Georges

Chapitre 13Le négrier

Le lendemain matin, ce fut Pierre Munier quientra le premier chez son fils.

Depuis son arrivée, Georges avait parcouruplusieurs fois la magnifique habitation que son père possédait, et,avec ses idées d’industrie européenne, il avait émis plusieursidées d’amélioration que, dans sa capacité pratique, le père avaitcomprises à l’instant même ; mais ces idées nécessitaientl’application d’une augmentation de bras, et l’abolition de latraite publique avait tellement fait renchérir les esclaves, qu’iln’y avait pas moyen, sans d’énormes sacrifices, de se procurer dansl’île les cinquante ou soixante nègres dont le père et le filsvoulaient augmenter leur maison. Pierre Munier avait donc, laveille en l’absence de Georges, accueilli avec joie la nouvellequ’il y avait un navire négrier en vue, et, selon l’habitudeadoptée alors parmi les colons et les commerçants de chair noire,il était allé, pendant la nuit, sur la côte, afin de répondre auxsignaux du négrier par d’autres signaux qui indiquassent qu’onétait dans l’intention de traiter avec lui. Les signaux avaient étééchangés et Pierre Munier venait annoncer à Georges cette bonnenouvelle. Il fut donc convenu que, le soir, le père et le fils setrouveraient vers neuf heures à la Pointe-des-Caves, au-dessous duPetit-Malabar. Cette convention arrêtée, Pierre Munier sortit pouraller inspecter, selon son habitude, les travaux de la plantation,et, selon son habitude aussi, Georges prit son fusil et gagna lesbois pour s’abandonner à ses rêveries.

Ce que Georges avait dit la veille à lordMurrey en le quittant n’était pas une forfanterie ; c’était,au contraire, une résolution bien arrêtée ; l’étude de la vietout entière du jeune mulâtre s’était, comme nous l’avons vu,portée vers ce point, de donner à sa volonté la force et lapersistance du génie. Arrivé à une supériorité en toute chose, qui,appuyée de sa fortune, lui eût assuré, en France ou en Angleterre,à Londres ou à Paris, une existence distinguée, Georges, avide delutte, avait voulu revenir à l’île de France. C’était làqu’existait le préjugé que son courage se croyait destiné àcombattre, et que son orgueil croyait pouvoir vaincre. Il revenaitdonc ayant pour lui l’avantage de l’incognito, pouvait étudier sonennemi sans que son ennemi sût quelle guerre il lui avait déclaréeau fond de son âme, et prêt qu’il était à le saisir au moment où ils’y attendrait le moins, et à commencer cette lutte dans laquelledevait succomber un homme ou une idée.

En posant le pied sur le port, en retrouvantau retour les mêmes hommes qu’il avait laissés à son départ,Georges avait compris une vérité dont plusieurs fois il avait doutéen Europe ; c’est que toutes choses étaient les mêmes à l’îlede France, quoique quatorze ans se fussent écoulés, quoique l’îlede France, au lieu d’être française, fût anglaise, et, au lieu des’appeler l’île de France, s’appelât Maurice. Alors, et de ce jour,il s’était mis sur ses gardes, alors il s’était préparé à ce duelmoral qu’il était venu chercher, comme un autre se prépare à unduel physique, si on peut parler ainsi ; et, l’épée à la main,il avait attendu l’occasion qui se présenterait de porter lepremier coup à son adversaire.

Mais, comme César Borgia, qui, dans son génie,avait, lors de la mort de son père, tout prévu pour la conquête del’Italie, excepté qu’à cette époque il serait mourant lui-même,Georges se trouva engagé d’une façon qu’il n’avait pas pu prévoir,et frappé en même temps qu’il voulait frapper. Le jour de sonarrivée à Port-Louis, le hasard avait mis sur son chemin une bellejeune fille, dont, malgré lui, il avait gardé le souvenir. Puis laProvidence l’avait amené juste à point pour sauver la vie àcelle-là même à laquelle il rêvait vaguement depuis qu’il l’avaitvue ; de sorte que ce rêve était entré plus profondément dansson existence. Enfin, la fatalité les avait réunis la veille, et,là, un coup d’œil, au moment même où il s’apercevait qu’ill’aimait, lui avait dit qu’il était aimé. Dès lors, la lutteprenait pour lui un nouvel intérêt, intérêt auquel son bonheur setrouvait doublement lié, puisque désormais cette lutte avait lieunon seulement au profit de son orgueil, mais encore à celui de sonamour.

