Georges

Chapitre 14Philosophie négrière

Cet homme, c’était effectivementJacques ; Jacques, que son père n’avait pas revu depuisquatorze ans, et son frère, depuis douze.

Jacques, comme nous l’avons dit, était parti àbord d’un de ces corsaires qui, munis de lettres de marque de laFrance, sortaient à cette époque, tout à coup de nos ports, commedes aigles de leurs aires, et couraient sus aux Anglais.

C’était une rude école que celle-là et quivalait bien celle de la marine impériale, qui, à cette époque,bloquée dans nos ports, était aussi souvent à l’ancre que cetteautre marine, vive, légère et indépendante, était souvent encourse. Chaque jour, en effet, c’était quelque nouveau combat, nonpas que nos corsaires, si hardis qu’ils fussent, allassent cherchernoise aux vaisseaux de guerre ; mais, friands qu’ils étaientde marchandises de l’Inde et de la Chine, ils s’attaquaient à tousces bons gros bâtiments à ventres rebondis qui revenaient soit deCalcutta, soit de Buenos-Ayres, soit de la VeraCruz. Or, ou cesbâtiments à la démarche respectable étaient convoyés par quelquefrégate anglaise ayant bec et ongles, ou ils avaient pris eux-mêmesle parti de s’armer et de se défendre pour leur propre compte. Dansce dernier cas, ce n’était qu’un jeu, une escarmouche de deuxheures, et tout était fini ; mais, dans l’autre, les choseschangeaient de face : cela devenait plus grave ; onéchangeait bon nombre de boulets ; on se tuait bon nombred’hommes ; on se brisait bon nombre d’agrès ; puis onvenait à l’abordage, et, après s’être foudroyé de loin, ons’exterminait de près.

Pendant ce temps-là, le navire marchandfilait, et, s’il ne rencontrait pas, comme l’âne de la fable,quelque autre corsaire qui lui mît la main dessus, il rentrait dansquelque port de l’Angleterre, à la grande satisfaction de lacompagnie des Indes, qui votait des rentes à ses défenseurs. Voilàcomme les choses se passaient à cette époque. Sur trente ou trenteet un jours dont se composent les mois, on se battait pendant vingtou vingt-cinq jours ; puis, pour se reposer des jours decombat, on avait les jours de tempête.

Or, nous le répétons, on apprenait vite àpareille école. D’abord, comme on n’avait pas la conscription pourse recruter, et que cette petite guerre d’amateurs ne laissait pasque de consommer à la longue une assez grande quantité d’hommes,les équipages ne se trouvaient jamais au grand complet. Il est vraique, comme les matelots étaient tous des volontaires, la qualité,dans ce cas, remplaçait avantageusement la quantité ; aussi,au jour de la bataille ou de la tempête, personne n’avaitd’attributions fixes ; chacun était bon à tout. Du reste,obéissance passive au capitaine, quand le capitaine était là, et ausecond, en l’absence du capitaine. Il y avait bien eu, comme il yen a partout, à bord de la Calypso, c’était ainsi que senommait le bâtiment qu’avait choisi Jacques pour faire sonapprentissage nautique ; il y avait bien eu, depuis sixannées, deux récalcitrants, l’un Normand et l’autre Gascon, l’uncontre l’autorité du capitaine et l’autre contre l’autorité dulieutenant.

Mais le capitaine avait fendu la tête de l’und’un coup de hache, et le lieutenant avait crevé la poitrine del’autre d’un coup de pistolet ; tous deux étaient morts sur lecoup. Puis comme rien n’embarrasse la manœuvre comme un cadavre onavait jeté le cadavre par-dessus le bord, et il n’en avait plus étéquestion. Seulement, ces deux événements, pour n’avoir laissé detrace que dans le souvenir des assistants, n’en avaient pas moinsexercé sur les esprits une salutaire influence. Personne, depuis cetemps, n’avait eu l’idée de chercher querelle au capitaine Bertrandni au lieutenant Rébard. C’étaient les noms de ces deux braves, etils avaient dès lors joui d’une autorité parfaitement autocratiqueà bord de la Calypso.

