Georges

Chapitre 29Le « Leycester »

Vers les cinq heures du soir du même jour oùs’étaient passés les événements que nous venons de raconter, lacorvette la Calypso, marchant sous toutes ses voiles deplus près, faisait route vers l’est-nord-est, serrant le vent quiselon la coutume de ces parages, soufflait de l’est.

Outre ses dignes matelots et maîtreTête-de-Fer, leur premier lieutenant, que nos lecteurs connaissent,sinon de vue, du moins de réputation, son équipage s’était recrutéde trois autres personnages. Ces personnages étaient Pierre Munier,Georges et Sara.

Pierre Munier se promenait avec Jacques, dumât d’artimon au grand mât, et du grand mât au mât d’artimon.

Georges et Sara étaient à l’arrière, assisl’un à côté de l’autre. Sara avait sa main dans les mains deGeorges ; Georges regardait Sara, et Sara regardait leciel.

Il faudrait s’être trouvé dans l’horriblesituation à laquelle venaient d’échapper les deux amants, pourpouvoir analyser les sensations de suprême bonheur et de joieinfinie qu’ils éprouvaient en se retrouvant libres sur cet immenseOcéan, qui les emportait loin de leur patrie, il est vrai, maisloin d’une patrie qui, comme une marâtre, ne s’était occupée d’euxque pour les persécuter de temps en temps. Cependant, un soupirdouloureux sortait de la bouche de l’un et faisait tressaillirl’autre. Le cœur longtemps torturé n’ose point tout à coupreprendre confiance dans son bonheur.

Cependant ils étaient libres, cependant ilsn’avaient au-dessus d’eux que le ciel, au-dessous d’eux que la mer,et ils fuyaient de toute la vitesse de leur léger navire cette îlede France qui avait failli leur être si fatale. Pierre et Jacquescausaient ; mais Georges et Sara ne disaient rien ;quelquefois l’un d’eux laissait échapper le nom de l’autre et voilàtout.

De temps en temps, Pierre Munier s’arrêtait etles regardait avec une expression d’indicible ravissement ; lepauvre vieillard avait tant souffert, qu’il ne savait comment ilavait la force de supporter son bonheur.

Jacques, moins sentimental, regardait du mêmecôté ; mais il était évident que ce n’était pas le tableau quenous venons de décrire qui attirait ses regards, lesquels passaientpar-dessus la tête de Georges et de Sara, et allaient fouillerl’espace dans la direction de Port-Louis.

Jacques, non seulement n’était pas au niveaude la joie générale, mais il y avait même des moments où ildevenait soucieux, et où il passait sa main sur son front commepour en écarter un nuage.

Quant à Tête-de-Fer, il causaittranquillement, assis près du timonier ; le bon Breton auraitfendu la tête du premier qui eût hésité une seconde à accomplir unordre donné par lui ; mais, à part cette exigence biennaturelle, il n’était pas fier, donnait la main à tout le monde etparlait au premier venu.

Tout le reste de l’équipage avait repris cetteexpression insoucieuse qui après le combat ou la tempête, redevientl’aspect habituel de la physionomie des marins ; les hommes deservice étaient sur le pont, les autres dans la batterie.

Pierre Munier, tout absorbé qu’il était dansle bonheur de Georges et de Sara, n’était point sans avoir remarquél’inquiétude de Jacques ; plus d’une fois il avait suivi sesregards, et, comme il ne voyait absolument rien, dans la directionoù ils se fixaient, que quelques gros nuages amassés au couchant,il crut que c’étaient les nuages qui inquiétaient Jacques.

– Serions-nous menacés d’une tempête ?demanda-t-il à son fils, au moment où celui-ci jetait versl’horizon un de ces regards interrogateurs dont nous avonsparlé.

– D’une tempête ? dit Jacques. Ah !par ma foi ! s’il ne s’agissait que d’une tempête, laCalypso s’en soucierait autant que ce goéland quipasse ; mais nous sommes menacés de quelque chose de mieux quecela.

– Et de quoi donc sommes-nous menacés ?demanda Pierre Munier avec inquiétude. J’avais cru, moi, que, dumoment où nous avions mis le pied sur ton bâtiment, nous étionssauvés.

– Dame ! répondit Jacques, le fait estque nous avons plus de chances maintenant que nous n’en avions, ily a douze heures, quand nous étions cachés dans les bois de laPetite-Montagne, et quand Georges disait son Confiteordans l’église du Saint-Sauveur ; cependant, sans vouloir vousinquiéter, mon père, je ne puis pas dire que notre tête tienneencore bien solidement à nos épaules.

