Georges

Chapitre 5L’enfant prodigue

Tous les yeux avaient suivi lord Murreyjusqu’à l’hôtel du gouvernement ; mais, lorsque la porte dupalais se fut refermée sur lui et sur ceux qui l’accompagnaient,tous les yeux se reportèrent sur le navire.

En ce moment, le jeune homme aux cheveux noirsen descendait à son tour, et la curiosité, qui venait d’abandonnerle gouverneur, s’était reportée sur lui. En effet, on avait vu lordMurrey lui adresser gracieusement la parole et lui serrer lamain ; de sorte que la foule assemblée décidait, avec sasagacité ordinaire, que cet étranger était quelque jeune seigneurappartenant à la haute aristocratie de France ou d’Angleterre.Cette probabilité s’était changée en une véritable certitude à lavue du double ruban qui ornait sa boutonnière, et dont l’un, ilfaut bien l’avouer, était un peu moins répandu à cette époque qu’ilne l’est aujourd’hui. Au reste, les habitants de Port-Louis eurentle temps d’examiner le nouvel arrivant ; car, après avoircherché des yeux autour de lui comme s’il se fût attendu à trouverquelqu’un de ses amis ou de ses parents sur la jetée, il s’étaitarrêté au bord de la mer, attendant que les chevaux du gouverneurfussent débarqués ; puis, quand cette opération fut terminée,un domestique au teint basané, vêtu du costume des Mauresd’Afrique, avec lequel l’étranger avait échangé quelques mots dansune langue inconnue, en équipa deux à la manière arabe, et, lesprenant tous deux en bride, car on ne pouvait se fier encore àleurs jambes engourdies, il suivit son maître, qui s’était déjàacheminé à pied vers la chaussée, regardant toujours autour de lui,comme s’il se fût attendu à voir apparaître tout à coup, au milieude toutes ces figures insignifiantes, une figure amie.

Parmi les groupes qui attendaient lesétrangers à l’endroit qu’on appelle caractéristiquement laPointe-aux-Blagueurs, il y en avait un dont le centre se composaitd’un gros homme de cinquante à cinquante-quatre ans, aux cheveuxgrisonnants, aux traits vulgaires, à la voix éclatante, aux favoristaillés en pointe et venant joindre de chaque côté le coin de labouche, et d’un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans ; legros homme était vêtu d’une redingote de mérinos marron, d’unpantalon de nankin et d’un gilet de piqué blanc. Il portait unecravate à coins brodés, et un long jabot, garni de dentelle,flottait sur sa poitrine. Le jeune homme, dont les traits, un peuplus accentués que ceux de son voisin, avaient cependant avecceux-ci une telle ressemblance, qu’il était évident que ces deuxindividus se touchaient par les liens les plus proches de laparenté, était coiffé d’un chapeau gris, portait un mouchoir desoie noué négligemment autour du cou, était vêtu d’un gilet et d’unpantalon blancs.

– Voilà, par ma foi, un joli garçon, dit legros homme en regardant l’étranger, qui passait en ce moment àquelques pas de lui, et je conseille, s’il doit faire séjour dansnotre île, à nos mères et à nos maris de veiller sur leurs femmeset leurs filles.

– Voilà un joli cheval, dit le jeune homme enportant un lorgnon à son œil ; pur sang, si je ne me trompe,tout ce qu’il y a de plus arabe, arabissime.

– Connais-tu ce monsieur, Henri ? demandale gros homme.

– Non, mon père ; mais, s’il veut vendreson cheval, je sais bien qui lui en donnera mille piastres.

– Ce sera Henri de Malmédie, n’est-ce pas, monenfant ? dit le gros homme, et tu feras bien, si le cheval teplaît, de t’en passer la fantaisie ; tu le peux, tu esriche.

Sans doute l’étranger entendit l’offre deM. Henri et l’approbation qu’y donnait son père, car sa lèvrese releva dédaigneusement, et il fixa tour à tour sur le père etsur le fils un regard hautain, et qui n’était pas exempt de menace,puis, plus instruit sans doute à leur égard qu’ils ne l’étaient ausien, il continua sa route en murmurant :

– Encore eux ! Toujours eux !