Jacques avait toujours eu une vocation décidéepour la mer : tout enfant, il était sans cesse à bord desbâtiments en rade à Port-Louis, montant dans les haubans, grimpantdans les hunes, se balançant sur les vergues, se laissant glisserle long des cordages : comme c’était surtout à bord desnavires en relation de commerce avec son père que Jacques selivrait à ces exercices gymnastiques, les capitaines avaient unegrande complaisance à son égard, satisfaisant sa curiositéenfantine, lui donnant l’explication de toute chose et le laissantmonter de la cale aux mâts de perroquet et descendre des mâts deperroquet à la cale. Il en résultait qu’à dix ans, Jacques était unmousse de première force attendu qu’à défaut de bâtiment, commetout pour lui représentait un navire, il grimpait sur les arbres,dont il faisait des mâts, et le long des lianes, dont il faisaitdes cordages, et qu’à douze ans, comme il savait les noms de toutesles parties d’un bâtiment, comme il savait toutes les manœuvres quis’exécutent à bord d’un vaisseau, il eût pu entrer comme aspirantde première classe sur le premier bâtiment venu.

Mais, comme nous l’avons vu, son père en avaitdécidé autrement, et, au lieu de l’envoyer à l’école d’Angoulême,où l’appelait sa vocation, il l’avait envoyé au collège Napoléon.Ce fut alors que se présenta une nouvelle confirmation duproverbe : « L’homme propose et Dieu dispose. »Jacques, après avoir passé deux ans à dessiner des bricks sur sescahiers de composition et à lancer des frégates sur le grand bassindu Luxembourg, Jacques profita de la première occasion qui s’offritde passer de la théorie à la pratique, et ayant, dans un voyage àBrest, été visiter le brick la Calypso, il déclara à sonfrère, qui l’avait accompagné, qu’il pouvait retourner seul àterre, mais que, quant à lui, il était décidé à se faire marin.

Il en fut de tous deux comme l’avait décidéJacques, et Georges revint seul, ainsi que nous l’avons dit en sonlieu, au collège Napoléon.

Quant à Jacques, dont la figure franche etl’allure hardie avaient tout d’abord séduit le capitaine Bertrand,il fut élevé du premier coup au grade de matelot, ce qui fitbeaucoup crier les camarades.

Jacques laissa crier : il avait dansl’esprit des notions très exactes du juste et de l’injuste ;ceux dont on venait de le faire l’égal ignoraient ce qu’ilvalait ; il était donc tout simple qu’ils trouvassent mauvaisque l’on fit un tel passe-droit à un novice ; mais, à lapremière tempête, il alla couper une voile de perroquet qu’un nœudmal fait empêchait de glisser et qui menaçait de briser le mâtauquel elle était attachée, et, au premier abordage, il sauta surle vaisseau ennemi avant le capitaine : ce qui lui valut de lapart de celui-ci, un si merveilleux coup de poing, qu’il en demeuraétourdi pendant trois jours, la règle étant, à bord de laCalypso, que le capitaine devait toujours toucher le pontennemi avant qui que ce fût de son équipage. Cependant, commec’était une de ces fautes de discipline qu’un brave pardonnefacilement à un brave, le capitaine admit les excuses que Jacquesfit valoir, et lui répondit qu’à l’avenir, après lui et lelieutenant, il était libre, en pareille circonstance, de prendre lerang qui lui conviendrait. Au second abordage, Jacques passa letroisième.

À partir de ce moment, les matelots cessèrentde murmurer contre Jacques, et les vieux mêmes se rapprochèrent delui et furent les premiers à lui tendre la main.

Cela marcha ainsi jusqu’en 1815 : nousdisons jusqu’en 1815, parce que le capitaine Bertrand, qui avaitl’esprit très sceptique, n’avait jamais voulu prendre au sérieux lachute de Napoléon : peut-être aussi cela tenait-il à ce que,n’ayant rien à faire, il avait fait deux voyages à l’île d’Elbe, etque, dans l’un de ces voyages, il avait eu l’honneur d’être reçupar l’ex-maître du monde. Ce que l’empereur et le pirate s’étaientdit dans cette entrevue, personne ne le sut jamais ; ce quel’on remarqua seulement, c’est que le capitaine Bertrand revint àbord en sifflant :

Ran tan plan tirelire,

Comme nous allons rire !

Ce qui était, chez le capitaine Bertrand, lesigne de la satisfaction intérieure portée au plus hautdegré ; puis le capitaine Bertrand s’en revint à Brest, où,sans rien dire à personne, il commença à remettre laCalypso en état, à faire sa provision de poudre et deboulets et à recruter les quelques hommes qui lui manquaient pourque son équipage se trouvât au grand complet.

De sorte qu’il aurait fallu ne pas connaîtreson capitaine Bertrand le moins du monde, pour ne pas comprendrequ’il se mitonnait derrière la toile quelque spectacle qui allaitbien étonner le parterre.

