugeait que cette peinture ne correspondait pas à l’homme rencontré. Faible ! avec ce menton proéminent ? ce regard assuré ? cet air résolu ? De plus, il avait la réputation d’un homme d’affaires solide et heureux. Ayant réussi des marchés avantageux en Afrique du Sud et en Amérique du Sud, il avait gagné beaucoup d’argent. Comment un tel homme pouvait-il passer pour un faible ? Sa faiblesse ne concernait peut-être que les femmes ? Il avait commis l’erreur d’épouser une personne qui ne lui convenait pas… poussé par sa famille, peut-être ? Ensuite, il y avait eu cette autre femme. Rien qu’elle ? Ou y en avait-il eu d’autres ? Difficile à savoir, après tant d’années. Assurément il n’avait pas la réputation d’un Don Juan. Un homme normal et d’après les ouï-dire, un père très attaché à son enfant. Pourtant il avait rencontré une femme qui lui avait suffisamment tourné la tête pour qu’il abandonne son foyer et son pays. Un grand amour ?

Était-ce là la seule raison qui l’avait poussé à tout laisser tomber ? Ou n’avait-il jamais aimé la vie de bureau, la routine de son travail à Londres ?… Poirot le croyait. Andrew semblait aussi être le type du solitaire. Tout le monde l’estimait, ici et à l’étranger, mais il n’avait pas d’amis intimes. Il est vrai que ne restant jamais longtemps au même endroit, il lui aurait été difficile de se faire des amis. Il se lançait dans une entreprise, la réussissait et pliait bagages pour poursuivre sa route plus avant. Un nomade ? Un errant ?

Tout cela, cependant ne correspondait pas avec son portrait… Un portrait ? Poirot s’agita, mal à l’aise, au souvenir du tableau accroché dans le bureau de Restarick. C’était le portrait du même homme quinze ans plus tôt. Quelles différences existaient avec celui assis derrière sa table de travail ? Aussi surprenant que cela paraisse, presque aucune. Un peu plus de gris dans les cheveux, les épaules plus arrondies, mais les marques caractéristiques du visage n’avaient pas changé. Un homme qui savait ce qu’il voulait et s’acharnait à l’obtenir, un homme qui ne reculait pas devant les risques à prendre.

Pourquoi Restarick avait-il apporté ce tableau à Londres ? Il s’agissait des portraits jumeaux d’un mari et de son épouse qui auraient dû demeurer ensemble. Restarick aurait-il eu, une fois de plus, le désir de se dissocier de sa première femme, de se séparer plus complètement d’elle ?

Les portraits avaient probablement été retirés d’un garde-meuble ainsi que d’autres objets appartenant à la famille. Mary Restarick avait dû, sans aucun doute, choisir parmi eux, ceux qu’elle désirait ajouter au mobilier de Crosshedges dont Sir Roderick leur laissait la jouissance. Poirot s’interrogea pour savoir si la jeune femme avait élevé quelques objections en accrochant les deux portraits. Il eût été plus naturel de laisser celui de la première épouse dans le grenier. Mais, après tout, il n’y avait peut-être pas de grenier à Crosshedge ? Mary paraissait être une femme raisonnable… pas le genre jaloux ou émotif.

— Tout de même – se dit Poirot – les femmes sont toutes capables de jalousie et parfois celles que vous croyez le plus à l’abri de cette passion mauvaise.

Il s’efforça de faire vivre Mary Restarick dans sa mémoire, et il fut frappé de constater qu’il n’arrivait pas à penser grand-chose sur elle ! Il ne l’avait rencontrée qu’une fois et au cours de cette rencontre, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, elle ne lui avait guère fait impression. Un certain manque de naturel ? En dépit de sa perruque, Mary Restarick était jolie, raisonnable et sûrement capable de se mettre en colère. D’ailleurs, elle l’avait prouvé lors de la rencontre du Paon, errant dans sa maison sans y être invité.