Puis, sans adresser spécialement la parole àpersonne :

– Un homme à la barre de perroquet,ajouta-t-il.

Trois matelots s’élancèrent aussitôt ;l’un d’eux atteignit en quelques secondes l’endroit désigné, lesdeux autres redescendirent.

– Et que crains-tu donc, Jacques ? repritle vieillard ; penses-tu qu’ils tenteraient de nouspoursuivre ?

– Justement, mon père, reprit Jacques, et,cette fois, vous avez touché l’endroit sensible. Ils ont là, dansPort-Louis, une certaine frégate qu’on appelle Leycester,une vieille connaissance à moi, et j’ai peur, je vous l’avouerai,qu’elle ne nous laisse point partir comme cela, sans nous proposerune petite partie de quilles, que nous serons bien forcésd’accepter.

– Mais il me semble, reprit Pierre Munier, quenous avons au moins, dans tous les cas, vingt-cinq à trente millesd’avance sur elle, et, qu’au train dont nous allons, nous seronsbientôt hors de vue.

– Jetez le loch, dit Jacques.

Trois matelots s’occupèrent à l’instant mêmede cette opération, que Jacques suivit avec un intérêtvisible ; puis, lorsqu’elle fut terminée :

– Combien de nœuds ? demanda-t-il.

– Dix nœuds, capitaine, répondit un desmatelots.

– Oui, certainement, c’est fort joli pour unecorvette qui serre le vent, et il n’y a peut-être, dans toute lamarine anglaise, qu’une frégate qui puisse filer un demi-nœud deplus à l’heure ; malheureusement, cette frégate est justementcelle à laquelle nous aurions affaire, dans le cas où il prendraitau gouverneur l’idée de nous poursuivre.

– Oh ! si cela dépend du gouverneur, onne nous poursuivra certes pas, reprit Pierre Munier ; tu saisbien que le gouverneur était l’ami de ton frère.

– Parfaitement. Ce qui ne l’a pas empêché dele laisser condamner à mort.

– Pouvait-il faire autrement sans manquer àson devoir ?

– Cette fois, mon père, il s’agit de bienautre chose que de son devoir ; cette fois, c’est sonamour-propre qui est en jeu. Oui, sans doute ; si legouverneur avait eu droit de grâce, il eût fait grâce àGeorges ; car, faire grâce, c’était faire preuve desupériorité ; mais Georges s’est échappé de ses mains aumoment où, certes, il croyait le bien tenir. La supériorité danscette circonstance a donc été du côté de Georges ; legouverneur voudra prendre sa revanche.

– Une voile ! cria le matelot envigie.

– Ah ! dit Jacques en faisant un signe detête à son père. Et où cela ? continua-t-il en levant latête.

– Sous le vent, à nous, répondit lematelot.

– À quelle hauteur ? demanda Jacques.

– À la hauteur de l’île des Tonneliers, à peuprès.

– Et d’où vient-elle ?

– Elle sort de Port-Louis, qu’on dirait.

– Voilà notre affaire, murmura Jacques enregardant son père. Je vous l’avais bien dit, que nous n’étions pashors de leurs griffes.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Sara.

– Rien répondit Georges ; il paraît quenous sommes poursuivis, voilà tout.

– O mon Dieu ! s’écria Sara, mel’aurez-vous rendu si miraculeusement pour me le reprendre ?C’est impossible !

Pendant ce temps, Jacques avait pris salunette et était monté dans la grande hune.

Il regarda quelque temps, avec une extrêmeattention, vers le point indiqué par la vigie ; puis,repoussant les uns dans les autres tous les tubes de l’instrumentavec la paume de la main, il descendit en sifflotant et revintprendre sa place près de son père.

– Eh bien ? demanda le vieillard.

– Eh bien, dit Jacques, je ne m’étais pastrompé, nos bons amis les Anglais sont en chasse ;heureusement, ajouta-t-il en regardant l’horloge, heureusement quedans deux heures, il fera nuit serrée, et que la lune ne se lèvequ’à minuit et demi.

– Alors, tu crois que nous parviendrons à leuréchapper ?

– Nous ferons ce que nous pourrons pour cela,mon père soyez tranquille. Oh ! je ne suis pas fier,moi ; je n’aime pas les affaires où il n’y a que des coups àgagner ; et, dans celle-là, le diable m’emporte si je revienssur mes préventions.

– Comment, Jacques, s’écria Georges, tufuirais devant l’ennemi, toi, l’intrépide, toi,l’invaincu ?

– Mon cher, je fuirai toujours devant lediable, quand il aura les poches vides et deux pouces de cornes deplus que moi. Oh ! quand il aura les poches pleines, c’estdifférent, je risquerai quelque chose.