En effet, six semaines après le dernier voyagedu capitaine Bertrand à Porto-Ferrajo, Napoléon débarquait au golfeJuan. Vingt-quatre jours après son débarquement au golfe Juan,Napoléon entrait à Paris ; et soixante-douze heures aprèsl’entrée de Napoléon à Paris, le capitaine Bertrand sortait deBrest toutes voiles dehors et le pavillon tricolore à sa corne.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés, que lecapitaine Bertrand rentrait, traînant à la remorque un magnifiquetrois-mâts anglais chargé des plus fines épices de l’Inde, lequelavait éprouvé un si merveilleux étonnement en voyant le drapeautricolore, qu’on croyait disparu à tout jamais de la surface duglobe, qu’il n’avait pas même eu l’idée de faire la plus petiterésistance.

Cette prise avait fait venir l’eau à la bouchedu capitaine Bertrand. Aussi il ne se fut pas plus tôt défait de saprise à un prix convenable, il n’eut pas plus tôt partagé les partsentre les gens de l’équipage, qui se reposaient depuis près d’un anet qui s’ennuyaient fort de ce repos, qu’il se remit en quête d’unsecond trois-mâts. Mais, comme on sait, on ne rencontre pastoujours ce qu’on cherche : un beau matin après une nuit fortnoire, la Calypso se trouva nez à nez avec une frégate.Cette frégate, c’était le Leycester, c’est-à-dire le mêmebâtiment que nous avons vu amener, à Port-Louis, le gouverneur etGeorges.

Le Leycester avait dix canons etsoixante hommes d’équipage de plus que la Calypso. Enoutre, pas la moindre cargaison de cannelle, de sucre ou decafé ; mais, en échange, une sainte-barbe parfaitement garnieet un arsenal de mitraille et de boulets ramés au grand complet. Àpeine eut-il vu au reste à quelle paroisse appartenait laCalypso, que, sans le moins du monde crier gare, il luienvoya un échantillon de sa marchandise : c’était un joliboulet de trente-six, qui vint s’enfoncer dans la carène.

La Calypso, tout au contraire de sasœur Galatée, qui fuyait pour être vue, aurait bien voulu,elle, fuir, sans être vue. Il n’y avait rien à gagner avec leLeycester, fût-on même vainqueur, ce qui n’était pas lemoins du monde probable. Malheureusement, il n’était guère plusprobable de supposer qu’on lui échapperait, son capitaine étant cemême Williams Murrey, qui n’avait pas encore quitté le service dela marine à cette époque, et qui, avec ses apparences charmantes,auxquelles depuis ses travaux diplomatiques avaient encore donnéune nouvelle couche, était un des plus intrépides loups de mer quiexistassent du détroit de Magellan à la baie de Baffin.

Le capitaine Bertrand fit donc traîner sesdeux plus grosses pièces à l’arrière et prit chasse.

La Calypso était un véritablenavire de proie, taillé pour la course, avec une carène étroite etallongée ; mais la pauvre hirondelle de mer avait affaire àl’aigle de l’Océan ; de sorte que, malgré sa légèreté, il futbientôt visible que la frégate gagnait sur la goélette.

Cette supériorité de marche devint bientôtd’autant plus sensible, que, de cinq minutes en cinq minutes, leLeycester envoyait des huissiers de bronze pour sommer laCalypso de s’arrêter. Ce à quoi, au reste, laCalypso, tout en fuyant répondait avec ses pièces dechasse par des messagers de même nature.

Pendant ce temps, Jacques examinait avec laplus grande attention la mâture du brick, et faisait au lieutenantRébard des observations pleines de sens sur les améliorations àfaire dans le gréage des bâtiments destinés, comme l’était laCalypso, à poursuivre ou à être poursuivis. Il y avaitsurtout un changement radical à opérer dans les mâts de perroquet,et Jacques, les yeux fixés sur la partie faible du navire, venaitd’achever sa démonstration, lorsque ne recevant aucune réponseapprobative du lieutenant, il ramena les yeux du ciel à la terre,et reconnut la cause du silence de son interlocuteur : lelieutenant Rébard venait d’être coupé en deux par un boulet decanon.