Poirot interrompit brusquement le fil de ses réflexions et hocha la tête. Mary Restarick n’était pas la mère de Norma. Pas pour elle donc les appréhensions, les angoisses d’une mère au sujet d’une fille se lançant dans un mariage mal assorti… et malheureux, ou l’annonce d’un enfant illégitime né d’un père qu’on méprise.

Quels étaient les sentiments de Mary vis-à-vis de Norma ? Probablement la jugeait-elle d’abord une fille difficile… ayant choisi un jeune homme qui deviendrait, sans aucun doute, une source de soucis et d’ennuis pour Andrew Restarick. Mais qu’avait pu penser Mary d’une belle-fille qui, apparemment, essayait de l’empoisonner ?

Sa réaction paraissait avoir été raisonnable. Elle avait seulement écarté Norma de la maison, éloignant ainsi le danger qui pesait sur elle et avait coopéré avec son mari, pour étouffer un scandale possible. Norma venait passer le week-end parmi eux pour sauver les apparences.

Pour Poirot, l’identité de la personne qui avait tenté d’empoisonner Mary Restarick était loin d’être découverte, bien que Restarick, lui-même, pensât qu’il s’agissait de sa fille…

À présent, Poirot réfléchissait sur le cas de Sonia. Que faisait-elle dans cette maison ? Pourquoi y était-elle venue ? Sir Roderick lui mangeait dans le creux de la main… Peut-être ne désirait-elle pas retourner dans son pays ! Peut-être son dessein était-il purement matrimonial… Les hommes de l’âge de Sir Roderick épousent de jolies jeunes filles chaque jour de la semaine. Dans ce cas, Sonia pourrait bien réussir. Une position sociale assurée, et un assez prompt veuvage en perspective avec une belle rente… À moins que son but soit complètement différent ? S’était-elle rendue aux Kew Gardens avec les papiers de Sir Roderick qui avaient disparu et qu’elle aurait dissimulés dans les pages d’un livre ?

Mary Restarick aurait-elle nourri des soupçons sur les activités de Sonia ? Et dans ce cas, serait-ce Sonia qui lui aurait administré des substances toxiques par le truchement des aliments préparés par ses soins ?

Abandonnant l’étrangère, Poirot se rendit mentalement à Londres, chez les trois jeunes filles qui partageaient un appartement Claudia Reece-Holland, Frances Cary et Norma Restarick.

Claudia Reece-Holland, capable, expérimentée, jolie, secrétaire de première classe. Frances Cary, artiste, élève d’une école d’art dramatique, puis de Slade qu’elle avait abandonné. Elle gagnait bien sa vie et fréquentait un milieu bohème. Elle connaissait le jeune Baker, bien que rien ne laissât supposer qu’ils étaient plus qu’amis. Peut-être était-elle cependant amoureuse de lui ?

Un beau mâle à l’air impudent et légèrement ironique qu’il avait rencontré tout d’abord dans les escaliers de Crosshedges, remplissant une mission pour Norma (ou en reconnaissance pour son propre compte ?) Poirot avait revu David lorsqu’il l’avait fait monter dans sa voiture. Un jeune homme possédant un caractère et donnant l’impression d’être à la hauteur de toute entreprise décidée par ses soins. Toutefois, sa personnalité présentait un côté d’ombre. Poirot prit un papier placé près de lui et le relut. Un rapport peu satisfaisant mais pas dramatique pour autant. Des larcins dans des garages, des gestes de voyou qui l’avaient placé deux fois en liberté surveillée. Toutes ces histoires étaient à la mode de nos jours. Baker aurait pu devenir un bon peintre, mais il avait abandonné ses études. On ne lui connaissait pas de travail fixe. Il paraissait vain, un vrai Paon, amoureux de son apparence.

