Georges

Chapitre 24Les grands bois

Au moment où la troupe fugitive atteignait lasource de la rivière des Créoles, le jour se levait, et les rayonsdu soleil oriental éclairaient le sommet granitique du piton duMilieu ; avec lui s’éveillait toute la population des forêts.À chaque pas, les tanrecs se levaient sous les pieds des nègres etregagnaient leurs terriers, les singes s’élançaient de branche enbranche et atteignaient les extrémités les plus flexibles desvacoas, des filaos et des tamariniers, puis, se suspendant et sebalançant par la queue, allaient, franchissant une grande distance,s’accrocher, avec une adresse merveilleuse, à quelque autre arbrequi leur donnait un asile plus touffu. Le coq des bois se levait àgrand bruit, battant l’air de son vol pesant, tandis que lesperroquets gris semblaient le railler de leur cri moqueur, et quele cardinal, pareil à une flamme volante, passait, rapide comme unéclair et étincelant comme un rubis ; enfin, selon sonhabitude, la nature, toujours jeune, toujours insoucieuse, toujoursféconde, semblait, par sa sereine tranquillité et son calmebonheur, une éternelle ironie de l’agitation et des douleurs del’homme.

Après trois ou quatre heures de marche, latroupe fit une halte sur un plateau, au pied d’une montagne sansnom, dont la base vient mourir sur les bords de la rivière. La faimcommençait à se faire sentir ; heureusement, chacun dans laroute avait fait chasse ; les uns, à coups de bâton, avaientassommé des tanrecs, dont, en général, les nègres sont fortfriands ; d’autres avaient tué des singes ou des coqs desbois ; enfin, Laïza avait blessé un cerf, à la poursuiteduquel quatre hommes s’étaient mis, et qu’ils avaient rapporté aubout d’une heure. Il y avait donc des provisions pour toute latroupe.

Laïza profita de cette halte pour panser leblessé ; de temps en temps, il s’était écarté du brancard pouraller cueillir quelque herbe ou quelque plante dont lui seulconnaissait la propriété. Arrivé au lieu du repos, il réunit sarécolte, plaça la précieuse collection qu’il venait de rassemblerdans un creux de rocher ; puis, avec une pierre arrondie, ilbroya les simples qu’il venait de cueillir à peu près comme il eûtfait dans un mortier. Cette opération terminée, il en exprima lesuc, y trempa un linge, et, levant l’appareil mis la veille, ilplaça les compresses nouvellement imbibées sur la double plaie car,par bonheur encore, la balle n’était point restée dans la blessure,et, entrée un peu au-dessous de la dernière côte gauche, elle étaitsortie un peu au-dessus de la hanche.

Pierre Munier suivit cette opération avec uneanxiété profonde. La blessure était grave, mais n’était pointmortelle ; il y avait plus : il était visible, àl’inspection des chairs qu’en supposant qu’aucun organe importantn’eût été lésé à l’intérieur, la guérison serait plus rapidepeut-être qu’elle ne l’eût été entre les mains d’un médecin desvilles. Le pauvre père n’en passa pas moins par toutes lesangoisses qu’une pareille vue devait éveiller en lui, tandis queGeorges, au contraire, malgré les douleurs qu’un semblablepansement devait lui faire éprouver, ne fronça pas même le sourcil,et réprima jusqu’au moindre frissonnement de la main que son pèretenait entre les siennes.

Le pansement fini et le repas achevé, on semit en route. On approchait des grands bois, mais encore fallait-illes atteindre ; la petite troupe, retardée par le transport dublessé, transport que les accidents du terrain rendaient fortdifficile, ne s’avançait que lentement, et, depuis le départ del’habitation, avait laissé une trace facile à suivre.

On marcha une heure encore, à peu près, ensuivant les bords de la rivière des Créoles, puis on prit à gauche,et l’on commença de se trouver dans la lisière des forêts ;car, jusque-là, on n’avait traversé que des espèces detaillis : à mesure que l’on avançait, des mimosas sereproduisant en touffes nombreuses, des fougères gigantesquespoussant dans les intervalles des arbres, s’élevaient aussi hautqu’eux, et des lianes d’une grosseur prodigieuse, tombant du hautdes takamakas comme des serpents qui s’y seraient accrochés par laqueue, commençaient à annoncer qu’on entrait dans la région desgrands bois.

Bientôt la forêt devint de plus en plusépaisse ; les troncs des arbres se rapprochèrent, les fougèress’enlacèrent les unes aux autres, les lianes formèrent comme desbarreaux, à travers lesquels le passage devint de plus en plusdifficile, surtout pour les hommes qui portaient le brancard ;à tout moment, Georges, témoin des difficultés que présentait lamarche, faisait un mouvement pour descendre ; mais, à chaquefois, Laïza le lui défendait avec un tel accent de fermeté, et sonpère joignait les mains avec un tel geste de prière, que, pour nepoint blesser le dévouement de l’un et pour ne pas heurter latendresse de l’autre, le malade reprenait sa place et laissaitessayer de nouvelles tentatives qui devenaient de moment en momentplus pénibles, et qui quelquefois, demeuraient longtempsinfructueuses.