La situation devenait grave ; il étaitévident que, avant une demi-heure, on serait bord à bord, et qu’ilfaudrait, comme on dit en terme d’art, en découdre avec un équipaged’un tiers plus fort que soi. Jacques communiquait à part lui cetteréflexion peu rassurante au pointeur d’une des deux pièces dechasse lorsque le pointeur, en se baissant pour pointer, parutfaire un faux pas et tomba le nez sur la culasse de son canon.Voyant qu’il tardait à se remettre sur ses jambes, plus qu’il neconvenait de le faire en pareille circonstance à un homme chargéd’un soin si important, Jacques le prit par le collet de son habitet le ramena dans une ligne verticale. Mais alors il s’aperçut quele pauvre diable venait d’avaler un biscaïen ; seulement, aulieu de suivre la perpendiculaire, le biscaïen avait prisl’horizontale. De là était venu l’accident. Le pauvre pointeurétait mort, comme on dit, d’une indigestion de fer fondu.

Jacques, qui, pour le moment, n’avait rien demieux à faire, se baissa à son tour vers la pièce, rectifia d’uneligne ou deux le point de mire et cria :

– Feu !

Au même instant, le canon tonna, et, commeJacques était curieux de voir le résultat de son adresse, il sautasur le bastingage pour suivre, autant qu’il était en lui, l’effetdu projectile qu’il venait d’adresser à son ennemi.

L’effet fut prompt. Le mât de misaine, coupéun peu au-dessus de la grande hune, plia comme un arbre que le ventcourbe, puis, avec un craquement effroyable, tomba, encombrant lepont de voiles et d’agrès, et brisant une partie de la muraille detribord.

Un grand cri de joie retentit à bord de laCalypso. La frégate s’était arrêtée au milieu de sacourse, trempant dans la mer son aile brisée, tandis que lagoélette, saine et sauve à quelques cordages près, continuait sonchemin, débarrassée de la poursuite de son ennemi.

Le premier soin du capitaine, en se voyanthors de danger, fut de nommer Jacques lieutenant à la place deRébard : il y avait longtemps, au reste, qu’en cas de vacance,ce grade lui était dévolu dans l’esprit de tous ses camarades.L’annonce de sa promotion fut donc accueillie par des acclamationsunanimes.

Le soir, il y eut messe générale pour lesmorts. On avait jeté les cadavres à la mer à mesure qu’ilspassaient de vie à trépas, et l’on n’avait gardé que celui dusecond pour lui rendre les honneurs dus à son rang. Ces honneursconsistaient à être cousu dans un hamac avec un boulet detrente-six à chaque pied. Le cérémonial fut exactement suivi, et lepauvre Rébard alla rejoindre ses compagnons, n’ayant conservé sureux que le très médiocre avantage de s’enfoncer au plus profond dela mer, au lieu de flotter à sa surface.

Le soir, le capitaine Bertrand profita del’obscurité pour faire fausse route, c’est-à-dire que, grâce à unesaute de vent, il revint sur ses pas, de sorte qu’il rentrait àBrest, tandis que le Leycester, qui s’était empressé desubstituer à son mât cassé un mât de rechange, courait après lui ducôté du cap Vert.

Ce qui fit faire beaucoup de mauvais sang aucapitaine Murrey, lequel jura que, si jamais la Calypsoretombait sous la main du Leycester, elle ne s’en tireraitpas à aussi bon marché la seconde fois qu’elle s’en était tirée lapremière.

Aussitôt ses avaries réparées, le capitaineBertrand s’était remis en chasse, et, secondé par Jacques, il avaitfait merveille : malheureusement, Waterloo arriva ; aprèsWaterloo, la seconde abdication, et, après la seconde abdication,la paix. Cette fois, il n’y avait plus à douter de rien. Lecapitaine vit passer, à bord du Bellérophon, le prisonnierde l’Europe ; et, comme il connaissait Sainte-Hélène pour yavoir relâché deux fois, il comprit du premier coup qu’on ne sesauve pas de là comme on se sauve de l’île d’Elbe.

L’avenir du capitaine Bertrand se trouvaitbien compromis dans ce grand cataclysme qui brisa tant de choses.Il lui fallut donc se créer une nouvelle industrie : il avaitune jolie goélette marchant bien, cent cinquante hommes d’équipagedisposés à suivre sa bonne ou sa mauvaise fortune ; il pensatout naturellement à faire la traite.

