Georges

Chapitre 10Le bain

À cette époque, l’île n’était point encore,comme elle l’est aujourd’hui, coupée par des chemins qui permettentde se rendre en voiture aux différents quartiers de la colonie, etles seuls moyens de transport étaient les chevaux ou le palanquin.Toutes les fois que Sara se rendait à la campagne avec Henri etM. de Malmédie, le cheval obtenait sans discussion aucunela préférence, car l’équitation était un des exercices les plusfamiliers à la jeune fille ; mais, lorsqu’elle voyageait entête-à-tête avec ma mie Henriette, il lui fallait renoncer à cegenre de locomotion, auquel la grave Anglaise préférait de beaucouple palanquin. C’était donc dans un palanquin porté par quatrenègres suivis d’un relais de quatre autres, que Sara et sagouvernante voyageaient côte à côte, assez rapprochées, au reste,l’une de l’autre pour pouvoir causer à travers leurs rideauxécartés, tandis que leurs porteurs, sûrs d’avance d’un pourboire,chantaient à tue-tête, dénonçant ainsi aux passants la générositéde leur jeune maîtresse.

Au reste, ma mie Henriette et Sara formaientbien le contraste physique et moral le plus accentué qu’il soitpossible d’imaginer. Le lecteur connaît déjà Sara, la capricieusejeune fille aux cheveux et aux yeux noirs, au teint changeant commeson esprit, aux dents de perles, aux mains et aux pieds d’enfant,au corps souple et ondoyant comme celui d’une sylphide ; qu’ilnous permette de lui dire maintenant quelques mots de ma mieHenriette.

Henriette Smith était née dans lamétropole : c’était la fille d’un professeur qui, l’ayantelle-même destinée à l’éducation, lui avait fait apprendre, dès sonenfance, l’italien et le français, lesquels lui étaient, au reste,grâce à cette étude juvénile, aussi familiers que son idiomematernel. Le professorat est, comme chacun sait, un métier où l’onamasse généralement peu de fortune. Jack Smith était donc mortpauvre, laissant sa fille Henriette pleine de talent, mais sans unsou de dot, ce qui fait que la jeune miss atteignit l’âge devingt-cinq ans sans trouver un mari.

À cette époque, une de ses amies, excellentemusicienne, comme elle-même était parfaite philologue, proposa àmademoiselle Smith de mettre leurs deux talents en communauté etd’élever une pension de compte à demi. L’offre était acceptable etfut acceptée. Mais, quoique chacune des deux associées mît àl’éducation des jeunes filles qui leur étaient confiées toutel’attention, tout le soin et tout le dévouement dont elle étaitcapable, l’établissement ne prospéra point, et force fut aux deuxmaîtresses de rompre leur association.

Sur ces entrefaites, le père d’une des élèvesde miss Henriette Smith, riche négociant de Londres, reçut deM. de Malmédie, son correspondant, une lettre danslaquelle il lui demandait une gouvernante pour sa nièce, offrant àcette institutrice des avantages suffisants pour compenser lessacrifices qu’elle faisait en s’expatriant. Cette lettre futcommuniquée à miss Henriette. La pauvre fille était sans ressourceaucune ; elle ne tenait pas beaucoup à un pays où elle n’avaitd’autre perspective que de mourir de faim. Elle regarda l’offrequ’on lui faisait comme une bénédiction du ciel, et elle s’embarquasur le premier vaisseau qui mit à la voile pour l’île de France,recommandée à M. de Malmédie comme une personnedistinguée et digne des plus grands égards.M. de Malmédie la reçut en conséquence, et la chargea del’éducation de sa nièce Sara, alors âgée de neuf ans.