Seulement, comme nous l’avons dit, blessélui-même au moment du combat, Georges perdait l’avantage dusang-froid ; il est vrai qu’en échange il gagnait la véhémencede la passion.

Mais, si, dans une existence blasée, si, surun cœur flétri comme celui de Georges, la vue de la jeune filleavait produit l’impression que nous avons dite, l’aspect du jeunehomme et les circonstances dans lesquelles il lui étaitsuccessivement apparu avaient dû produire une bien autre impressionsur l’existence juvénile et sur l’âme vierge de Sara. Élevée,depuis le jour où elle avait perdu ses parents, dans la maison deM. de Malmédie, destinée dès cette époque à doubler parsa dot la fortune de l’héritier de la maison, elle s’était dès lorshabituée à regarder Henri comme son futur mari, et elle s’étaitd’autant plus facilement soumise à cette perspective, que Henriétait un beau et brave garçon, cité parmi les plus riches et lesplus élégants colons, non seulement de Port-Louis, mais encore detoute l’île. Quant aux autres jeunes gens amis de Henri, sescavaliers à la chasse, ses danseurs au bal, elle les connaissaitdepuis trop longtemps pour que l’idée lui vînt jamais de distingueraucun d’eux ; c’étaient pour Sara des amis de sa jeunesse, quidevaient l’accompagner tranquillement de leur amitié pendant lereste de sa vie, et voilà tout.

Sara était donc dans cette parfaite quiétuded’âme, lorsque, pour la première fois, elle avait aperçu Georges.Dans la vie d’une jeune fille, un beau jeune homme inconnu, à l’airdistingué, aux formes élégantes, est partout un événement, et àbien plus forte raison, comme on le comprend bien, à l’île deFrance.

La figure du jeune étranger, le timbre de savoix, les paroles qu’il avait dites, étaient donc demeurés, sansqu’elle sût pourquoi, dans la mémoire de Sara comme demeure un airqu’on n’a entendu qu’une fois, et que cependant on répète dans sapensée. Sans doute Sara, au bout de quelques jours, eût oublié cepetit événement, si elle eût revu ce jeune homme dans descirconstances ordinaires ; peut-être même un examen plusapprofondi, comme celui qu’amène une seconde rencontre, au lieu demêler ce jeune homme plus profondément à sa vie, l’en eût-iléloigné tout à fait. Mais il n’en avait point été ainsi. Dieu avaitdécidé que Georges et Sara se reverraient dans un momentsuprême : la scène de la rivière Noire avait eu lieu. À lacuriosité qui avait accompagné la première apparition, s’étaientjointes la poésie et la reconnaissance qui entouraient la seconde.En un instant, Georges s’était transformé aux yeux de la jeunefille. L’étranger inconnu était devenu un ange libérateur. Tout ceque cette mort dont Sara avait été menacée promettait de douleurs,Georges le lui avait épargné ; tout ce que la vie à seize anspromet de plaisir, de bonheur et d’avenir, Georges, au moment oùelle allait le perdre, le lui avait rendu. Enfin, quand l’ayant vuà peine, quand lui ayant à peine adressé la parole, elle allait seretrouver en face de lui, quand elle allait épancher tout ce queson âme contenait de reconnaissance, on lui défendait d’accorder àcet homme ce qu’elle eût accordé au premier étranger venu, et, plusencore, on lui ordonnait de faire à cet homme une insulte qu’ellen’eût pas faite au dernier des hommes. Alors la reconnaissancerefoulée en son cœur s’était changée en amour ; un regardavait tout dit à Georges, et un mot de Georges avait tout dit àSara. Sara n’avait rien pu nier, Georges avait donc le droit detout croire ; puis, après impression, était venue laréflexion. Sara n’avait pu s’empêcher de comparer la conduite deHenri, son futur époux, à celle de cet étranger qui n’était pasmême pour elle une simple connaissance. Le premier jour, lesrailleries de Henri sur l’inconnu avaient blessé son esprit.L’indifférence de Henri courant à l’hallali du cerf, quand safiancée échappait à peine à un danger mortel avait froissé soncœur ; enfin, ce ton de maître dont Henri lui avait parlé lejour du bal avait offensé son orgueil : si bien que, pendantcette longue nuit, qui devait être une nuit joyeuse, et dont Henriavait fait une nuit triste et solitaire, Sara s’était interrogéepour la première fois peut-être, et, pour la première fois, elleavait reconnu qu’elle n’aimait pas son cousin. De là à savoirqu’elle en aimait un autre, il n’y avait qu’un pas.