En effet, c’était un joli état avant qu’on eûtgâté le métier avec un tas de déclamations philosophiquesauxquelles personne ne songeait alors, et il y avait une bellefortune à faire pour les premiers qui s’y remettraient. La guerre,parfois éteinte en Europe, est éternelle en Afrique ; il y atoujours quelque peuplade qui a soif, et, comme les habitants de cebeau pays ont remarqué, une fois pour toutes, que le plus sûr moyende se procurer des prisonniers était d’avoir beaucoup d’eau-de-vie,il n’y avait à cette époque qu’à suivre les côtes de la Sénégambie,du Congo, de Mozambique ou de Anguebar une bouteille de cognac àchaque main, et l’on était sûr de revenir à son bâtiment un nègresous chaque bras. Quand les prisonniers manquaient, les mèresvendaient leurs enfants pour un petit verre ; il est vrai quetoute cette marmaille n’avait pas grand prix ; mais on seretirait sur la quantité.

Le capitaine Bertrand exerça ce commerce avechonneur et profit pendant cinq ans, c’est-à-dire depuis 1815jusqu’en 1820, et il comptait bien l’exercer encore bon nombred’années, lorsqu’un événement inattendu mit fin à son existence. Unjour qu’il remontait la rivière des Poissons, située sur la côteoccidentale d’Afrique, avec un chef hottentot qui devait luilivrer, moyennant deux pipes de rhum, une partie deGrands-Namaquois pour laquelle il venait de traiter, et dont ilavait d’avance le placement à la Martinique et à la Guadeloupe, ilposa par hasard le pied sur la queue d’un boqueira qui se chauffaitau soleil. Ces sortes de reptiles sont, comme on le sait, sisensibles de la queue, que la nature leur a posé à cet endroit unequantité indéfinie de sonnettes, afin que, averti par le bruit, levoyageur ne leur marche pas dessus. Le boqueira se redressa doncrapide comme un éclair, et mordit le capitaine Bertrand à la main.Le capitaine Bertrand, quoique fort dur à la douleur, poussa uncri. Le chef hottentot se retourna, vit de quoi il s’agissait, etdit gravement :

– Homme mordu, homme mort.

– Je le sais pardieu bien ! répondit lecapitaine, et c’est pour cela que je crie.

Puis, soit pour sa satisfaction personnelle,soit par philanthropie, et pour que le serpent qui l’avait mordun’en mordit plus d’autre, il empoigna le boqueira à belles mains etlui tordit le cou. Mais cette exécution était à peine faite, queles forces manquèrent au brave capitaine, et qu’il tomba mort prèsdu reptile.

Tout cela s’était passé si rapidement, que,lorsque Jacques, qui était à vingt-cinq pas à peu près en arrièredu capitaine, arriva près de lui, ce dernier était déjà vert commeun lézard. Il voulut parler ; mais à peine put-il balbutierquelques mots sans suite, et il expira. Dix minutes après, soncorps était bariolé de taches noires et jaunes, ni plus ni moinsqu’un champignon vénéneux.

Il n’y avait pas à songer à rapporter le corpsdu capitaine à bord de la Calypso, tant, grâce àl’admirable subtilité du poison, la décomposition était rapide.Jacques et les douze matelots qui l’accompagnaient creusèrent unefosse, couchèrent le capitaine dedans, et le recouvrirent de toutesles pierres qu’on put trouver dans les environs, afin de legarantir, si la chose était possible, de la dent des hyènes et deschacals. Quant au serpent à sonnettes, un des matelots s’enchargea, s’étant rappelé que son oncle, qui était pharmacien àBrest, lui avait recommandé, s’il rencontrait jamais un de cesreptiles, de tâcher de le lui apporter, mort ou vivant, pour lemettre dans un bocal à la porte de sa boutique, entre une bouteillepleine d’eau rouge et une bouteille pleine d’eau bleue.

Il y a un adage commercial qui dit :« Les affaires avant tout ». En vertu de cet adage, ilfut décidé, entre le chef hottentot et Jacques, que cettecatastrophe n’empêcherait pas le marché conclu de s’exécuter.Jacques alla donc chercher au kraal voisin les cinquanteGrands-Namaquois vendus ; après quoi, le chef hottentot vintprendre au brick les deux pipes de rhum promises. Cet échange fait,les deux négociants se séparèrent enchantés l’un de l’autre, sepromettant de ne pas en rester là, à l’avenir, de leurs relationscommerciales.

Le soir même, Jacques rassembla tous lesmatelots sur le pont, depuis le contremaître jusqu’au derniermousse.

Et, après un discours concis mais éloquent,sur les vertus sans nombre qui ornaient le capitaine Bertrand, ilproposa à l’équipage deux choses : la première, de vendre lacargaison, qui était complète, puis le bâtiment, d’une défaitefacile, et, après avoir partagé le prix du tout selon les droitsétablis, de se séparer bons amis et d’aller chercher fortune chacunde son côté ; la seconde, de nommer un remplaçant au capitaineBertrand, et de continuer le négoce sous la raison Calypso etCompagnie, déclarant d’avance que, tout lieutenant qu’ilétait, il se soumettait à une réélection, et serait le premier àreconnaître le nouveau capitaine qui sortirait du scrutin. À cesparoles, il arriva ce qui devait arriver, Jacques fut élu capitainepar acclamation.