– Que nous veut donc ce muscadin ?demanda M. de Malmédie à ceux qui l’entouraient.

– Je n’en sais rien, mon père, réponditHenri ; mais à la première fois que nous le rencontrerons,s’il nous regarde encore de la même manière, je vous promets de lelui demander.

– Que veux-tu, Henri, ditM. de Malmédie d’un air de pitié pour l’ignorance del’étranger, le pauvre garçon ne sait pas qui nous sommes.

– Eh bien, alors, je le lui apprendrai, moi,murmura Henri.

Pendant ce temps, l’étranger, dont ledédaigneux regard avait éveillé ce menaçant colloque, avait, sansparaître s’inquiéter de l’impression produite par son passage, et,sans daigner se retourner pour en voir l’effet, continué son cheminvers le rempart. Parvenu au tiers du jardin de la Compagnie, à peuprès, son attention fut attirée par un groupe qui s’était formé surun petit pont, lequel communiquait du jardin avec la cour d’unemaison de belle apparence, et dont le centre était occupé par uneravissante jeune fille de quinze ou seize ans, que l’étranger,homme d’art sans doute, et, par conséquent, amoureux de toutebeauté, s’arrêta pour regarder plus à son aise. Quoique sur leseuil de sa maison, la jeune fille, qui sans doute appartenait àl’une des plus riches familles de l’île, avait auprès d’elle unegouvernante européenne, qu’à ses longs cheveux blonds et à latransparence de sa peau, on reconnaissait pour une Anglaise, tandisqu’un vieux nègre, aux cheveux grisonnants, vêtu d’une veste etd’un pantalon de basin blanc, se tenait prêt, les yeux fixés surelle, et, pour ainsi dire, le pied levé, à exécuter ses moindresordres. Peut-être aussi, comme toute chose grandit par lecontraste, cette beauté, que nous avons signalée commemerveilleuse, s’augmentait-elle encore de la laideur du personnagequi se tenait debout, muet et immobile devant elle, et avec lequelelle essayait d’entamer des négociations à l’endroit d’un de cescharmants éventails d’ivoire découpé, transparent et fragile commeune dentelle.

En effet, celui qui causait avec elle était unindividu au corps osseux, au teint jaune, aux yeux relevés par lescoins, coiffé d’un large chapeau de paille, duquel s’échappait,comme un échantillon des cheveux dont aurait pu être couvert lecrâne qu’il abritait, une longue natte qui lui tombait jusqu’aumilieu du dos ; il était vêtu d’un pantalon de coton bleudescendant jusqu’à mi-jambe et d’une blouse de même étoffe et demême couleur, descendant jusqu’au milieu des cuisses. À ses piedsétait un bambou, long d’une toise, supportant à chacune de sesextrémités un panier, dont la double pesanteur faisait, lorsque lebambou était posé par le milieu sur l’épaule du marchand, pliercette longue canne comme un arc. Ces paniers étaient remplis de cesmille petits brimborions qui, aux colonies comme en France, dans laboutique en plein air du commerçant des tropiques comme dans lesélégants magasins d’Alphonse Giroux et de Susse, font tourner latête aux jeunes filles et quelquefois même à leurs mères. Or, commenous l’avons dit, la belle créole, au milieu de toutes cesmerveilles éparpillées sur une natte étendue à ses pieds, s’étaitarrêtée pour le moment à un éventail représentant des maisons, despagodes et des palais impossibles, des chiens, des lions et desoiseaux fantastiques ; enfin, mille portraits d’hommes, debâtiments et d’animaux qui n’ont jamais existé que dans ladrolatique imagination des habitants de Canton et de Pékin.

Elle demandait donc purement et simplement leprix de cet éventail.