– Mais, sais-tu qu’on dira que tu as eupeur ?

– Et je répondrai que c’est, pardieu !vrai. D’ailleurs, à quoi bon nous frotter à ces gaillards-là ?S’ils nous prennent, notre procès est fait, et ils nous pendrontaux vergues depuis le premier jusqu’au dernier ; si, aucontraire, nous les prenons, nous sommes forcés de les coulerbas ; eux, et leur bâtiment.

– Comment, les couler bas ?

– Sans doute ; qu’est-ce que tu veux quenous en fassions ? Si c’étaient des nègres, on lesvendrait ; mais, des blancs, à quoi est-ce bon ?

– Oh ! Jacques, mon bon frère, vous neferiez pas une pareille chose, n’est ce pas ?

– Sara, ma petite sœur, dit Jacques, nousferons ce que nous pourrons ; d’ailleurs, le moment venu, sile moment vient, nous vous placerons dans un petit endroitcharmant, d’où vous ne verrez rien du tout de ce qui sepassera ; en conséquence, ce sera pour vous comme si rien nes’était passé. Puis, se retournant du côté du bâtiment :

– Oui, oui, le voilà qui pointe ; on voitla tête de ses huniers ; voyez-vous, tenez, là, monpère ?

– Je ne vois rien, qu’un point blanc qui sebalance sur une vague, et qui m’a tout l’air d’une mouette.

– Eh bien, c’est justement cela ; votremouette est une belle et bonne frégate de 36. Mais, vous le savez,la frégate est aussi un oiseau ; seulement, c’est un aigle aulieu d’être une hirondelle.

– Mais, n’est-ce point quelque autre bâtiment,un navire marchand, par exemple ?

– Un navire marchand ne serrerait pas levent.

– Mais nous le serrons bien, nous.

– Oh ! nous, c’est autre chose :nous ne pouvions pas passer devant Port-Louis, c’était nous jeterdans la gueule du loup ; il nous a donc fallu faire route auplus près. Ne peux-tu augmenter la vitesse de tacorvette ?

– Elle porte tout ce qu’elle peut porter en cemoment, mon père. Quand nous aurons vent arrière, nous ajouteronsencore quelques chiffons de toile, et nous gagnerons deuxnœuds ; mais la frégate alors en fera autant, et celareviendra au même ; le Leycester doit gagner un millesur nous ; je le connais de vieille date.

– Alors, il nous rejoindra demain dans lajournée ?

– Oui, si nous ne lui échappons pas cettenuit.

– Et crois-tu que nous luiéchapperons ?

– C’est selon le capitaine qui lecommandera.

– Mais, enfin, s’il nous rejoint ?

– Eh bien, alors, mon père, ce sera unequestion d’abordage ; car, vous comprenez, un combatd’artillerie ne peut pas nous aller, à nous. D’abord, leLeycester, si c’est lui, et c’est lui, je parierais centnègres contre dix, a quelque chose comme une douzaine de canons deplus que nous ; en outre, il a Bourbon, l’île de France,Rodrigue, pour se réparer. Nous, nous avons la mer, l’espace,l’immensité. Toute terre nous est ennemie. Nous avons donc besoinde nos ailes avant tout.

– Et en cas d’abordage ?

– Alors la chance se rétablit. D’abord, nousavons des canons obusiers, ce qui n’est peut-être pas bienscrupuleusement permis sur un bâtiment de guerre, mais ce qui estun des privilèges que nous autres, pirates, nous concédons ànous-mêmes de notre autorité privée. Ensuite, comme la frégate estsur le pied de paix, elle n’a probablement que deux centsoixante-dix hommes d’équipage, et nous en avons, nous, deux centsoixante, ce qui, comme vous le voyez, surtout avec des drôlespareils aux miens, remet au moins les choses sur le pied del’égalité. Tranquillisez-vous donc, mon père, et, comme voilà lacloche qui sonne, que cela ne nous empêche pas de souper.

En effet, il était sept heures du soir, et lesignal du repas venait de se faire entendre avec sa ponctualitéaccoutumée.

Georges prit donc le bras de Sara, PierreMunier les suivit, et tous trois descendirent dans la cabine deJacques, transformée, à cause de la présence de Sara, en salle àmanger.

Jacques demeura un instant en arrière pourdonner quelques ordres à maître Tête-de-Fer, son second.