Cependant les difficultés qu’éprouvaient lesfugitifs à pénétrer dans l’intérieur de ces forêts vierges étaientpresque pour eux une garantie de sécurité, puisque ces difficultésdevaient, pour ceux qui les poursuivaient exister plus grandesencore, car ceux qui fuyaient étaient des nègres habitués à depareilles courses, tandis que ceux qui les poursuivaient étaientdes soldats anglais accoutumés à manœuvrer dans le champ de Mars etdans le champ de Lort.

Cependant on arriva à un endroit tellementépais tellement fourré, tellement compact, que toute tentative detransition devint inutile ; longtemps la petite troupe longeacette espèce de muraille à travers laquelle la hache seule auraitpu ouvrir un passage ; mais ce passage, ouvert pour les uns,l’était également pour les autres, et, en offrant une issue à lafuite, il offrait un moyen à la poursuite.

Tout en cherchant, on trouva un ajoupa, et,sous cet ajoupa, les restes d’un feu fumant encore : il étaitévident que des nègres marrons rôdaient dans les environs, et, à enjuger par la fraîcheur des traces qu’ils avaient laissées, nedevaient même pas être fort loin.

Laïza se mit sur leur piste. On connaîtl’habilité des sauvages pour suivre, à travers les grandessolitudes, la trace d’un ami ou d’un ennemi : Laïza, courbésur la terre, retrouva chaque brin d’herbe plié sous le talon,chaque caillou sorti de son alvéole par le choc du pied, chaquebranche détournée de son inclinaison par la pression dupassant ; mais, enfin, il arriva de son côté à un emplacementoù toute trace manquait. D’un côté était un ruisseau qui descendaitde la montagne et allait se jeter dans la rivière desCréoles ; de l’autre, un amas de rochers, de pierres et debroussailles pareil à un mur, au sommet duquel la forêt paraissaitplus pressée encore que partout ailleurs, et, derrière Laïza, lechemin qu’il venait de suivre. Laïza traversa le ruisseau etchercha vainement de l’autre côté la trace qui l’avait conduitjusqu’à sa rive. Les nègres, car ils étaient plusieurs, n’avaientdonc pas été plus loin.

Laïza essaya de gravir la muraille, et il yparvint ; mais, arrivé au sommet, il reconnut l’impossibilitéde faire suivre à une troupe, parmi laquelle se trouvaientplusieurs blessés, un pareil chemin il redescendit donc, et,convaincu que ceux à la recherche desquels il s’était mis nepouvaient être loin, il poussa les différents cris auxquels lesnègres marrons ont l’habitude de se reconnaître entre eux, etattendit.

Au bout d’un instant, il lui sembla, au plusépais des broussailles, qui recouvraient les pierres formant lamuraille que nous avons décrite, reconnaître un légerfrémissement ; tout autre qu’un homme habitué aux mystères dela solitude eût certes pris cette vacillation de quelques branchespour un caprice du vent ; mais alors le mouvement eut eu lieude leur extrémité à leur base, tandis qu’au contraire le mouvementsemblait naître à leur base et venait mourir à leur extrémité.Laïza ne s’y trompa point, et ses regards s’arrêtèrent sur lebuisson. Bientôt son doute se changea en certitude : à traversles branches, il avait distingué deux yeux inquiets qui, aprèsavoir parcouru tout l’horizon qu’ils pouvaient atteindre, sefixèrent sur lui ; alors Laïza renouvela le signal qu’il avaitdéjà fait entendre une fois : aussitôt un homme glissa, commeun serpent, entre les pierres disjointes, et Laïza se trouva enface d’un nègre marron.

Les deux noirs n’échangèrent que quelquesparoles, puis Laïza retourna sur ses pas et rejoignit la petitetroupe, qui fit à son tour, guidée par lui, le même chemin qu’ilvenait de faire, et qui arriva bientôt à l’endroit où il avaittrouvé le nègre.

Une ouverture, produite par le dérangement dequelques pierres, avait amené un passage dans la muraille : cepassage donnait entrée dans une grotte immense.

Les fugitifs passèrent deux à deux à traversce défilé facile à défendre. Derrière le dernier, le nègre remitles pierres dans le même ordre où elles étaient auparavant, demanière qu’on ne vit aucune trace du passage ; puis, secramponnant à son tour aux broussailles et aux aspérités despierres, il escalada la muraille et disparut dans la forêt. Deuxcents hommes venaient de s’engloutir dans les entrailles de laterre sans que l’œil le plus exercé pût dire par quel endroit ilsavaient passé.