Mais là était la difficulté. Le Chinois,débarqué depuis quelques jours seulement, ne savait pas un seul motni de français, ni d’anglais, ni d’italien, ignorance quiressortait clairement de son silence, à la triple demande qui luiavait été successivement faite dans ces trois langues. Cetteignorance était même déjà si bien connue dans la colonie, quel’habitant des bords du fleuve Jaune n’était désigné à Port-Louisque sous le nom de Miko-Miko, les deux seuls mots qu’ilprononçât tout en parcourant les rues de la ville, portant son longbambou chargé de paniers tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre,et qui, selon toute probabilité, voulaient dire : Achetez,achetez. Les relations qui s’étaient établies jusqu’alorsentre Miko-Miko et ses pratiques étaient donc purement etsimplement des relations de gestes et de signes. Or, comme la bellejeune fille n’avait jamais eu l’occasion de faire une étudeapprofondie de la langue de l’abbé de l’Épée, elle se trouvait dansune parfaite impossibilité de comprendre Miko-Miko et de se fairecomprendre par lui.

Ce fut en ce moment que l’étranger s’approchad’elle.

– Pardon, Mademoiselle, lui dit-il ;mais, en voyant l’embarras dans lequel vous vous trouvez, jem’enhardis à vous offrir mes services : puis-je vous être bonà quelque chose et daignerez-vous m’accepter pourinterprète ?

– Oh ! Monsieur, répondit la gouvernante,tandis que les joues de la jeune fille se couvraient d’une couchedu plus beau carmin, je vous suis mille fois obligée de votreoffre ; mais voilà mademoiselle Sara et moi qui épuisons,depuis dix minutes, toute notre science philologique sans parvenirà nous faire entendre de cet homme. Nous lui avons parlé tour àtour français, anglais et italien, et il n’a répondu à aucune deces langues.

– Monsieur connaît peut-être quelque langueque parlera cet homme, ma mie Henriette, répondit la jeunefille ; et j’ai si grande envie de cet éventail, que, siMonsieur parvenait à m’en dire le prix, il m’aurait rendu unvéritable service.

– Mais vous voyez bien que c’est impossible,reprit ma mie Henriette : cet homme ne parle aucunelangue.

– Il parle au moins celle du pays où il estné, dit l’étranger.

– Oui, mais il est né en Chine ; et quiest-ce qui parle chinois ?

L’inconnu sourit, et, se tournant vers lemarchand, il lui adressa quelques mots dans une langueétrangère.

Nous essayerons vainement de dire l’expressiond’étonnement qui se peignit sur les traits du pauvre Miko-Miko,lorsque les accents de sa langue maternelle résonnèrent à sonoreille comme l’écho d’une musique lointaine. Il laissa tomberl’éventail qu’il tenait, et, s’élançant les yeux fixes et la bouchebéante vers celui qui venait de lui adresser la parole, il luisaisit la main et la baisa à plusieurs reprises ; puis, commel’étranger répétait la question qu’il lui avait déjà faite, il sedécida enfin à répondre ; mais ce fut avec une expression dansle regard et un accent dans la voix qui formaient un des plusétranges contrastes qu’on puisse imaginer ; car, de l’air leplus attendri et le plus sentimental du monde, il venait toutbonnement de lui dire le prix de l’éventail.

– C’est vingt livres sterling, Mademoiselledit l’étranger se retournant vers la jeune fille ;quatre-vingt-dix piastres à peu près.

– Mille fois merci, Monsieur ! réponditSara en rougissant de nouveau. Puis, se retournant vers sagouvernante : n’est-ce pas vraiment bien heureux, ma mieHenriette, lui dit-elle en anglais, que Monsieur parle la langue decet homme ?

– Et surtout bien étonnant, répondit ma mieHenriette.

– C’est pourtant une chose toute simple,Mesdames, répondit l’étranger dans la même langue. Ma mère mourutque je n’avais que trois mois encore, et l’on me donna pournourrice une pauvre femme de l’île Formose qui était au service denotre maison, sa langue est donc la première que jebalbutiai ; et, quoique je n’aie pas trouvé souvent l’occasionde la parler, j’en ai, comme vous l’avez vu, retenu quelques mots,ce dont je me féliciterai toute ma vie puisque j’ai pu, grâce à cesquelques mots, vous rendre un léger service.

