Georges

Chapitre 20Le rendez-vous

Georges rentra chez lui beaucoup plus calme etbeaucoup plus tranquille qu’on n’aurait pu le croire. C’était un deces hommes que l’inaction tue et que la lutte grandit : il secontenta de préparer ses armes, en cas d’attaque imprévue, tout ense réservant une retraite vers les grands bois, qu’il avaitparcourus dans sa jeunesse, et dont le murmure et l’immensité,mêlés au murmure et à l’immensité de la mer, avaient fait de luil’enfant rêveur que nous avons vu.

Mais celui sur qui retombait réellement lepoids de tous ces événements imprévus, c’était le pauvre père. Ledésir de sa vie, depuis quatorze ans, avait été de revoir sesenfants ; ce désir venait d’être accompli. Il les avait revustous deux ; mais leur présence n’avait fait que changerl’atonie habituelle de sa vie en une inquiétude sans cesserenaissante : l’un, capitaine négrier, en lutte éternelle avecles éléments et les lois ; l’autre, conspirateur idéologue, enlutte avec les préjugés et les hommes ; tous deux luttantcontre ce qu’il y a de plus puissant au monde ; tous deuxpouvant être, d’un moment à l’autre, brisés par la tempête ;tandis que lui, enchaîné par cette habitude d’obéissance passive,les voyait tous deux marcher au gouffre sans avoir la force de lesretenir, et n’ayant pour toute consolation que ces mots, qu’ilrépétait sans cesse :

– Au moins, je suis sûr d’une chose, c’est demourir avec eux.

Au reste, le temps qui devait décider de ladestinée de Georges était court ; deux jours seulement leséparaient de la catastrophe qui devait faire de lui un autreToussaint-Louverture ou un nouveau Pétion. Son seul regret, pendantces deux jours, était de ne pas pouvoir communiquer avec Sara. Ileût été imprudent à lui d’aller chercher à la ville son messagerordinaire, Miko-Miko. Mais d’un autre côté, il était rassuré, parcette conviction, que la jeune fille était sûre de lui, comme ilétait sûr d’elle. Il y a des âmes qui n’ont besoin que de croiserun regard et d’échanger une parole pour comprendre ce qu’ellesvalent, et qui, de ce moment, se reposent l’une sur l’autre avec lasécurité de la conviction. Puis il souriait à l’idée de cettegrande vengeance qu’il allait tirer de la société, et de cettegrande réparation que le sort allait lui faire. Il dirait enrevoyant Sara : « Voilà huit jours que je ne vous aivue ; mais ces huit jours m’ont suffi comme à un volcan pourchanger la face d’une île. Dieu a voulu tout anéantir par unouragan, et il n’a pu ; moi, j’ai voulu faire disparaître dansune tempête hommes, lois, préjugés ; et, plus puissant queDieu, moi j’ai réussi. »

Il y a, dans les dangers politiques et sociauxdu genre de celui auquel s’exposait Georges, un enivrement quiéternisera les conspirations et les conspirateurs. Le mobile leplus puissant des actions humaines est, sans contredit, lasatisfaction de l’orgueil ; or, qu’y a-t-il de plus caressantpour nous autres, fils du péché, que l’idée de renouveler cettelutte de Satan avec Dieu, des Titans avec Jupiter ? Dans cettelutte, on le sait bien, Satan a été foudroyé et Encelade enseveli.Mais Encelade, enseveli, remue une montagne toutes les fois qu’ilse retourne. Satan, foudroyé, est devenu roi des enfers.

Il est vrai que c’étaient là de ces choses quene comprenait pas le pauvre Pierre Munier.

Aussi, lorsque Georges, après avoir laissé safenêtre entrouverte, suspendu ses pistolets à son chevet et mis sonsabre sous son oreiller, se fut endormi aussi tranquille que s’ilne dormait pas sur une poudrière, Pierre Munier armant cinq ou sixnègres dont il était sûr, les avait placés en vedettes tout autourde l’habitation, et s’était mis lui-même en sentinelle sur la routede Moka. De cette façon, une retraite momentanée était du moinsassurée à son Georges, et il ne courait plus le risque d’êtresurpris.

La nuit se passa sans alerte aucune. Au restec’est le propre des conspirations qui s’ourdissent entre les nègresque le secret soit toujours scrupuleusement gardé. Les pauvres gensne sont pas encore assez civilisés pour calculer ce que peutrapporter une trahison.

La journée du lendemain s’écoula comme la nuitprécédente, et la nuit suivante comme la journée ; rienn’arriva qui pût faire croire à Georges qu’il avait été trahi.Quelques heures seulement le séparaient donc encore del’accomplissement de son dessein.

Vers les neuf heures du matin, Laïza arriva.Georges le fit entrer dans sa chambre : rien n’était changéaux dispositions générales ; seulement, l’enthousiasme produitpar la générosité de Georges allait croissant. À neuf heures, lesdix mille conspirateurs devaient être réunis en armes sur les bordsde la rivière des Lataniers ; à dix heures, la conspirationdevait éclater.