C’était quelque chose de curieux à voir, mêmepour tout autre œil que l’œil d’un marin, que l’intérieur de laCalypso comme un amant embellit sa maîtresse par tous lesmoyens possibles, Jacques avait embelli sa corvette de tous lesatours dont on peut enrichir une nymphe de la mer. Les escaliersd’acajou étaient luisants comme des glaces ; les garnitures decuivre, frottées trois fois par jour, brillaient comme del’or ; enfin, tous les instruments de carnage, hache, sabres,mousquetons, disposés en dessins fantastiques autour des sabordspar lesquels les canons accroupis allongeaient leur cou de bronze,semblaient des ornements disposés par un habile décorateur dansl’atelier de quelque peintre en réputation.

Mais c’était surtout la cabine du capitainequi était remarquable par son luxe. Maître Jacques était, commenous l’avons dit, un garçon fort sensuel, et, comme les gens qui,dans les circonstances extrêmes, savent très bien se passer detout, il aimait assez, dans les occasions ordinaires, à jouirvoluptueusement de tout. Or, la cabine de Jacques, destinée àservir à la fois de salon, de chambre à coucher et de boudoir,était un modèle du genre.

D’abord, de chaque côté, c’est-à-dire à bâbordet à tribord, régnaient deux larges divans, sous lesquels secachaient avec leurs affûts deux pièces de canon qu’on ne pouvaitdeviner que du dehors. Un de ces deux divans servait de lit,l’autre de canapé ; l’entre-deux des fenêtres était une belleglace de Venise avec son cadre rococo figurant des Amours enroulésavec des fleurs et des fruits. Enfin, au plafond pendait une lamped’argent, enlevée sans doute à l’autel de quelque madone, mais dontle travail précieux dénotait la plus belle époque de larenaissance.

Les divans et les parois des murailles étaientrecouverts d’une magnifique étoffe de l’Inde, à fond rouge, et surlaquelle serpentaient ces belles fleurs d’or sans envers, quisemblent brodées par l’aiguille des fées.

Cette chambre avait été également cédée parJacques à Georges et à Sara ; seulement, comme la messeinterrompue de l’église du Saint-Sauveur ne rassurait pasentièrement la jeune fille sur la légalité de son mariage, Georgeslui avait promptement fait entendre que, admis le jour dans lesanctuaire, il trouverait un autre appartement pour la nuit.

C’était, en outre, dans cette chambre, commenous l’avons dit, que les repas devaient avoir lieu.

Ce fut une sensation de bonheur étrange pources quatre personnes, que de se trouver ainsi réunies autour de lamême table, après avoir craint d’être séparées pour toujours. Aussioubliaient-elles un instant le reste du monde pour ne s’occuper qued’elles ; le passé et l’avenir, pour ne songer qu’auprésent.

Une heure s’écoula comme une seconde :après quoi, on remonta sur le pont.

Les premiers regards des convives se portèrenttout d’abord à l’arrière, et cherchèrent la frégate.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, dit Pierre Munier, il me semble que lafrégate a disparu.

– C’est-à-dire que, comme le soleil est àl’horizon, ses voiles sont dans l’ombre, répondit Jacques ;mais voyez dans cette direction, mon père.

Et le jeune homme étendit la main pour dirigerle regard du vieillard.

– Oui, oui, dit Pierre, je l’aperçois.

– Elle s’est même rapprochée, dit Georges.

– Oui, de quelque chose comme d’un mille oudeux ; tiens, regarde en ce moment, Georges, et tu apercevrasjusqu’à ses basses voiles ; elle n’est plus guère qu’à quinzemilles de nous.

On était en ce moment à la hauteur de la passedu Cap, c’est-à-dire qu’on commençait à dépasser l’île ; lesoleil se couchait dans un lit de nuages, et la nuit venait aveccette rapidité particulière aux latitudes tropicales.

Jacques fit un signe à maître Tête-de-Fer,lequel s’approcha son chapeau à la main.

– Eh bien, maître Tête-de-Fer, dit Jacques,que devons-nous penser de ce bâtiment ?

– Mais, sauf respect, vous en savez plus quemoi là-dessus, mon capitaine.

– N’importe ! je désire avoir votreopinion. Est-ce un bâtiment marchand, ou un bâtiment deguerre ?

– Vous voulez plaisanter, mon capitaine,répondit Tête-de-Fer en riant de son large rire ; vous savezbien qu’il n’y a pas, dans toute la marine marchande, même dans laCompagnie des Indes, un bâtiment qui puisse nous suivre, etcelui-ci a gagné sur nous.

– Ah !… Et combien a-t-il gagné sur nousdepuis le moment que nous l’avons eu en vue, c’est-à-dire depuistrois heures ?

– Mon capitaine le sait bien.

– Je demande votre avis, maîtreTête-de-Fer ; deux avis valent mieux qu’un.