La première question de miss Henriette fut dedemander à M. de Malmédie quelle était l’éducation qu’ildésirait que sa nièce reçût. M. de Malmédie répondit quecela ne le regardait pas le moins du monde ; qu’il avait faitvenir une institutrice pour le débarrasser de ce soin, et quec’était à elle, qu’on lui avait recommandée comme une personnesavante, d’apprendre à Sara ce qu’elle savait ; il ajoutaseulement, en manière de post-scriptum, que la jeunefille, étant destinée, de toute éternité et sans restriction, àdevenir l’épouse de son cousin Henri, il était important qu’elle neprît d’affection pour aucun autre. Cette décision deM. de Malmédie, à l’égard de l’union de son fils et de sanièce, tenait non seulement à l’affection qu’il avait pour tousdeux, mais encore à ce que Sara, orpheline à l’âge de trois ans,avait hérité de près d’un million, somme qui devait se doublerpendant la tutelle de M. de Malmédie.

Sara eut d’abord grand-peur de cetteinstitutrice, qu’on lui faisait venir d’outre-mer, et, à lapremière vue, l’aspect de miss Henriette, il faut le dire, ne larassura point beaucoup. En effet, c’était alors une grande fille detrente à trente-deux ans, à laquelle l’exercice du pensionnat avaitdonné cet abord sec et pincé, apanage habituel desinstitutrices ; son œil froid, son teint pâle, ses lèvresminces, avaient quelque chose d’automatique qui étonnait, et dontses cheveux, d’un blond un peu ardent, avaient grand-peine àréchauffer le glacial ensemble. Habillée, serrée, coiffée dès lematin, Sara ne l’avait jamais vue une seule fois en négligé, etelle fut longtemps à croire que, le soir, miss Henriette, au lieude se coucher dans son lit comme le commun des mortels,s’accrochait dans une garde-robe, comme ses poupées, et en sortaitle lendemain comme elle y était entrée la veille. Il en résultaque, dans les premiers temps, Sara obéit assez ponctuellement à sagouvernante, et apprit un peu d’anglais et d’italien. Quant à lamusique, Sara était organisée comme un rossignol, et elle jouaitpresque naturellement du piano et de la guitare, quoique soninstrument favori, quoique l’instrument qu’elle préférait à tousles autres instruments, fût la harpe malgache, dont elle tirait dessons qui ravissaient les virtuoses madécasses les plus célèbresdans l’île.

Cependant, tous ces progrès se faisaient sansque Sara perdît rien de son individualité, et sans que cette natureprimitive se modifiât en aucune façon. De son côté, miss Henrietterestait telle que Dieu et l’éducation l’avaient faite ; desorte que ces deux organisations si différentes vécurent côte àcôte sans jamais se rien céder l’une à l’autre. Néanmoins, commetoutes deux, dans des expressions diverses, étaient douéesd’excellentes qualités, ma mie Henriette finit par concevoir unprofond attachement pour son élève, et Sara se prit, de son côté,d’une vive amitié pour sa gouvernante. Le signe de cette affectionmutuelle fut que l’institutrice appela Sara mon enfant, et queSara, trouvant la dénomination de miss ou de mademoiselle bienfroide pour le sentiment qu’elle portait à son institutrice,inventa pour elle l’appellation plus affectueuse de ma mieHenriette.

Mais c’était surtout à l’endroit des exercicesdu corps que ma mie Henriette avait conservé son antipathiqueréserve. En effet, son éducation, toute scolastique, n’avaitdéveloppé que ses facultés morales, laissant à ses facultésphysiques toute leur gaucherie native : aussi, quelquesinstances qu’eût pu lui faire Sara, ma mie Henriette n’avait jamaisvoulu monter à cheval, même sur Berloque, paisible porte-chouxjavanais qui appartenait au jardinier. Les chemins étroits luidonnaient de tels vertiges, qu’elle avait souvent préféré faire undétour d’une ou deux lieues plutôt que de passer près d’unprécipice. Enfin, ce n’était jamais sans un profond serrement decœur qu’elle s’aventurait sur une barque, et à peine y était-elleassise, et la susdite barque se mettait-elle en mouvement, que lapauvre gouvernante prétendait être reprise du mal de mer, qui nel’avait pas quittée un instant pendant toute la traversée dePortsmouth à Port-Louis, c’est-à-dire pendant plus de quatre mois.Il en résultait que la vie de ma mie Henriette se passait, àl’égard de Sara, en appréhensions éternelles, et que, quand elle lavoyait, hardie comme une amazone, monter les chevaux de soncousin ; quand elle la voyait, légère comme une biche, bondirde roches en roches ; quand elle la voyait, gracieuse commeune ondine, glisser à la surface de l’eau ou disparaîtremomentanément dans ses profondeurs, son pauvre cœur, presquematernel, se serrait de terreur, et elle ressemblait à cesmalheureuses poules à qui on fait couver des cygnes, et qui, envoyant leur progéniture adoptive s’élancer à l’eau, restent au borddu rivage, ne comprenant rien à tant de hardiesse, et gloussanttristement pour rappeler les téméraires qui s’exposent à un pareildanger.