Puis, glissant dans la main du Chinois unquadruple d’Espagne, et, faisant signe à son domestique de lesuivre, le jeune homme partit en saluant avec une parfaite aisancemademoiselle Sara et ma mie Henriette.

L’étranger suivit la rue de Moka ; mais àpeine eut-il fait un mille sur la route qui conduit aux Pailles, etfut-il arrivé au pied de la montagne de la Découverte, qu’ils’arrêta tout à coup, et que ses yeux se fixèrent sur un bancconstruit à mi-côte de la montagne, et au milieu duquel, dans uneimmobilité parfaite, les deux mains posées sur ses genoux et lesyeux fixés sur la mer, était assis un vieillard. Un instantl’étranger regarda cet homme d’un air de doute ; puis, commesi ce doute avait disparu devant une conviction entière :

– C’est bien lui, murmura-t-il ; monDieu ! comme il est changé !

Alors, après avoir regardé un instant encorele vieillard avec un air de singulier intérêt, le jeune homme pritun chemin par lequel il pouvait arriver près de lui sans être vu,manœuvre qu’il exécuta heureusement, après s’être arrêté deux outrois fois en route en appuyant sa main sur sa poitrine, comme pourdonner à une émotion trop forte le temps de se calmer.

Quant au vieillard, il ne bougea point àl’approche de l’étranger, si bien qu’on eût pu croire qu’il n’avaitpas même entendu le bruit de ses pas ; ce qui eût été uneerreur, car à peine le jeune homme se fut-il assis sur le même bancque lui, qu’il tourna la tête de son côté, et que, le saluant avectimidité, il se leva et fit quelques pas pour s’éloigner :

– Oh ! ne vous dérangez pas pour moi,Monsieur, dit le jeune homme.

Le vieillard se rassit aussitôt, non plus aumilieu du banc, mais à son extrémité.

Alors il y eut un moment de silence entre levieillard, qui continua de regarder la mer, et l’étranger, quiregardait le vieillard. Enfin, au bout de cinq minutes de muette etprofonde contemplation, l’étranger prit la parole :

– Monsieur, dit-il à son voisin, vous n’étiezsans doute point là, lorsqu’il y a une heure et demie à peu près,le Leycester a jeté l’ancre dans le port ?

– Pardonnez-moi, Monsieur, j’y étais, réponditle vieillard avec un accent où se confondaient l’humilité etl’étonnement.

– Alors, reprit le jeune homme, alors vous nepreniez aucun intérêt à l’arrivée de ce bâtiment venantd’Europe ?

– Pourquoi cela, Monsieur ? demanda levieillard de plus en plus étonné.

– C’est qu’en ce cas, au lieu de rester ici,vous seriez comme tout le monde descendu sur le port.

– Vous vous trompez, Monsieur, vous voustrompez, répondit mélancoliquement le vieillard en secouant sa têteblanchie ; je prends au contraire, et j’en suis certain, unplus grand intérêt que personne à ce spectacle. Chaque fois qu’ilarrive un bâtiment, n’importe de quel pays ce bâtiment arrive, jeviens depuis quatorze années voir s’il ne m’apporte pas quelquelettre de mes enfants, ou mes enfants eux-mêmes ; et, commecela me fatiguerait trop d’être debout, je viens dès le matinm’asseoir ici, à la même place d’où je les ai vus partir ; etje reste là tout le jour, jusqu’à ce que, chacun s’étant retiré,tout espoir soit perdu pour moi.

– Mais comment ne descendez-vous pas vous-mêmejusqu’au port ? demanda l’étranger.