– Mais, mon capitaine, il a gagné deux milles,à peu près.

– Très bien ; et, selon votresupposition, qu’est-ce que ce bâtiment ?

– Vous l’avez reconnu, capitaine.

– Peut-être, mais je crains de me tromper.

– Impossible ! dit Tête-de-Fer en riantde nouveau.

– N’importe ! dites toujours.

– C’est le Leycester,pardieu !

– Et à qui croyez-vous qu’il enveuille ?

– Mais à la Calypso, qu’il mesemble ; vous savez bien, capitaine, qu’il a une vieille dentcontre elle, pour quelque chose comme son mât de misaine, qu’elle aeu l’insolence de lui couper en deux.

– À merveille, maître Tête-de-Fer ! Jesavais tout ce que vous venez de me dire ; mais je ne suis pasfâché de voir que vous êtes de mon avis. Dans cinq minutes, lequart va être renouvelé ; faites reposer les hommes qui neseront pas de service ; dans une vingtaine d’heures, ilsauront besoin de toutes leurs forces.

– Est-ce que le capitaine n’a pas l’intentionde profiter de la nuit pour faire fausse route ? demandamaître Tête-de-Fer.

– Silence, Monsieur ; nous causerons decela plus tard, dit Jacques ; allez à votre besogne, et faitesexécuter les ordres que j’ai donnés.

Cinq minutes après, on releva le quart, ettous les hommes qui n’étaient pas de service disparurent dans labatterie ; au bout de dix minutes, tous dormaient ou faisaientsemblant de dormir.

Et cependant, parmi tous ces hommes, il n’y enavait pas un qui ne sût que la Calypso étaitpoursuivie ; mais ils connaissaient leur chef, et ils sereposaient sur lui.

Cependant la corvette continuait de marcherdans la même direction ; mais elle commençait à rencontrer lahoule du large, ce qui ne pouvait que rendre son allure plusfatigante. Sara, Georges et Pierre Munier descendirent dans lacabine, et Jacques seul resta sur le pont.

La nuit était tout à fait venue, et l’on avaitperdu entièrement de vue la frégate ; une demi-heures’écoula.

Au bout de cette demi-heure, Jacques appela denouveau son second, lequel se rendit immédiatement à soninvitation.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, oùsupposez-vous que nous soyons maintenant ?

– Au nord du Coin-de-Mire, répondit lesecond.

– Parfaitement ; vous sentez-vous deforce à laisser passer la corvette entre le Coin-de-Mire et l’îlePlate, sans accrocher ni à droite ni à gauche ?

– J’y passerais les yeux bandés,capitaine.

– À merveille ! En ce cas, prévenez voshommes de se tenir prêts à la manœuvre, attendu que nous n’avonspas de temps à perdre.

Chaque homme courut à son poste, et il se fitun moment de silence d’attente.

Puis au milieu de ce silence, une voix se fitentendre :

– Virez de bord ! dit Jacques.

– Parez, virez ! répéta Tête-de-Fer.

Puis le sifflet du maître de manœuvres se fitentendre.

Il y eut, de la part de la corvette, uninstant d’hésitation, pareil à celui d’un cheval lancé au galop etqu’on arrête court ; puis elle tourna lentement, s’inclinantsous l’influence d’une brise fraîche et battue par de largeslames.

– La barre dessous ! cria Jacques.

Le timonier obéit, et la corvette, serapprochant du lit du vent, commença à se redresser.

– Levez les lofs ! continuaJacques ; chargez derrière !

Ces deux manœuvres s’exécutèrent avec la mêmerapidité et le même bonheur que les précédentes ; la corvettecompléta son abatée ; ses voiles de derrière commencèrent às’enfler ; celles de devant furent rapidement chargées à leurtour et le gracieux navire s’élança vers le nouveau point del’horizon qui lui était indiqué.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques après avoirsuivi tous les mouvements de la corvette avec la même satisfactionqu’un cavalier suit les mouvements de son cheval, vous allezdoubler l’île, profiter de chaque variation de la brise pour vousrapprocher de l’origine du vent et longer, en faisant bon bras,toute la ceinture de rochers qui s’étend depuis la passe des Cornesjusqu’à la crique de Flac.

– C’est bien, capitaine, répondit lesecond.

– Et maintenant, bonsoir, maître, repritJacques ; vous m’éveillerez quand la lune se lèvera.

Et Jacques, à son tour, alla se coucher aveccette bienheureuse insouciance qui est un des privilèges desexistences constamment placées entre la vie et la mort.

Dix minutes après, il dormait aussiprofondément que le dernier de ses matelots.

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