Georges

Chapitre 22La révolte

Tout ce qui venait de se passer s’était passési rapidement et d’une manière si inattendue, que Georges n’avaitpas même eu le temps de se préparer à ce qui lui arrivait. Mais,grâce à son admirable puissance sur lui-même, il cacha sous unimpassible et éternel sourire d’insoucieux dédain les différentesémotions dont il était assailli.

Le prisonnier et ses gardes sortirent par uneporte de derrière, au seuil de laquelle attendait la voiture dugouverneur ; mais, soit hasard, soit prévoyance, Miko-Mikopassait juste devant cette porte, au moment même où Georges montaitdans la voiture. Le jeune homme et son messager habitueléchangèrent un regard.

Comme l’avait ordonné le gouverneur, Georgesfut conduit à la Police. C’est un grand bâtiment dont le nomindique la destination, et qui est situé dans la rue duGouvernement, un peu plus bas que la Comédie. Georges y fut déposédans la chambre indiquée par le gouverneur.

C’était une chambre visiblement préparéed’avance, ainsi que l’avait dit lord Williams, et il était mêmeévident qu’on avait eu l’intention de la rendre aussi confortableque possible. L’ameublement en était propre, et le lit presqueélégant ; rien dans cette chambre ne sentait la prison.Seulement, les fenêtres en étaient grillées.

Dès que la porte fut refermée sur Georges, etque le prisonnier se trouva seul, il alla droit à cettefenêtre : elle était élevée de vingt pieds à peu près, etdonnait sur l’hôtel Coignet. Comme, de son côté, une des fenêtresde l’hôtel Coignet se trouvait juste en face de la chambre deGeorges, le prisonnier pouvait voir jusqu’au fond de l’appartementsitué en face de lui, et cela avec d’autant plus de facilité quecette fenêtre était ouverte.

Georges revint de la fenêtre à la porte,écouta et entendit que l’on posait une sentinelle dans lecorridor.

Alors il retourna à la fenêtre etl’ouvrit.

Aucune sentinelle n’était placée dans larue : on s’en rapportait aux barreaux de la garde duprisonnier. En effet, les barreaux étaient de taille à rassurer laplus inquiète surveillance.

Il n’y avait donc pas d’espérance de fuir sansun secours étranger.

Mais ce secours étranger, Georges l’attendaitsans doute ; car, laissant sa fenêtre ouverte, il demeura lesyeux constamment fixés sur l’hôtel Coignet, qui, comme nous l’avonsdit, s’élève en face de la Police. En effet, son espérance ne futpas trompée : au bout d’une heure, il vit Miko-Miko, sonbambou sur l’épaule, traverser la chambre en face de la sienne,conduit par un domestique de l’hôtel. Le jeune homme et luin’échangèrent qu’un regard ; mais ce regard, si rapide qu’ilfût, ramena la sérénité sur le front de Georges.

À partir de ce moment, Georges parut à peuprès aussi tranquille que s’il eût été dans son appartement àMoka : cependant, de temps en temps, un observateur attentifeût remarqué qu’il fronçait le sourcil et passait sa main sur sonfront. C’est que, sous cette apparence sereine, un monde d’idéesgrossissait dans son esprit, et, comme une mer qui monte, venaitbattre son cerveau de son flux et de son reflux.

Cependant, les heures passèrent sans que rienindiquât au prisonnier qu’aucun préparatif se fît dans la ville. Onn’entendait ni le roulement du tambour, ni le froissement desarmes. Deux ou trois fois, Georges courut à sa fenêtre, trompé parun bruit analogue à un roulement ; mais, à chaque fois, il vitqu’il se trompait, et que le bruit qu’il avait pris pour leroulement du tambour était le bruit que faisaient, en passant dansla rue, des voitures chargées de tonneaux.

La nuit venait et, à mesure que venait lanuit, Georges, plus agité et plus inquiet, allait, avec unmouvement fébrile qu’il cherchait d’autant moins à réprimer qu’ilétait seul, de la porte à la fenêtre ; la porte était toujoursgardée par la sentinelle, la fenêtre n’avait toujours pour gardienque ses barreaux.

De temps en temps, Georges portait la main àsa poitrine, et une légère contraction de son visage indiquaitqu’il éprouvait un de ces serrements de cœur instantanés dontl’homme le plus brave ne peut se rendre maître dans lescirconstances suprêmes de la vie ; alors, sans doute ilpensait à son père, qui ignorait le danger qu’il courait, et àSara, qui, sans le savoir, l’avait attiré dans ce danger. Quant augouverneur, quoique Georges gardât contre lui une de ces ragesfroides et concentrées qu’un joueur qui a perdu garde contre sonadversaire, il ne pouvait se dissimuler qu’il avait, dans cetteoccasion, déployé envers lui, non seulement tous les ménagementsaristocratiques qui étaient dans ses habitudes, mais encore qu’iln’était arrivé à le faire arrêter qu’après lui avoir offert toutesles voies de salut qui étaient en son pouvoir.