Le détective s’empara d’une feuille sur laquelle étaient transcrits les thèmes essentiels de la conversation entre Norma et David, lorsqu’ils se trouvaient dans le café de la Cité. Mais jusqu’à quel point pouvait-on se baser sur un rapport rédigé par Mrs Oliver ? On ne savait jamais à quel moment l’imagination de Mrs Oliver prendrait le dessus ! Le garçon était-il vraiment épris de Norma ? Désirait-il réellement l’épouser ? Par contre, les sentiments de la jeune fille à son égard ne laissaient aucun doute. Il lui avait proposé le mariage. Norma possédait-elle un compte en banque ? Elle avait beau être la fille d’un homme riche, rien n’affirmait qu’elle disposait de beaucoup d’argent. Poirot eut un geste exaspéré. Il avait oublié de se renseigner sur les clauses du testament de la défunte Mrs Restarick. Il feuilleta ses notes… Non, Mr Goby n’avait heureusement pas négligé ce point important. Mrs Restarick avait laissé tous ses biens à sa fille. Probablement, en tant que fille unique, Norma hériterait de toute la fortune de son père, mais à condition que ledit père ne la déshérite pas parce qu’il n’estimait pas l’homme qu’elle épouserait. Et ce ne serait malheureusement qu’à ce moment, qu’on pourrait juger de la sincérité des sentiments de Baker. Et cependant Poirot hocha la tête pour la troisième fois. Toutes ces données ne se reliaient pas entre elles. Il se rappela le bureau de Restarick et le chèque que l’homme d’affaires venait de remplir pour acheter un jeune homme, tout disposé à se laisser acheter. Cela à nouveau ne cadrait pas. Le montant du chèque était important et cependant, pas plus tard que le jour précédent, David avait offert à Norma de l’épouser. Bien sûr, il ne pouvait s’agir que d’une manœuvre, une manœuvre pour faire monter le prix exigé de Restarick.

De Restarick, Poirot passa à Claudia. Claudia et Restarick ? Était-ce par hasard qu’elle était devenue sa secrétaire ? Existait-il un autre lien entre eux ? Trois filles dans un appartement L’appartement de Claudia Reece-Holland. C’était elle à l’origine, qui avait loué le logement, en partageant ensuite le loyer avec une jeune fille qu’elle connaissait déjà, puis avec une autre jeune fille, la troisième jeune fille. La troisième jeune fille. Il en revenait toujours à ce point. C’est là qu’il aboutissait finalement, c’est de là qu’il devait arriver à la conclusion. Tout dépendait en somme de Norma Restarick.

Norma. Que pensait d’elle David ? D’abord, que pensaient les autres d’elle ? Restarick l’aimait et se faisait du mauvais sang. Le père était persuadé que Norma avait tenté d’empoisonner Mary et il avait consulté un médecin au sujet de son enfant. Poirot aurait aimé s’entretenir avec ce médecin, bien qu’il doutât qu’un tel entretien lui eût apporté quoi que ce soit. Poirot avait une idée assez précise de ce qu’avait dû déclarer le praticien, consulté par Andrew Restarick.

Que pensait Claudia Reece-Holland de Norma ? Il n’en avait pas la moindre idée. Claudia était certainement le genre de personne qui sait garder pour elle un secret qu’elle juge nécessaire de ne pas révéler. En tout cas, elle n’avait pas manifesté le désir de se débarrasser de Norma, ce qu’elle aurait sûrement fait si elle avait eu des doutes sur son équilibre. Miss Reece-Holland était peut-être plus mêlée au plan général de l’affaire que Poirot ne l’avait tout d’abord pensé. Une personne intelligente et capable… Il revint à Norma, revint une fois de plus à la troisième jeune fille. Quelle place occupait-elle dans le scénario ? La plaque qui reliait ensemble tous les fils conducteurs ? Une sorte d’Ophélie ? Mais Ophélie était-elle folle ou prétendait-elle être folle ? Les actrices ne s’étaient jamais entendues sur la manière dont le rôle devait être interprété…

Parfois, il y avait quelque chose d’étrange en Norma, mais étrange peut-être dans un autre sens. Poirot se la rappela, avançant dans son salon d’un pas traînant, une fille ressemblant à tant d’autres d’aujourd’hui, avec ses cheveux sur les épaules, habillée pauvrement, sa jupe étriquée… le tout lui donnant l’allure d’une femme adulte qui essaie de paraître une enfant.

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