Aussi ma mie Henriette, quoique portée pour lemoment dans un palanquin bien doux et bien sûr, n’en était-elle pasmoins préoccupée par avance des mille angoisses que, selon sonhabitude, Sara n’allait pas manquer de lui faire éprouver, tandisque la jeune fille s’exaltait à l’idée de ces deux jours debonheur.

Il faut dire aussi que la matinée étaitmagnifique. C’était une de ces belles journées du commencement del’automne, car le mois de mai, notre printemps à nous, estl’automne de l’île de France, où la nature, prête à se couvrir d’unvoile de pluie, fait les plus doux adieux au soleil. À mesure qu’onavançait, le paysage devenait plus agreste, on traversait, sur desponts dont la fragilité faisait trembler ma mie Henriette, ladouble source de la rivière du Rempart, et les cascades de larivière du Tamarin. Arrivée au pied de la montagne desTrois-Mamelles, Sara s’informa de son oncle et de son cousin, etelle apprit qu’ils chassaient en ce moment avec leurs amis entre legrand bassin et la plaine de Saint-Pierre. Enfin, on franchit lapetite rivière du Boucaut, on tourna le morne de la grande rivièreNoire, et l’on se trouva en face de l’habitation deM. de Malmédie.

Sara commença par faire une visite auxcommensaux de la maison, qu’elle n’avait pas vus depuis quinzejours ; puis elle alla dire bonjour à sa volière, immensetreillis de fils de fer qui enveloppait un buisson tout entier, etdans laquelle étaient enfermés ensemble des tourterelles de Guida,des figuiers bleus et gris, des fondi-jala et des gobe-mouches.Puis, de là, elle passa à ses fleurs, presque toutes originaires dela métropole : c’étaient des tubéreuses, des œillets de Chine,des anémones, des renoncules et des roses de l’Inde, au milieudesquels s’élevait, comme la reine des tropiques, la belleimmortelle du Cap. Tout cela était enfermé dans des haies defrangipaniers et de roses de Chine, qui, comme nos roses des quatresaisons, fleurissent toute l’année. Cela, c’était le royaume deSara ; le reste de l’île, c’était sa conquête.

Tant que Sara demeurait dans les jardins del’habitation, tout allait bien pour ma mie Henriette, qui trouvaitdes chemins sablés, de frais ombrages et un air plein de parfums.Mais on comprend que ce moment de tranquillité était bien court. Letemps de dire un mot d’amitié à la vieille mulâtresse qui avait étéau service de Sara, et qui passait ses invalides à la rivièreNoire ; le temps de donner un baiser à sa tourterellefavorite ; le temps de cueillir deux ou trois fleurs et de lesmettre dans ses cheveux, c’était fini. Le tour de la promenadearrivait, et là commençaient les angoisses de la pauvregouvernante. Dans les commencements, ma mie Henriette avait bienvoulu résister à la petite indépendante et la plier à des plaisirsmoins vagabonds, mais elle avait reconnu que c’était impossible.Sara s’était échappée de ses mains, et avait fait ses courses sanselle ; de sorte que, son inquiétude pour son élève étantencore plus grande que ses craintes personnelles, elle avait finipar prendre sur elle d’accompagner Sara. Il est vrai qu’elle secontentait presque toujours de s’asseoir sur un point élevé, d’oùelle pût suivre des yeux la jeune fille dans les ascensions ou lesdescentes. Mais, du moins, il lui semblait qu’elle la retenait dugeste et la soutenait de la vue. Cette fois, comme toujours, ma mieHenriette, voyant Sara disposée à partir, se résigna donc commed’habitude, prit un livre pour lire pendant qu’elle courrait, et seprépara à l’accompagner.