Jacques choisit aussitôt pour second soncontremaître, brave Breton, natif de Lorient, et que, par allusionà la dureté remarquable de son crâne, on appelait généralementTête-de-Fer.

Le même soir, la Calypso, plusoublieuse que la nymphe dont elle portait le nom, fit voile pourles Antilles, déjà consolée, en apparence du moins, non pas dudépart du roi Ulysse, mais de la mort du capitaine Bertrand.

En effet, si elle avait perdu un maître, elleen avait trouvé un autre, et qui, certes, le valait bien. Le défuntétait un de ces vieux loups de mer qui font toutes choses selon laroutine, et non pas selon l’inspiration. Or, il n’en était pasainsi de Jacques. Jacques était éternellement l’homme de lacirconstance, universel en ce qui concernait l’art nautique ;sachant, dans une bataille ou dans une tempête, commander lamanœuvre comme le premier amiral venu, et faisant dans l’occasionun nœud à la marinière aussi bien que le dernier mousse. AvecJacques, jamais de repos, et, par conséquent, jamais d’ennui.Chaque jour amenait une amélioration dans l’arrimage et dans legréement de la goélette. Jacques aimait la Calypso commeon aime une maîtresse ; aussi était-il éternellement préoccupéd’ajouter quelque chose à sa toilette. Tantôt c’était une bonnettedont il changeait la forme, tantôt c’était une vergue dont ilsimplifiait le mouvement. Aussi, la coquette qu’elle était,obéissait-elle à son nouveau seigneur comme elle n’avait encoreobéi à personne, s’animant à sa voix, se courbant et se redressantsous sa main, bondissant sous son pied comme un cheval qui sentl’éperon, si bien que Jacques et la Calypso semblaienttellement faits l’un pour l’autre, que l’on n’aurait jamais eul’idée que désormais ils pussent vivre l’un sans l’autre.

Aussi, à part le souvenir de son père et deson frère, qui passait de temps en temps comme un nuage sur sonfront, Jacques était-il l’homme le plus heureux de la terre et dela mer. Ce n’était pas un de ces négriers avides qui perdent lamoitié de leurs profits en voulant trop gagner, et pour qui le malqu’ils font, après avoir passé en habitude, est devenu un plaisir.Non, c’était un bon négociant, faisant son commerce en conscience,ayant pour ses Cafres, ses Hottentots, ses Sénégambiens ou sesMozambiques presque autant de soins que si c’étaient des sacs desucre, des caisses de riz ou des balles de coton. Ils étaient biennourris ; ils avaient de la paille pour se coucher ; ilsprenaient deux fois par jour l’air sur le pont. On n’enchaînait queles récalcitrants ; et, en général, on tâchait, autant quepossible, de vendre les maris avec les femmes, et les enfants avecles mères ; ce qui était une délicatesse inouïe et avait fortpeu d’imitateurs parmi les confrères de Jacques. Aussi les nègresde Jacques arrivaient-ils à leur destination généralement bienportants et gais, ce qui faisait que, presque toujours, Jacques lesrevendait à un prix supérieur.

Il va sans dire que Jacques ne s’arrêtaitjamais assez longtemps à terre pour s’y créer un attachementsérieux. Comme il nageait dans l’or et roulait sur l’argent, lesbelles créoles de la Jamaïque, de la Guadeloupe et de Cuba luiavaient fait plus d’une fois les doux yeux ; il y avait mêmedes pères qui, ignorant que Jacques fût un mulâtre et le prenantpour un honnête négrier européen, lui faisaient de temps en tempsdes ouvertures sur le mariage. Mais Jacques avait ses idées àl’endroit de l’amour. Jacques connaissait à fond sa mythologie etson histoire sainte ; il savait l’apologue d’Hercule etd’Omphale, et l’anecdote de Samson et de Dalila. Aussi avait-ildécidé qu’il n’aurait pas d’autre femme que la Calypso.Quant à des maîtresses, Dieu merci, il n’en manquait pas ; ilen avait des noires, des rouges, des jaunes et des chocolats, selonqu’il changeait au Congo, aux Florides, au Bengale ou à Madagascar.À chaque voyage, il en prenait une nouvelle, qu’il donnait enarrivant à quelque ami, chez lequel il était sûr qu’elle seraitbien traitée, s’étant fait un système de ne jamais garder la même,de crainte, quelle que fût sa couleur, qu’elle ne prît uneinfluence quelconque sur son esprit. Car, il faut le dire, ce queJacques aimait avant toutes choses, c’était sa liberté.