– C’est aussi ce que j’ai fait pendant lespremières années, répondit le vieillard : mais alors jeconnaissais trop vite mon sort ; et, comme chaque déceptionnouvelle devenait plus pénible, j’ai fini par m’arrêter ici, etj’envoie à ma place mon nègre Télémaque. Ainsi l’espoir dure pluslongtemps. S’il revient vite, je crois qu’il m’annonce leurarrivée, s’il tarde à revenir, je crois qu’il attend une lettre.Puis il revient la plupart du temps les mains vides. Alors je melève et je m’en retourne seul comme je suis venu ; je rentredans ma maison déserte, et je passe la nuit à pleurer en medisant : « Ce sera sans doute pour la prochainefois. »

– Pauvre père ! murmura l’étranger.

– Vous me plaignez, Monsieur ? demanda levieillard avec étonnement.

– Sans doute, je vous plains, répondit lejeune homme.

– Vous ne savez donc pas qui jesuis ?

– Vous êtes homme et vous souffrez.

– Mais je suis mulâtre, répondit le vieillardd’une voix basse et profondément humiliée.

Une vive rougeur passa sur le front du jeunehomme.

– Et moi aussi, Monsieur, je suis mulâtre,répondit-il.

– Vous ? s’écria le vieillard.

– Oui, moi, répondit l’étranger.

– Vous êtes mulâtre, vous, Monsieur ? etle vieillard regardait avec étonnement le ruban rouge et bleu nouéà la redingote de l’étranger. Vous êtes mulâtre ? Oh !alors votre pitié ne m’étonne plus. Je vous avais pris pour unblanc mais, du moment que vous êtes homme de couleur comme moi,c’est autre chose ; vous êtes un ami, un frère.

– Oui, un ami, un frère, dit le jeune homme entendant les deux mains au vieillard.

Puis il murmura à voix basse et en leregardant avec une indéfinissable expression detendresse :

– Et plus que cela encore, peut-être.

– Alors je puis donc tout vous dire, continuale vieillard. Ah ! je sens que cela me fera du bien, de parlerde ma douleur. Imaginez-vous, Monsieur, que j’ai, ou plutôt quej’avais, car Dieu seul sait si tous deux vivent encore ;imaginez-vous que j’avais deux enfants, deux fils que j’aimais tousdeux de l’amour d’un père, un surtout.

L’étranger tressaillit et se rapprocha encoredu vieillard.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, reprit levieillard, que je fasse une différence entre ces deux enfants, etque je préfère l’un à l’autre ? Oui, cela ne doit pas être, jele sais ; oui, cela est injuste, je l’avoue ; maisc’était le plus jeune, c’était le plus faible, voilà monexcuse.

L’étranger porta la main à son front, et,profitant du moment où le vieillard, honteux de la confession qu’ilvenait de faire, détournait la tête, il essuya une larme.

– Oh ! si vous les aviez connus tousdeux, continua le vieillard, vous auriez compris cela. Ce n’est pasque Georges, – il s’appelait Georges, – ce n’est pas que Georgesfût le plus beau ; oh ! non, au contraire, son frèreJacques était bien mieux que lui ; mais il avait dans sonpauvre petit corps un esprit si intelligent, si ardent, si ferme,que, si je l’eusse mis au collège de Port-Louis avec les autresenfants, je suis bien certain que, quoiqu’il n’eût que douze ans,il eût bientôt dépassé tous les autres élèves.

Les yeux du vieillard brillèrent un instantd’orgueil et d’enthousiasme ; mais ce changement passa avec larapidité de l’éclair, et son regard avait déjà repris sonexpression vague, plaintive et mate, lorsqu’il ajouta :

– Mais je ne pouvais pas le mettre au collègeici. Le collège a été fondé pour les blancs, et nous ne sommes quedes mulâtres.

À son tour, la physionomie du jeune hommes’alluma, et il passa sur sa figure comme une flamme de dédain etde colère sauvage.

Le vieillard continua sans même remarquer lemouvement de l’étranger.