Alors il arriva ce qui arrive en pareil cas.Sara, après avoir porté les yeux sur elle, les reporta autourd’elle, elle pesa à la balance de l’intérêt la conduite de sononcle envers elle ; elle se souvint qu’elle avait un millionet demi de fortune à peu près, c’est-à-dire qu’elle était près dedeux fois riche comme son cousin ; elle se demanda si sononcle eût eu pour elle, pauvre et orpheline, les mêmes soins, lesmêmes attentions, les mêmes tendresses qu’il avait eus pour elle,opulente héritière, et elle ne vit plus dans l’adoption deM. de Malmédie que ce qui y était réellement,c’est-à-dire le calcul d’un père qui prépare un beau mariage à sonfils. Tout cela était bien sans doute un peu sévère ; mais lescœurs blessés sont ainsi faits, la reconnaissance s’en va par lablessure, et la douleur qui reste devient un juge rigoureux.

Georges avait prévu tout cela, et il avaitcompté là-dessus pour plaider sa cause et empirer celle de sonrival. Aussi après avoir bien réfléchi, résolut-il de ne rienentreprendre encore ce jour-là, quoique, au fond de son cœur, ilsentit une grande impatience de revoir Sara. Voilà donc comment ilétait son fusil sur l’épaule espérant trouver dans la chasse, sapassion favorite, une distraction qui lui aiderait à tuer sajournée. Mais Georges s’était trompé ; son amour pour Saraparlait déjà dans son cœur plus haut que tous les autressentiments. Aussi, vers les quatre heures, ne pouvant résister pluslongtemps à son désir, je ne dirai pas de revoir la jeune fille,car, ne pouvant se présenter chez elle, ce n’était que par hasardqu’il pouvait la rencontrer, mais au besoin de se rapprocherd’elle, il fit seller Antrim, puis, lâchant les rênes au légerenfant de l’Arabie, en moins d’une heure il se trouva dans lacapitale de l’île.

Georges ne venait à Port-Louis que dans unseul espoir ; mais, comme nous l’avons dit, cet espoir étaitentièrement soumis au hasard. Or, le hasard fut cette foisinflexible. Georges eut beau passer par toutes les rues quiavoisinaient la maison de M. de Malmédie ; il eutbeau traverser deux fois le jardin de la Compagnie, promenadehabituelle des habitants de Port-Louis ; il eut beau fairetrois fois le tour du champ de Mars, où tout se préparait pour lescourses prochaines, nulle part, même de loin, il ne vit une femmedont la tournure pût lui faire illusion.

À sept heures, Georges perdit tout espoir, et,le cœur serré comme s’il eût subi un malheur, le cœur brisé commes’il eût éprouvé une fatigue, il reprit le chemin de laGrande-Rivière, mais cette fois au pas et retenant soncheval ; car, cette fois, il s’éloignait de Sara, qui n’avaitpas deviné sans doute que dix fois Georges était passé dans la ruede la Comédie et dans la rue du Gouvernement, c’est-à-dire à peineà cent pas d’elle. Il traversait donc le camp des noirs libres,situé en dehors de la ville, et retenant toujours Antrim, qui necomprenait rien à cette allure inaccoutumée, lorsqu’un homme sortittout à coup de l’une des baraques et vint se jeter à l’étrier deson cheval, serrant ses genoux et lui baisant la main. C’était lemarchand chinois, c’était l’homme à l’éventail, c’étaitMiko-Miko.

À l’instant, Georges comprit vaguement leparti qu’il pouvait tirer de cet homme, à qui son négoce permettaitde s’introduire dans toutes les maisons, et qui, par son ignorancede la langue, n’inspirait aucune inquiétude.

Georges descendit et entra dans la boutique deMiko-Miko, lequel lui fit à l’instant même voir tous ses trésors.Il n’y avait pas à se tromper au sentiment que le pauvre diableavait voué à Georges, et qui s’échappait du fond de son cœur àchaque parole. C’était tout simple : Miko-Miko, à part deux outrois de ses compatriotes marchands comme lui, et, par conséquent,sinon ses ennemis, du moins ses rivaux, n’avait pas encore trouvé àPort-Louis une seule personne à qui parler sa langue. Aussidemanda-t-il à Georges de quelle façon il pouvait s’acquitterenvers lui du bonheur qu’il lui devait.