Ce qui n’empêchait pas que Georges ne fûtarrêté sous la prévention de haute trahison.

Sur ces entrefaites, les ténèbres commencèrentà s’épaissir ; Georges tira sa montre, il était huit heures etdemie du soir : dans une heure et demie, la révolte devaitéclater.

Tout à coup, Georges releva la tête et fixa denouveau ses yeux sur l’hôtel Coignet : dans la chambre situéeen face de la sienne, il avait vu se mouvoir une ombre ; cetteombre lui fit un signe ; Georges se dérangea de devant lafenêtre, et un paquet, franchissant la rue et passant à travers lesbarreaux, vint tomber au milieu de l’appartement.

Georges ne fit qu’un bond et ramassa lepaquet : il se composait d’une corde et d’une lime ;c’était là ce secours extérieur que Georges attendait. Georgestenait sa liberté entre ses mains ; seulement, Georges voulaitêtre libre pour l’heure du danger.

Il cacha la corde entre ses matelas et, commel’obscurité était tout à fait venue, il commença à limer un de sesbarreaux.

Les barreaux étaient assez écartés l’un del’autre pour que, un barreau manquant, Georges pût passer par labrèche faite.

C’était une lime sourde ; on n’entenditaucun bruit, et, comme, vers les sept heures, on lui avait apportéà souper, Georges avait la presque certitude de ne pas êtredérangé.

Cependant l’œuvre avançait lentement :neuf heures, neuf heures et demie, dix heures sonnèrent. Pendantque le prisonnier sciait la barre de fer, depuis quelque temps,vers l’extrémité de la rue du Gouvernement, du côté de la rue de laComédie et du port, il lui semblait avoir vu s’allumer de grandeslueurs. Au reste, pas une patrouille ne sillonnait la ville, aucunsoldat attardé ne regagnait sa caserne. Georges ne comprenait rienà cette apathie du gouverneur : il le connaissait trop pourpenser qu’il n’avait pas pris toutes ses précautions, et cependant,comme nous l’avons dit, la ville paraissait sans défense aucune etcomme abandonnée à elle-même.

À dix heures, cependant, il lui semblaentendre grandir une rumeur qui venait du côté du campmalabar : c’était de ce côté que les révoltés, rassemblés, onse le rappelle, sur le bord de la rivière des Lataniers, devaientarriver. Georges redoubla d’efforts ; le barreau était déjàcomplètement scié par en bas, et il venait de l’entamer enhaut.

La rumeur continua de grandir. Il n’y avaitplus à se tromper : c’était le bruit que font en se mêlant lesvoix de plusieurs milliers d’hommes. Laïza avait tenu parole ;un sourire de joie passa sur les lèvres de Georges, un éclaird’orgueil illumina son front ; on allait donc combattre.Peut-être n’y aurait-il pas victoire ; mais, au moins, ilallait y avoir lutte. Et Georges allait se mêler à cette lutte, carle barreau ne tenait plus qu’à un fil.

Il écoutait donc, l’oreille tendue et le cœurpalpitant ; le bruit s’approchait de plus en plus, et cettelueur, qu’il avait déjà remarquée, allait grandissant. Le feuétait-il à Port-Louis ? C’était impossible, car nul cri dedétresse ne se faisait entendre.

De plus, quoiqu’on entendît toujours cetterumeur, qui, chose étrange, semblait plutôt une rumeur joyeusequ’un bruit menaçant, aucun bruit d’armes ne retentissait, et larue où était située la Police était restée solitaire.

Georges attendit un quart d’heure encore,espérant toujours que quelques coups de fusil retentiraient ettermineraient son inquiétude, en lui annonçant qu’on en était auxmains ; mais cette même rumeur étrange bruissait toujours sansque le bruit tant attendu s’y mêlât.

Le prisonnier pensa alors que l’important pourlui était d’abord de fuir. Avec un dernier ébranlement, le barreaucéda. Georges attacha fortement la corde à sa base, jeta le barreaudevant lui pour s’en faire une arme, passa par l’ouverture, selaissa glisser le long de la corde, toucha la terre sans accident,ramassa le barreau, et s’élança dans une des ruestransversales.

À mesure que Georges s’avançait vers la rue deParis, qui traverse tout le quartier septentrional de la ville, ilvoyait s’augmenter cette lueur, il entendait redoubler cebruit ; enfin, il arriva à l’angle d’une rue ardemmentéclairée, et tout lui fut expliqué.