Mais, cette fois, Sara avait projeté autrechose qu’une promenade : c’était un bain qu’elle s’étaitpromis ; un bain dans cette belle baie de la rivière Noire, sicalme, si paisible ; dans cette eau si transparente, qu’onvoit à vingt pieds de profondeur les madrépores qui poussent sur lesable, et toute la famille des crustacés qui se promène entre leursrameaux. Seulement, comme d’habitude, elle s’était bien gardée d’enrien dire à ma mie Henriette ; la vieille mulâtresse seuleétait prévenue, et elle devait attendre, avec son costume de bain,Sara, au rendez-vous indiqué.

La gouvernante et la jeune fille descendirentainsi, suivant les bords de la rivière Noire, qui allait toujourss’élargissant, et au bout de laquelle on voyait resplendir la baiecomme un vaste miroir ; de chaque côté de la rive s’élevaitune haute bordure de forêts, dont les arbres, comme de longuescolonnes, s’élançaient d’un seul jet, cherchant leur place à l’airet au soleil, au milieu de ce vaste dôme de feuilles si épais, qu’àpeine à de rares intervalles laissait-il voir le ciel ; tandisque les racines, pareilles à des serpents nombreux, ne pouvantcreuser les roches qui roulent incessamment du haut du morne, lesenveloppaient de leurs replis. À mesure que le lit de la rivièredevenait plus large, les arbres des deux rives s’inclinaient,profitant de l’intervalle laissé par l’eau, et formaient une voûtepareille à une tente gigantesque ; tout cela était sombre,solitaire, calme, muet, plein de mélancolique poésie et de réservemystérieuse ; le seul bruit qu’on entendît était le chantrauque de la perruche à tête grise ; les seuls êtres vivantsqu’on aperçût, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, étaientquelques-uns de ces singes roussâtres nommés aigrettes, qui sont lefléau des plantations, mais qui sont si communs dans l’île, quetoute les tentatives faites pour les détruire ont échoué. De tempsen temps seulement, effrayé par le bruit de Sara et de sagouvernante, un martin-pêcheur vert, à la gorge et au ventreblancs, s’élançait, en poussant un cri aigu et plaintif, desmangliers qui trempaient leurs rameaux dans la rivière, traversaitle courant, rapide comme une flèche, brillant comme une émeraude,et allait s’enfoncer et disparaître dans les mangliers de l’autrerive. Or, ces végétations tropicales, ces solitudes profondes, cesharmonies sauvages qui s’harmonisaient si bien ensemble, rochers,arbres et rivière, c’était la nature comme l’aimait Sara ;c’était le paysage comme le comprenait son imaginationprimitive ; c’était l’horizon comme ne pouvaient lesreproduire ni la plume, ni le crayon, ni le pinceau, mais comme lesréfléchissait son âme.

Ma mie Henriette n’était point insensible,hâtons-nous de le dire, à ce magnifique spectacle ; mais,comme on le sait, ses craintes éternelles l’empêchaient d’en jouircomplètement. Arrivée au sommet d’un petit monticule, d’où l’onapercevait une assez grande étendue de terrain, elle s’assit donc,et, après avoir, quoique sans espoir de succès, invité Sara às’asseoir auprès d’elle, elle regarda la légère jeune filles’éloigner en bondissant ; et tirant de sa poche le dixième oudouzième volume de Clarisse Harlowe, son romanfavori, elle se mit à le relire pour la vingtième fois.

Quant à Sara, elle continua de longer le bordde la baie, et disparut bientôt derrière une énorme touffe debambous : c’était là que l’attendait la mulâtresse avec soncostume de bain.