Puis, ajoutons que Jacques avait encore unefoule d’autres plaisirs. Jacques était sensuel comme un créole.Toutes les grandes choses de la nature l’affectaientagréablement ; seulement, au lieu d’impressionner son esprit,elles agissaient sur ses sens. Il aimait l’immensité, non pas parceque l’immensité fait rêver à Dieu, mais parce que plus il y ad’espace, mieux on respire ; il aimait les étoiles, non pasparce qu’il pensait que c’étaient autant de mondes roulant dansl’espace, mais parce qu’il trouvait doux d’avoir au-dessus de satête un dais d’azur brodé de diamants, il aimait les hautes forêts,non pas parce que leurs profondeurs sont pleines de voixmystérieuses et poétiques, mais parce que leur voûte épaisseprojette une ombre que ne peuvent pas percer les rayons dusoleil.

Quant à son opinion sur l’état qu’il exerçait,son opinion était que c’était une industrie parfaitement légale. Ilavait toute sa vie vu vendre et acheter des nègres ; ilpensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pourêtre vendus et achetés. Quant à la validité du droit que l’hommes’est arrogé de trafiquer de son semblable, cela ne le regardaitaucunement ; il achetait et payait ; donc, la chose étaità lui, et, du moment qu’il avait acheté et payé il avait le droitde revendre : aussi, jamais Jacques n’avait imité une seulefois l’exemple de ses confrères, qu’il avait vus faire la chasseaux nègres pour leur propre compte ; Jacques aurait regardécomme une affreuse injustice, soit par force, soit par ruse, des’emparer personnellement d’une créature libre pour en faire unesclave ; mais, du moment que cette créature libre étaitdevenue esclave par une circonstance indépendante de sa volonté àlui, Jacques, il ne voyait aucune difficulté à traiter d’elle avecson propriétaire.

Or, on comprend que la vie que menait Jacquesétait une agréable vie, d’autant plus agréable qu’elle avait, detemps à autre, ses journées de combat, comme du temps du capitaineBertrand ; la traite des noirs avait été abolie par un congrèsde gouvernants, qui avait probablement trouvé qu’elle nuisait à latraite des blancs ; de sorte qu’il arrivait parfois quequelques bâtiments qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas,voulaient absolument savoir ce que la Calypso venait fairesur les côtes du Sénégal ou dans les mers de l’Inde. Alors, si lecapitaine Jacques était dans ses jours de bonne humeur, ilcommençait par amuser le bâtiment trop curieux en lui montrant despavillons de toutes couleurs ; puis, quand il était las dejouer avec lui des charades en action, il hissait son pavillon àlui, qui était trois têtes de noirs, posées deux et une sur champde gueules ; alors la Calypso prenait chasse, et lafête commençait.

Outre les vingt canons qui ornaient sessabords, la Calypso, pour ces occasions-là seulement,possédait à son arrière deux pièces de trente-six, dont la portéedépassait celle des bâtiments ordinaires ; or, comme elleétait excellente voilière, et qu’elle obéissait à son maître audoigt et à l’œil, elle engageait juste autant de voiles qu’il enfallait pour maintenir le bâtiment qui lui donnait la chasse à laportée de ses deux pièces. Il en résultait que, tandis que lesboulets ennemis venaient mourir dans son sillage, chacun de sesboulets à elle, et Jacques, croyez-le bien, n’avait pas oublié sonmétier de pointeur, enfilait le navire négrophile de bout en bout.Cela durait le temps qu’il plaisait à Jacques de faire ce qu’ilappelait sa partie de quilles ; puis, lorsqu’il trouvait lebâtiment indiscret suffisamment puni de son indiscrétion, ilajoutait quelques voiles de cacatois, quelques bonnettes deperroquet, quelques brigantines de son invention, aux voiles déjàdéployées, envoyait une couple de boulets ramés en signe d’adieu àson partenaire, et, filant sur l’eau comme quelque oiseau de merattardé qui regagne son nid, il le laissait boucher ses trous,rajuster ses agrès, renouer ses cordages et disparaissait àl’horizon.