Ce que Georges avait à lui demander était biensimple : c’était un plan intérieur de la maison deM. de Malmédie, afin, le cas échéant, de savoir commentparvenir jusqu’à Sara.

Aux premiers mots que dit Georges, Miko-Mikocomprit tout : nous avons dit que les Chinois étaient lesjuifs de l’île de France.

Seulement, pour faciliter les négociations deMiko-Miko avec Sara, et peut-être aussi dans une autre intention,Georges écrivit sur une de ses cartes de visite les prix desdifférents objets qui pouvaient tenter la jeune fille, recommandantà Miko-Miko de ne laisser voir cette carte qu’à Sara.

Puis il donna au marchand un second quadruple,lui recommandant d’être, le lendemain, vers les trois heures del’après-midi, à Moka.

Miko-Miko promit de se trouver au rendez-vous,et s’engagea à apporter dans sa tête un plan aussi exact de lamaison que celui qu’aurait pu tracer un ingénieur.

Après quoi, attendu qu’il était huit heures,et qu’à neuf heures Georges devait, comme nous l’avons dit, setrouver avec son père à la Pointe-aux-Caves, il remonta à cheval etreprit le chemin de la Petite-Rivière, le cœur plus léger, tant ilfaut peu de chose en amour pour changer la couleur del’horizon.

Il était nuit close quand Georges arriva aurendez-vous. Son père, selon l’habitude qu’il avait prise avec lesblancs d’être toujours en avance, s’y trouvait depuis dix minutes.À neuf heures et demie, la lune se leva.

C’était le moment qu’attendaient Georges etson père. Leurs yeux se portèrent aussitôt entre l’île Bourbon etl’île de Sable, et, là, par trois fois, ils virent étinceler unéclair. C’était, comme de coutume, un miroir qui réfléchissait lesrayons de la lune. À ce signal bien connu des colons, Télémaque,qui avait accompagné ses maîtres, alluma sur le rivage un feu qu’iléteignit cinq minutes après, puis l’on attendit.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’onvit poindre sur la mer une ligne noire, pareille à quelque poissonqui nagerait à la surface de l’eau ; puis cette ligne granditet prit l’apparence d’une pirogue. Bientôt après, on reconnut unegrande chaloupe et l’on commença à voir, au tremblement des rayonsde la lune dans la mer, l’action des rames qui battaient l’eau,quoiqu’on n’entendît pas encore leur bruit. Enfin, cette chaloupeentra dans l’anse de la Petite-Rivière, et vint aborder dans lacrique qui se trouve en avant du petit fortin.

Georges et son père s’avancèrent sur lerivage. De son côté, l’homme que, de loin, on avait pu voir assis àla poupe, avait déjà mis pied à terre.

Derrière lui descendirent une douzaine dematelots armés de mousquets et de haches. C’étaient les mêmes quiavaient ramé le fusil sur l’épaule. Celui qui était descendu lepremier leur fit un signe, et ils commencèrent à débarquer lesnègres. Il y en avait trente de couchés au fond de la barque ;une seconde chaloupe devait en amener encore autant.

Alors les deux mulâtres et l’homme qui étaitdescendu le premier s’abordèrent et échangèrent quelques paroles.Il en résulta que Georges et son père furent convaincus de ce dontils s’étaient déjà doutés, c’est qu’ils avaient devant les yeux lecapitaine négrier lui-même.

C’était un homme de trente à trente-deux ans,à peu près, de haute taille, et ayant tous les signes de la forcephysique arrivée à ce degré qui commande naturellement lerespect : il avait les cheveux noirs et crépus, des favorispassant sous le cou et des moustaches joignant ses favoris ;son visage et ses mains, hâlés par le soleil des tropiques, étaientarrivés jusqu’à la teinte des Indiens de Timor ou de Pégu. Il étaitvêtu de la veste et du pantalon de toile bleue, particuliers auxchasseurs de l’île de France, et avait, comme eux encore, un largechapeau de paille et un fusil jeté sur l’épaule : seulement,il portait, de plus qu’eux, suspendu à sa ceinture, un sabrerecourbé, de la forme des sabres arabes, mais plus large, et ayantune poignée à la manière des claymores écossaises.