La jeune fille s’avança jusqu’au bord de larivière, sauta de rocher en rocher, semblable à une bergeronnettequi se mire dans l’eau ; puis, après s’être assurée, avec lacraintive pudeur d’une nymphe antique, que tout était désert autourd’elle, elle commença à laisser tomber, les uns après les autres,tous ses vêtements, pour revêtir une tunique de laine blanche qui,serrée autour du cou et au-dessous du sein, et descendant au delàdu genou, lui laissait les bras et les jambes nues, et, parconséquent, libres de leur mouvement. Ainsi, debout et revêtue deson costume, la jeune fille semblait la Diane chasseresse prête àdescendre dans son bain.

Sara s’avança vers l’extrémité d’un rocher quidominait la baie, à un endroit où elle a une grande profondeur.Puis, hardie et confiante dans son adresse et dans sa force,certaine de sa supériorité sur un élément dans lequel, en quelquesorte, comme Vénus, elle était née, elle s’élança, disparut dansl’eau, et reparut, nageant à quelques pas de l’endroit où elles’était précipitée.

Tout à coup, ma mie Henriette s’entenditappeler ; elle leva la tête, chercha quelque temps autourd’elle ; puis enfin, dirigés par un second appel, ses yeux seportèrent vers la belle baigneuse, et, au milieu de la baie, ellevit une ondine qui glissait à la surface de l’eau. Le premiermouvement de la pauvre gouvernante fut de rappeler Sara ;mais, comme elle savait que ce serait peine perdue, elle secontenta de faire à son élève un geste de reproche, et, se levant,elle se rapprocha du bord de la rivière autant que le permettaitl’escarpement du rocher sur lequel elle était assise.

En ce moment, d’ailleurs, son attention futmomentanément distraite par les signes que lui faisait Sara. Sara,tout en nageant d’une main, étendit l’autre vers les profondeurs dubois, indiquant qu’il se passait quelque chose de nouveau sous cessombres voûtes de verdure. Ma mie Henriette écouta, et elleentendit les aboiements lointains d’une meute. Au bout d’uninstant, il lui sembla que ces aboiements se rapprochaient, et ellefut confirmée dans cette opinion par de nouveaux signes deSara ; en effet, de moment en moment, le bruit devenait plusdistinct, et bientôt on entendit le piétinement d’une course rapideau milieu de cette haute futaie ; enfin, tout a coup, à deuxcents pas au-dessus de l’endroit où était assise ma mie Henriette,on vit un beau cerf, les bois reployés en arrière, sortir de laforêt, s’élancer d’un seul bond par-dessus la rivière etdisparaître de l’autre côté.

Au bout d’un instant, les chiens parurent àleur tour, franchirent la rivière à l’endroit où le cerf l’avaitfranchie, et disparurent s’enfonçant sur sa trace, dans laforêt.

Sara avait pris part à ce spectacle avec lajoie d’une véritable chasseresse. Aussi, lorsque cerf et chiensfurent disparus, poussa-t-elle un véritable cri de plaisir ;mais à ce cri de plaisir répondit un cri de terreur si profond etsi déchirant, que ma mie Henriette se retourna épouvantée. Lavieille mulâtresse, pareille à la statue de l’Épouvante, debout surle rivage, étendait le bras vers un énorme requin qui, à l’aide dureflux, avait franchi la barre, et qui à soixante pas à peine deSara, nageait à fleur d’eau vers elle. La gouvernante n’eut pasmême la force de crier : elle tomba à genoux.

Au cri de la mulâtresse, Sara s’étaitretournée, et elle avait vu le danger qui la menaçait. Alors, avecune admirable présence d’esprit, elle se dirigea vers la partie laplus proche du rivage. Mais cette partie la plus proche étaitéloignée de quarante pas au moins, et quelle que fût la force etl’habileté avec laquelle elle nageait, il était probable qu’elleserait jointe par le monstre avant qu’elle eût eu le temps dejoindre la terre.

En ce moment, un second cri se fit entendre,et un nègre, serrant un long poignard entre ses dents, bondit aumilieu des mangliers qui bordaient le rivage, et, d’un seul élan,se trouva au tiers de la largeur de la baie ; puis, aussitôt,se mettant à nager avec une force surhumaine, il s’avança pourcouper le chemin au requin, lequel, pendant ce temps, et comme s’ileût été sûr de sa proie, sans presser les mouvements de sa queue,s’avançait avec une effrayante rapidité vers la jeune fille, qui, àchaque brassée, tournant la tête, pouvait voir s’approcherensemble, et presque avec une vitesse égale, son ennemi et sondéfenseur.