Tandis que Georges questionnait Laïza sur lesdispositions de chacun, et établissait avec lui les chances decette périlleuse entreprise, il aperçut de loin son messagerMiko-Miko qui, portant toujours sur son épaule son bambou et sespaniers, marchait de son pas habituel et s’avançait versl’habitation. Or, il était impossible que l’apparition arrivât plusà point. Depuis le jour des courses, Georges n’avait pas mêmeaperçu Sara.

Si maître de lui-même que fût le jeune homme,il ne put s’empêcher d’ouvrir la fenêtre et de faire signe àMiko-Miko de doubler le pas, ce que l’honnête Chinois fit aussitôt.Laïza voulait se retirer ; mais Georges le retint, en luidisant qu’il avait encore quelque chose à lui dire.

En effet, comme l’avait prévu Georges,Miko-Miko n’était pas venu à Moka de son propre mouvement : àpeine entré, il tira un charmant billet plié de la façon la plusaristocratique, c’est-à-dire étroit et long, où une fine écriturede femme avait écrit pour toute adresse son prénom. À la seule vuede ce billet, le cœur battit violemment à Georges. Il le prit desmains du messager, et, pour cacher son émotion, pauvre philosophequi n’osait pas être homme, il alla le lire dans un angle de lafenêtre.

La lettre était effectivement de Sara, etvoici ce qu’elle disait :

« Mon ami,

Trouvez vous aujourd’hui, vers les deux heuresde l’après-midi, chez lord Williams Murrey, et vous y apprendrezdes choses que je n’ose vous dire, tant elles me rendentheureuse ; puis, en sortant de chez lui, venez me voir, jevous attendrai dans notre pavillon.

Votre Sara. »

Georges relut deux fois cette lettre ; ilne comprenait rien à ce double rendez-vous. Comment lord Murreypouvait-il lui dire des choses qui rendaient Sara heureuse, etcomment lui, en sortant de chez lord Murrey, c’est-à-dire verstrois heures de l’après-midi, en plein jour, à la vue de tous,pouvait-il se présenter chez M. de Malmédie ?

Miko-Miko seul pouvait lui donnerl’explication de tout cela ; il appela donc le Chinois etcommença de l’interroger ; mais le digne négociant ne savaitrien autre chose, sinon que mademoiselle Sara l’avait envoyéchercher par Bijou, qu’il n’avait pas reconnu d’abord, attendu que,dans sa lutte avec Télémaque, le pauvre diable avait perdu unepartie de son nez déjà fort camard ; il l’avait suivi, ilavait été introduit près de la jeune fille, dans le pavillon où ilétait déjà entré deux fois, et, là elle avait écrit la lettre qu’ilvenait de remettre à Georges et que l’intelligent messager avaitbien vite deviné être adressée à lui.

Puis elle lui avait donné une pièced’or ; il ne savait rien de plus.

Georges cependant continua d’interrogerMiko-Miko, lui demandant si la jeune fille avait bien écrit devantlui ; si elle était bien seule en écrivant, et si sa figureparaissait triste ou joyeuse. La jeune fille avait écrit en saprésence, personne n’était là ; sa figure annonçait lasérénité la plus entière et le bonheur le plus parfait.

Pendant que Georges procédait àl’interrogatoire, on entendit le galop d’un cheval : c’étaitun courrier à la livrée du gouverneur ; un instant après, ilentra dans la chambre de Georges et lui remit une lettre de lordWilliams. Cette lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher compagnon de voyage,

Je me suis fort occupé de vous depuis que jene vous ai vu, et crois ne pas avoir trop mal arrangé toutes vospetites affaires. Soyez assez aimable pour vous rendre chez moiaujourd’hui, à deux heures. J’aurai, je l’espère, de bonnesnouvelles à vous apprendre.

Tout à vous,

Lord W. Murrey. »

Ces deux lettres coïncidaient parfaitementl’une avec l’autre. Aussi, quelque danger qu’il y eût pour Georgesà se présenter à la ville dans la situation où il setrouvait ; quoique la prudence lui soufflât que s’aventurer àPort-Louis, et surtout chez le gouverneur, était chose téméraire,Georges n’écouta que son orgueil, qui lui disait que, refuser cedouble rendez-vous, c’était presque une lâcheté, surtout ce doublerendez-vous lui étant donné par les deux seules personnes quieussent répondu, l’une à son amour, l’autre à son amitié. Aussi, seretournant vers le courrier, lui ordonna-t-il de présenter sesrespects à milord, et de lui dire qu’il serait chez lui à l’heureconvenue.

Le courrier partit avec cette réponse.

Alors, il se mit à une table, et écrivit àSara.

Regardons par-dessus son épaule et suivons desyeux les quelques lignes qu’il traçait :

« Chère Sara,

D’abord, que votre lettre soit bénie !C’est la première que je reçois de vous, et quoique bien courteelle me dit tout ce que je voulais savoir, c’est que vous ne m’avezpas oublié, c’est que vous m’aimez toujours, c’est que vous êtesmienne comme je suis vôtre.