Si le capitaine négrier avait été l’objet d’unexamen approfondi de la part des deux habitants de Moka, ceux-ci,de leur côté, avaient eu à subir de sa part une investigation nonmoins complète. Les yeux du commerçant en chair noire se portaientde l’un à l’autre avec une égale curiosité, et semblaient, à mesurequ’il les examinait davantage, s’en pouvoir moins détacher. Sansdoute, Georges et son père, ou ne s’aperçurent point de cettepersistance, ou ne pensèrent pas qu’elle dût autrement lesinquiéter ; car ils entamèrent le marché pour lequel ilsétaient venus, examinant les uns après les autres les nègres que lapremière chaloupe avait amenés, et qui étaient presque tousoriginaires de la côte occidentale d’Afrique, c’est-à-dire de laSénégambie et de la Guinée ; circonstance qui leur donnetoujours une valeur plus grande, attendu que, n’ayant pas, commeles Madécasses, les Mozambiques et les Cafres, l’espoir de regagnerleur pays, ils n’essayent presque jamais de s’enfuir. Or, comme,malgré cette cause de hausse, le capitaine fut très raisonnable surles prix, lorsque arriva la seconde chaloupe, le marché était déjàfait pour la première.

Il en fut de celle-ci comme de l’autre ;le capitaine était admirablement assorti et indiquait un profondconnaisseur dans la partie. C’était une véritable bonne fortunepour l’île de France, dans laquelle il venait exercer son commercepour la première fois, ayant, jusque-là, plus particulièrementchargé pour les Antilles.

Quand tous les nègres furent débarqués, etquand le marché fut conclu, Télémaque, qui était lui-même du Congo,s’approcha d’eux, et leur fit un discours dans sa languematernelle, qui était la leur : ce discours avait pour but deleur vanter les douceurs de leur vie à venir, comparée à la vie queleurs compatriotes menaient chez les autres planteurs de l’île, etde leur dire qu’ils avaient eu de la chance de tomber àMM. Pierre et Georges Munier, c’est-à-dire aux deux meilleursmaîtres de l’île. Les nègres s’approchèrent alors des deuxmulâtres, et, tombant à genoux, promirent par l’organe deTélémaque, de se rendre dignes eux-mêmes du bonheur que leur avaitgardé la Providence.

Au nom de Pierre et de Georges Munier, lecapitaine négrier qui avait suivi le discours de Télémaque avec uneattention qui prouvait qu’il avait fait une étude particulière desdifférents dialectes de l’Afrique, avait tressailli et avaitregardé plus attentivement encore qu’auparavant les deux hommesavec lesquels il venait de traiter si rondement une affaire de prèsde cent cinquante mille francs. Mais, pas plus qu’auparavant,Georges et son père n’avaient paru remarquer son affectation à nepas les perdre un instant de vue. Enfin, le moment vint derégulariser le marché. Georges demanda au négrier de quelle façonil désirait être payé, et, si c’était en or ou en traites, son pèreavait apporté de l’or dans les sacoches de son cheval et destraites dans son portefeuille, afin de faire face à toutes lesexigences. Le négrier préféra l’or. La somme, en conséquence, luifut comptée à l’instant même et transportée dans la secondechaloupe ; puis les matelots se rembarquèrent. – Mais, augrand étonnement de Georges et de son père, le capitaine nedescendit point avec eux dans les chaloupes, qui s’éloignèrent surun ordre de lui et l’abandonnèrent sur le rivage.

Le capitaine les suivit quelque temps desyeux ; puis, lorsqu’elles furent hors de la portée du regardet de la voix, il se retourna vers les mulâtres étonnés, s’avançavers eux, et, leur tendant la main à tous deux :

– Bonjour, père !… Bonjour, frère !dit-il.

Puis, comme ils hésitaient :

– Eh bien ! ajouta-t-il, nereconnaissez-vous pas votre Jacques ?

Tous deux jetèrent un cri de surprise et luitendirent les bras. Jacques se précipita dans ceux de sonpère ; puis des bras de son père, il passa dans ceux deGeorges ; après, quoi, Télémaque eut aussi son tour, quoique,il faut le dire ce ne fut qu’en tremblant qu’il osât toucher lesmains d’un négrier.

En effet, par une coïncidence étrange, lehasard réunissait dans la même famille l’homme qui avait toute savie plié sous le préjugé de la couleur, l’homme qui faisait safortune en l’exploitant, et l’homme qui était prêt à risquer sa viepour le combattre.

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