Toutes les rues qui donnaient sur le campmalabar, c’est-à-dire sur le point par lequel les révoltés devaientpénétrer dans la ville étaient illuminées comme pour un jour defête, et, de place en place, en face des maisons principalesavaient été placés des tonneaux d’arrack, d’eau-de-vie et de rhumdéfoncés, comme pour une distribution gratis.

Les nègres s’étaient rués comme un torrent surPort-Louis poussant des clameurs de rage et de vengeance. Mais, enarrivant, ils avaient trouvé les rues illuminées ; mais ilsavaient vu ces tonneaux tentateurs. Un instant, les ordres de Laïzaet l’idée que toutes ces boissons étaient empoisonnées, les avaientretenus ; mais bientôt le naturel l’avait emporté sur ladiscipline, et même sur la crainte. Quelques hommes s’étaientdébandés et s’étaient mis à boire. À leurs cris de joie, les autresnègres n’avaient pu tenir leurs rangs : toute cette multitude,qui suffisait pour anéantir Port-Louis, s’était répandue en uninstant, éparpillée en une seconde, se groupant autour des tonneauxavec des cris de joyeuse rage, buvant à pleines mains cetteeau-de-vie, ce rhum, cet arrack, éternel poison des races noires àla vue duquel un nègre ne sait pas résister, en échange duquel ilvend ses enfants, son père, sa mère, et finit souvent par se vendrelui-même.

De là venaient ces cris à l’étrange expressionque Georges n’avait pu comprendre. Le gouverneur avait mis enpratique le conseil donné par Jacques lui-même et, comme on levoit, il s’en était bien trouvé. La révolte, entrée dans la ville,s’était amortie avant de traverser le quartier qui s’étend de laPetite-Montagne au Trou-Fanfaron, et était venue mourir à cent pasde l’hôtel du Gouvernement.

À la vue de l’étrange spectacle qui sedéroulait sous ses yeux, Georges ne conserva plus aucun doute surl’issue de son entreprise ; il se souvint de la prédiction deJacques, et se sentit frissonner à la fois de colère et de honte.Ces hommes avec lesquels il comptait changer la face des choses,bouleverser l’île et venger deux siècles d’esclavage par une heurede victoire et par un avenir de liberté, ces hommes étaient là,riant, chantant, dansant, désarmés, ivres, chancelants ; ceshommes, trois cents soldats armés de fouets pouvaient maintenantles reconduire au travail, et ces hommes étaient dixmille !

Ainsi, tout ce long labeur de Georges surlui-même était perdu ; toute cette haute étude de son proprecœur, de sa propre force et de sa propre valeur étaitinutile ; toute cette supériorité de caractère donnée parDieu, d’éducation acquise sur les hommes tout cela venait se briserdevant les instincts d’une race qui aimait mieux l’eau-de-vie quela liberté.

Georges sentit aussitôt le néant de sesambitions ; son orgueil, un instant, l’avait transporté surune montagne, et lui avait fait voir à ses pieds tous les royaumesde la terre ; puis tout était disparu, ce n’était qu’unevision. Et Georges se retrouvait juste à la même place où sonorgueil trompeur l’avait pris.

Il serrait son barreau de fer entre sesmains ; il se sentait pris d’une envie féroce de se jeter aumilieu de tous ces misérables et de briser ces crânes abrutis, quin’avaient pas eu la force de résister à la grossière tentation dontil était la victime.

Des groupes de curieux qui, sans doute, necomprenaient rien à cette fête improvisée que le gouverneur donnaitaux esclaves, regardaient tout cela bouche et yeux béants. Chacundemandait à son voisin ce que cela voulait dire, sans que sonvoisin, aussi ignorant que lui, pût ni lui répondre ni lui donnerla moindre explication.

Georges courut de groupe en groupe, plongeantses regards jusqu’au fond de ces longues rues, illuminées etpleines de nègres ivres, poussant des rumeurs insensées. Ilcherchait au milieu de toute cette foule d’êtres immondes un homme,un seul homme, sur lequel il comptait encore au milieu de ladégradation générale. Cet homme, c’était Laïza.

Tout à coup, Georges entendit une granderumeur qui venait du côté de la Police ; puis une fusilladeassez vive s’engagea d’un côté, avec la régularité que la troupe deligne a l’habitude de mettre dans cet exercice, de l’autre avec lecapricieux pétillement qui accompagne le feu des troupesirrégulières.

Enfin, il y avait donc un endroit où l’on sebattait.