Soit par un de ces hasards naturels qui serencontrent parfois sans que la main de l’homme ait aidé en rienaux effets qu’ils produisent, soit, au contraire, par un long etprévoyant travail des nègres marrons, le sommet de la montagne,dans les flancs de laquelle la petite troupe venait de disparaître,était défendu d’un côté par une roche perpendiculaire pareille à unrempart, et d’un autre côté par cette haie gigantesque composée detroncs d’arbres, de lianes et de fougère, qui avait d’abord arrêtéla marche de nos fugitifs ; la seule entrée véritablementpraticable était donc celle que nous avons décrite, et, comme nousl’avons dit, cette entrée disparaissait entièrement derrière lespierres qui l’obstruaient et les broussailles qui voilaient lespierres : il résultait donc, du soin avec lequel elle étaitcachée à tous les yeux, que les colons armés pour leur proprecompte, ou les troupes anglaises qui, pour le compte dugouvernement, donnaient la chasse aux nègres marrons, étaientpassés cent fois, sans la remarquer, devant cette ouverture connuedes seuls esclaves fugitifs.

Mais, une fois, de l’autre côté du rempart dela haie ou de la caverne, l’aspect du sol changeait entièrement.C’étaient toujours de grands bois, de hautes forêts, de puissantsabris, mais au milieu desquels on pouvait du moins se frayer uneroute. Au reste, aucune des premières nécessités de la vie nemanquait dans ces vastes solitudes une cascade, qui avait sa sourceau sommet du piton, tombait majestueusement de soixante pieds dehaut, et, après s’être brisée en poussière sur les rocs, qu’ellerongeait dans sa chute éternelle, elle coulait quelque temps enpaisibles ruisseaux ; puis, s’enfonçant tout à coup dans lesentrailles de la terre, elle allait reparaître au delà del’enceinte ; les cerfs, les sangliers, les daims, les singeset les tanrecs abondaient ; enfin, aux endroits où, à traversle dôme immense de feuillage, glissaient quelques rayons de soleil,ces rayons de soleil allaient éclairer des pamplemousses chargésd’oranges, ou des vacoas chargés de ces choux-palmistes, dont laqueue est si frêle, que, du jour où le fruit est mûr, il tombe à laplus légère secousse ou au moindre vent.

Si les fugitifs parvenaient à cacher leurretraite, ils pouvaient donc espérer y vivre sans manquer de rienjusqu’au moment où Georges serait guéri, et où cette guérisonamènerait une résolution quelconque. Au reste, quelle que fût larésolution du jeune homme, les malheureux esclaves dont Georgesavait fait ses compagnons étaient décidés à s’attacher à sa fortunejusqu’au bout.

Mais, tout blessé qu’était Georges, il avaitgardé son sang-froid ordinaire et il n’avait pas examiné laretraite à laquelle il venait demander un abri, sans calculer toutle parti qu’on pourrait tirer d’une pareille position pour ladéfendre. Une fois de l’autre côté de la caverne, il avait doncfait arrêter le brancard, et, appelant Laïza d’un signe de la main,il lui avait indiqué comment, après avoir défendu l’ouvertureextérieure de ce défilé, on pouvait, par un retranchement, défendrel’ouverture intérieure, puis en outre miner encore la caverne avecde la poudre, qu’on avait eu le soin d’emporter de Moka. Le plan decet ouvrage fut aussitôt tracé et entrepris ; car Georges nese dissimulait pas que selon toute probabilité on ne le traiteraitpoint en fugitif ordinaire, et il avait assez d’orgueil pour croireque les blancs ne se regarderaient pas comme vainqueurs tant qu’ilsne le tiendraient pas pieds et poings liés en leur pouvoir.

On se mit donc aussitôt à l’œuvre de défense,que présida passivement Georges et activement Pierre Munier.

Pendant ce temps, Laïza faisait le tour de lamontagne : partout, comme nous l’avons dit, elle étaitdéfendue, soit par des palissades naturelles, soit par des rochesescarpées ; en un seul endroit, ces rochers étaient abordablesavec des échelles d’une quinzaine de pieds ; encore le cheminqui conduisait au pied de cette muraille naturelle bordait-il unprécipice ; ce chemin eût été facile à défendre, mais latroupe était trop peu nombreuse et avait besoin d’être répandue surtrop de points à la fois pour que l’on fît des dispositionsmilitaires en dehors de ce que l’on pouvait appeler laforteresse.

Laïza reconnut donc que c’était ce point etl’entrée par la caverne qui devaient surtout être gardés avec leplus de soin.

La nuit approchait ; Laïza laissa dixhommes à ce poste important, et revint rendre compte à Georges desa course autour de la montagne.

Il trouva Georges dans une espèce de cabanequ’on lui avait bâtie à la hâte avec les branches d’arbres ;le retranchement était déjà presque creusé, et, malgré l’obscuritéqui s’avançait rapidement, on continuait d’y travailler avecactivité.

Vingt-cinq hommes furent répartis ensentinelles autour de l’enceinte, on devait les relever de deuxheures en deux heures ; Pierre Munier resta à son poste de lacaverne, et Laïza, après avoir posé un nouvel appareil sur lablessure de Georges, retourna au sien.

Puis, chacun attendit les événements nouveauxqu’allait sans doute amener la nuit.

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