Il y eut un moment d’attente horrible pour lavieille mulâtresse et pour ma mie Henriette, qui, placées toutesdeux sur un point plus élevé, pouvaient voir les progrès de cetteeffroyable course ; toutes deux, haletantes, les bras étendus,la bouche ouverte, sans aucun moyen de secourir Sara jetaient descris entrecoupés à chaque alternative de crainte oud’espérance ; mais bientôt la crainte l’emporta ; malgréles efforts du nageur, le requin gagnait sur lui. Le nègre étaitencore à vingt pas du monstre, que le monstre n’était plus qu’àquelques brasses de Sara. Un coup de queue terrible le rapprochaencore d’elle. La jeune fille, pâle comme la mort, pouvait entendreà dix pieds en arrière le vacillement de l’eau. Elle jeta undernier coup d’œil vers le rivage qu’elle n’avait plus le temps degagner. Alors elle comprit qu’il était inutile de disputer pluslongtemps une vie condamnée ; elle leva les yeux au ciel,joignit les mains hors de l’eau, implorant Dieu, qui seul pouvaitla secourir. En ce moment, le requin se retourna pour saisir saproie, et, au lieu de son dos verdâtre, on vit apparaître à lasurface de l’eau son ventre argenté. Ma mie Henriette porta la mainà ses yeux pour ne pas voir ce qui allait se passer ; mais, àcet instant suprême, la double détonation d’un fusil à deux coupsretentit à la droite de la gouvernante ; deux balles, en sesuccédant avec la rapidité de l’éclair, firent deux fois jaillirl’eau, et une voix calme et sonore fit, avec l’accent desatisfaction du chasseur content de lui même, entendre cesparoles :

– Bien touché.

Ma mie Henriette se retourna, et, dominanttoute cette effroyable scène, elle vit un jeune homme qui, tenantson fusil fumant d’une main et s’accrochant de l’autre à unebranche de cannellier, regardait, penché sur l’extrémité d’unrocher, les convulsions du requin.

En effet, atteint d’une double blessure,l’animal avait aussitôt tourné sur lui-même comme pour chercherl’ennemi invisible qui venait de le frapper ; alors,apercevant le nègre qui n’était plus qu’à trois ou quatre brasséesde distance, il abandonna Sara pour s’élancer sur lui ; mais,à son approche, le nègre plongea et disparut sous l’eau. Le requins’y enfonça à son tour ; bientôt l’onde s’agita sous lesbattements de queue du monstre ; la surface de l’eau seteignit de sang, et il devint évident qu’une lutte s’accomplissaitdans les profondeurs des flots.

Pendant ce temps, ma mie Henriette étaitdescendue ou plutôt s’était laissée glisser de son rocher, et étaitarrivée sur le rivage pour tendre la main à Sara, qui, sans forceet ne pouvant croire encore qu’elle eût bien réellement échappé àun pareil danger, n’eût pas plus tôt touché la terre, qu’elle tombasur ses deux genoux. Quant à ma mie Henriette, à peine vit-elle sonélève en sûreté, que, les forces lui manquant à son tour, elletomba presque évanouie.

Lorsque les deux femmes revinrent à elles, lapremière chose qui les frappa fut Laïza debout, couvert de sang, lebras et la cuisse déchirés, tandis que le cadavre du requinflottait à la surface de la mer.

Puis toutes deux en même temps et par unmouvement spontané portèrent les yeux vers le rocher sur lequelétait apparu l’ange libérateur. Le rocher était solitaire :l’ange libérateur avait disparu, mais pas si vite cependant quetoutes deux n’eussent eu le temps de le reconnaître pour le jeuneétranger de Port-Louis.

Sara alors se retourna vers le nègre quivenait de lui donner une si grande preuve de dévouement. Mais,après un instant de muette contemplation, le nègre s’était rejetédans le bois, et Sara chercha vainement autour d’elle : commel’étranger, le nègre avait disparu.

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