– C’est pour cela que je les ai envoyés tousdeux en France, espérant que l’éducation fixerait l’humeurvagabonde de l’aîné et dompterait le caractère trop entier dusecond ; mais il paraît que Dieu n’approuvait pas marésolution car, dans un voyage qu’il a fait à Brest, Jacques s’estembarqué à bord d’un corsaire, et, depuis, je n’ai reçu de sesnouvelles que trois fois, et, à chaque fois, d’un point du mondeopposé ; et Georges a laissé développer en grandissant cegerme d’inflexibilité qui m’effrayait en lui. Celui-là m’a écritplus souvent, tantôt d’Angleterre, tantôt d’Égypte, tantôtd’Espagne, car il a beaucoup voyagé aussi, et, quoique ses lettressoient fort belles, je vous le jure, je n’ai pas osé les montrer àpersonne.

– Ainsi, ni l’un ni l’autre ne vous ont jamaisparlé de l’époque de leur retour ?

– Jamais ; et qui sait si même je lesreverrai un jour car, de mon côté, quoique le moment où je lesreverrai doive être le moment le plus heureux de ma vie, je ne leurai jamais dit de revenir. S’ils demeurent là-bas, c’est qu’ils ysont plus heureux qu’ils ne le seraient ici ; s’ilsn’éprouvent pas le besoin de revoir leur vieux père, c’est qu’ilsont trouvé en Europe des gens qu’ils aiment mieux que lui. Qu’ilsoit donc fait selon leur désir, surtout si ce désir peut lesconduire au bonheur. Cependant, quoique je les regrette tous deuxégalement, c’est cependant Georges qui me manque le plus, et c’estcelui-là qui me fait le plus de peine en ne me parlant jamais deretour.

– S’il ne vous parle pas de retour Monsieur,reprit l’étranger d’une voix dont il cherchait inutilement àcomprimer l’émotion, c’est peut-être qu’il se réserve le plaisir devous surprendre, et qu’il veut vous faire achever dans le bonheurune journée commencée dans l’attente.

– Plût à Dieu ! dit le vieillard enlevant les yeux et les mains au ciel.

– C’est peut-être, continua le jeune hommeavec une voix de plus en plus émue, qu’il veut se glisser près devous sans être reconnu de vous, et jouir ainsi de votre présence,de votre amour et de vos bénédictions.

– Ah ! il serait impossible que je ne lereconnusse pas.

– Et cependant, s’écria le jeune hommeincapable de résister plus longtemps au sentiment qui l’agitait,vous ne m’avez pas reconnu, mon père !

– Vous !… toi !… toi !… s’écriaà son tour le vieillard en parcourant l’étranger d’un regard avide,tandis qu’il tremblait de tous ses membres, la bouche entrouverteet souriant avec doute.

Puis, secouant la tête :

– Non, non, ce n’est pas Georges,dit-il ; il y a bien quelque ressemblance entre vous etlui ; mais il n’est pas grand, il n’est pas beau commevous ; ce n’est qu’un enfant, et vous, vous êtes un homme.

– C’est moi, c’est bien moi, mon père ;mais reconnaissez-moi donc, s’écria Georges ; mais songez quequatorze ans se sont écoulés depuis que je ne vous ai vu ;songez que j’en ai aujourd’hui vingt-six, et, si vous doutez,tenez, tenez, voyez cette cicatrice à mon front, c’est la trace ducoup que m’a donné M. de Malmédie le jour où vous avez siglorieusement pris un drapeau anglais. Oh ! ouvrez-moi vosbras, mon père, et, quand vous m’aurez embrassé, quand vous m’aurezpressé sur votre cœur, vous ne douterez plus que je ne sois votrefils.

Et à ces mots l’étranger se jeta au cou duvieillard, qui, regardant tantôt le ciel et tantôt son enfant, nepouvait croire à tant de bonheur, et qui ne se décida à embrasserle beau jeune homme que lorsque celui-ci eût répété vingt foisqu’il était bien Georges.

En ce moment Télémaque parut au pied de lamontagne de la Découverte, les bras pendants, l’œil morne et latête penchée, désespéré qu’il était de revenir encore cette foisvers son maître sans lui rapporter quelque nouvelle de l’un ou del’autre de ses enfants.

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