J’irai chez lord Murrey à l’heure que vousm’indiquez. Y serez-vous ? Vous ne me le dites pas.Hélas ! les seules nouvelles heureuses que je puisse attendre,ne peuvent venir que de votre bouche, puisque le seul bonheur quej’aspire au monde, c’est celui d’être votre mari. Jusqu’ici, j’aifait tout ce que j’ai pu pour cela ; tout ce que je feraiencore sera dans le même but. Restez donc forte et fidèle, Sara,comme je serai fidèle et fort ; car, si près de nous que vousapparaisse le bonheur, j’ai bien peur que nous n’ayons encore l’unet l’autre, avant, de l’atteindre, de terribles épreuves àtraverser.

N’importe, Sara, ma conviction est que rien nerésiste au monde à une volonté puissante et immuable, et à un amourprofond et dévoué ; ayez cet amour, Sara, et, moi, j’auraicette volonté.

Votre Georges. »

Cette lettre écrite, Georges la remit àMiko-Miko, qui reprit son bambou et ses paniers et, de son pashabituel, repartit pour Port-Louis ; il va sans dire que ce nefut pas sans avoir reçu la nouvelle rétribution que ses fidèlesservices méritaient si bien.

Georges resta seul avec Laïza. Laïza avait àpeu près tout entendu, et avait tout compris.

– Vous allez à la ville ? demanda-t-il àGeorges.

– Oui, répondit celui-ci.

– C’est imprudent, reprit le nègre.

– Je le sais ; mais je dois yaller ; et, à mes propres yeux, je serais un lâche si je n’yallais pas.

– C’est bien, allez-y donc ; mais si, àdix heures, vous n’êtes pas arrivé à la rivière desLataniers ?…

– C’est que je serai prisonnier ou mort :alors, marchez sur la ville et délivrez-moi, ou vengez-moi.

– C’est bien, dit Laïza, comptez sur nous.

Et ces deux hommes qui s’étaient si biencompris, qu’un seul mot, qu’un seul geste, qu’un seul serrement demain leur suffisait pour être sûrs l’un de l’autre, se quittèrentsans échanger une promesse ou une recommandation de plus.

Il était dix heures du matin ; on vintprévenir Georges que son père lui faisait demander s’il déjeuneraitavec lui ; Georges répondit en passant dans la salle àmanger : il était calme comme si rien ne fût arrivé.

Pierre Munier jeta sur lui un regard où toutela sollicitude paternelle était peinte ; mais, voyant levisage de son fils le même qu’il était d’habitude, reconnaissantsur ses lèvres le même sourire avec lequel il le saluait tous lesjours, il se rassura.

– Dieu soit loué, mon cher enfant ! ditle brave homme. En voyant ces messagers se succéder si rapidement,j’avais craint qu’ils ne t’apportassent de mauvaisesnouvelles ; mais ton air tranquille m’annonce que je m’étaistrompé.

– Vous avez raison, mon père, réponditGeorges, tout va bien ; c’est toujours pour ce soir, à la mêmeheure, la révolte, et ces messieurs m’apportaient deux lettres,l’une du gouverneur, qui me donne rendez-vous chez lui aujourd’hui,à deux heures, l’autre à Sara, qui me dit qu’elle m’aime.

Pierre Munier resta étourdi. C’était lapremière fois que Georges lui parlait de la révolte des noirs et del’amitié du gouverneur ; il avait su toutes ces chosesindirectement, et il avait, le pauvre père, frissonné jusqu’au fonddu cœur en voyant son enfant bien-aimé se jeter dans une pareillevoie.

Il balbutia quelques observations ; maisGeorges l’arrêta.

– Mon père, lui dit-il en souriant,souvenez-vous du jour où après avoir fait des prodiges de valeur,après avoir délivré les volontaires après avoir conquis un drapeau,ce drapeau vous fut arraché par M. de Malmédie ; cejour-là, vous aviez été devant l’ennemi, grand, noble, sublime, ceque vous serez toujours, enfin, devant le danger ; ce jour-là,je jurai qu’un jour hommes et choses seraient remis à leurplace ; ce jour est arrivé, je ne reculerai pas devant monserment. Dieu jugera entre les esclaves et les maîtres, entre lesfaibles et les forts, entre les martyrs et les bourreaux ;voilà tout.

Puis, comme Pierre Munier, sans force, sanspuissance, sans objection contre une pareille volonté, s’affaissaitsur lui-même, comme si le poids du monde eût pesé sur lui, Georgesordonna à Ali de seller les chevaux, et, après avoir achevétranquillement son déjeuner, en fixant de temps en temps un regardtriste sur son père, il se leva pour sortir.

Pierre Munier tressaillit et se dressa toutdebout les bras tendus vers son fils.

Georges s’avança vers lui, prit sa tête entreses deux mains, et avec une expression d’amour filial qu’il n’avaitjamais laissé paraître, il rapprocha cette tête vénérable de lui,et baisa rapidement cinq ou six fois ses cheveux blancs.

– Mon fils, mon fils ! s’écria PierreMunier.

– Mon père, dit Georges, vous aurez unevieillesse respectée, ou j’aurai une tombe sanglante.Adieu !

Georges s’élança hors de la chambre, et levieillard retomba sur sa chaise en poussant un profondgémissement.

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