Ces escapades, comme on le comprend bien, luirendaient l’entrée des ports un peu plus difficile ; mais laCalypso était une coquette qui savait changer de tournureet même de visage, selon l’occasion. Tantôt elle prenait quelquenom virginal et quelque allure naïve, s’appelaitLa Belle-Jenny ou La Jeune-Olympe, etse présentait avec un air d’innocence qui faisait plaisir àvoir ; alors elle venait, disait-elle de charger du thé àCanton, du café à Moka, ou des épices à Ceylan. Elle donnait deséchantillons de son chargement, elle recevait des commandes, elledemandait des passagers. Le capitaine Jacques était un bon paysanbas-breton, avec sa grande veste, ses longs cheveux, son largechapeau, enfin toute la défroque de défunt Bertrand. Tantôt laCalypso changeait de sexe ; elle s’appelait leSphinx ou le Léonidas ; son équipagerevêtait l’uniforme français, et elle entrait dans la rade, drapeaublanc déployé, saluant courtoisement le fort, qui lui rendaitcourtoisement son salut. Alors son capitaine était, selon soncaprice, ou un vieux loup de mer, maugréant, jurant, sacrant, neparlant que par tribord et bâbord, et ne comprenant pas à quoipouvait servir la terre, si ce n’était pour y aller de temps entemps renouveler son eau et faire sécher du poisson ; ou bienquelque bel officier fashionable, tout frais émoulu de l’école, àqui le gouvernement, pour récompenser les services de ses ancêtres,avait donné un commandement que sollicitaient dix anciensofficiers. En ce cas, le capitaine Jacques se faisait appelerM. de Kergouran ou M. de Champ-Fleury ; ilavait la vue basse, ne regardait qu’en clignant de l’œil, etparlait en grasseyant. Tout cela eût été bien vite reconnu pour unecomédie dans un port de France ou d’Angleterre ; mais celaavait un énorme succès à Cuba, à la Martinique, à la Guadeloupe ouà Java.

Quant au placement des fonds qui provenaientde son commerce, c’était pour Jacques, qui ne comprenait pas tousles mouvements de l’agio et tous les calculs de l’escompte la chosela plus simple : en échange de son or et de ses traites, ilprenait à Visapour et à Guzarate les plus beaux diamants qu’ilpouvait y trouver ; si bien que Jacques avait fini par seconnaître presque aussi bien en diamants qu’en nègres. Puis ilmettait les nouveaux achetés près des anciens dans une ceinturequ’il portait habituellement sur lui. N’avait-il plus d’argent, ilfouillait à sa ceinture, en tirait, selon l’occasion, un brillantgros comme un petit pois ou un diamant de la taille d’une noisette,entrait chez un juif, le faisait peser et le lui cédait au prix dutarif. Puis, comme Cléopâtre, qui buvait les perles que lui donnaitAntoine, lui buvait et mangeait son diamant ; seulement, aucontraire de la reine d’Égypte, Jacques en faisait habituellementplusieurs repas.

Grâce à ce système d’économie, Jacques portaitincessamment sur lui une valeur de deux ou trois millions, qui, àla rigueur, tenant dans le creux de la main, était facile à cacherdans l’occasion : car Jacques ne se dissimulait pas qu’uneprofession comme la sienne avait des chances opposées ; quetout n’était pas roses dans le métier qu’il faisait, et qu’aprèsdes années de bonheur, il pourrait arriver un jour de revers.

Mais, en attendant ce jour inconnu, Jacques,comme nous l’avons dit, menait une vie fort douce, et qu’il n’eûtpas échangée contre celle d’un roi quelconque, vu que, déjà, àcette époque, l’emploi de roi commençait à être d’un assez médiocreagrément ; notre aventurier eût donc été parfaitement heureux,si, parfois, le souvenir de son père et de Georges n’était venuassombrir sa pensée ; aussi, un beau jour, n’y put-il résisterplus longtemps, et, comme, après avoir fait un chargement enSénégambie et au Congo, il était venu compléter sa cargaison surles côtes de Mozambique et dans l’Anguebar, il résolut de pousserjusqu’à l’île de France et de s’informer si son père ne l’avait pasquittée, ou si son frère n’y était pas revenu : il avait, enconséquence, en approchant de la côte, fait les signaux habituelsaux négriers, on y avait répondu par les signaux correspondants. Lehasard avait fait que ces signaux avaient été échangés entre lepère et le fils ; de sorte que, le soir, Jacques s’étaittrouvé non seulement sur le rivage natal mais encore dans les brasde ceux qu’il était venu y chercher.

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