Georges s’élança de ce côté ; en cinqminutes, il se trouva dans la rue du Gouvernement. Il ne s’étaitpas trompé. Cette petite troupe qui se battait était conduite parLaïza, par Laïza, qui, ayant su que Georges était prisonnier, avaità la tête de quatre cents hommes d’élite, fait le tour de la ville,et avait marché sur la Police pour le délivrer.

Sans doute ce mouvement avait été prévu, car,aussitôt qu’on vit paraître la petite troupe de révoltés à uneextrémité de la rue, un bataillon anglais s’était mis en mouvementet avait marché contre elle.

Laïza s’était bien douté qu’on ne luilaisserait pas enlever Georges sans combat ; mais il avaitcompté sur la diversion que devait faire le reste de sa troupearrivant par les rues adjacentes au camp malabar ;malheureusement, cette diversion, comme nous l’avons vu, lui avaitmanqué par les causes que nous avons dites.

Georges s’élança d’un seul bond au milieu descombattants, appelant à grands cris : « Laïza !Laïza ! » Il avait donc trouvé un nègre digne d’être unhomme ; il avait donc rencontré une nature égale à lasienne.

Les deux chefs se joignirent au milieu dufeu ; et là, sans chercher un abri contre la fusillade,insouciants aux balles qui sifflaient autour d’eux, ils échangèrentquelques-unes de ces paroles courtes et pressées comme en demandentles situations suprêmes. En un instant, Laïza fut au courant detout ; il secoua la tête et se contenta de dire :

– Tout est perdu.

Georges voulut lui rendre quelque espérance,lui conseilla d’essayer quelques efforts sur les buveurs ;mais Laïza, laissant échapper un sourire de profonddédain :

– Ils boivent, dit-il ; à moins quel’eau-de-vie ne leur manque, il n’y a rien à espérer.

Or, les tonneaux avaient été défoncés en assezgrande quantité pour que l’eau-de-vie ne leur manquât pas.

Toute lutte devenait inutile sur le point oùelle s’était engagée, puisque Georges, que Laïza venait délivrer,était libre ; il n’avait donc qu’à regretter la perte d’unedouzaine d’hommes déjà mis hors de combat, et qu’à donner le signalde la retraite.

Mais la retraite était devenue impossible parla rue du Gouvernement ; tandis que la troupe de Laïza faisaitface au bataillon anglais qui s’était opposé à son entreprise, unautre détachement, embusqué dans la poudrière, eu sortait, tambourbattant, et venait fermer le chemin par lequel Laïza et ses hommesétaient arrivés. Il fallut donc se jeter dans les rues quienvironnent le palais de justice et regagner par là les environs dela Petite-Montagne et le camp malabar.

À peine Georges, Laïza et leurs hommeseurent-ils fait deux cents pas, qu’ils se trouvèrent dans les ruesilluminées et garnies de tonneaux. La scène était encore plusimmonde que la première fois ; l’ivresse avait fait desprogrès.

Puis, au bout de chaque rue on voyaitétinceler dans les ténèbres les baïonnettes d’une compagnieanglaise.

Georges et Laïza se regardèrent avec cesourire qui signifie : « Il ne s’agit plus ici devaincre, mais de mourir et de bien mourir. »

Cependant tous deux voulurent, tenter undernier effort ; ils s’élancèrent dans la rue principale,essayant de rallier les révoltés à leur petite troupe. Maisquelques-uns à peine étaient en état d’entendre les cris et lesexhortations de leurs chefs ; les autres les méconnaissaiententièrement, chantaient d’une voix avinée, et dansaient sur leursjambes tremblantes ; tandis que le plus grand nombre, arrivéau dernier degré de l’ivresse, roulait par la rue, perdant deminute en minute le peu de sentiment qui lui restait.

Laïza avait pris un fouet et frappait à tourde bras sur les misérables. Georges, appuyé sur le barreau de fer,la seule arme qu’il eût touchée, les regardait immobile etdédaigneux, pareil à la statue du Mépris.

Au bout de quelques minutes, tous deuxdemeurèrent convaincus qu’il n’y avait plus rien à espérer, et quechaque minute qu’ils perdaient était une année retranchée à leurexistence ; d’ailleurs, quelques hommes de leur troupe,entraînés par l’exemple, fascinés par la vue de la boissonenivrante, étourdis par l’odeur alcoolique qui leur montait aucerveau, commençaient à les abandonner à leur tour. Il n’y avaitdonc pas de temps à perdre pour quitter la ville, et encoreétait-il évident que déjà peut-être on en avait trop perdu.

Georges et Laïza rassemblèrent la petitetroupe qui leur était restée fidèle, trois cents hommes à peuprès ; puis, se mettant à leur tête, ils marchèrent résolumentvers l’extrémité de la rue, qui, comme nous l’avons dit, étaitfermée par un mur de soldats. Arrivés à quarante pas des Anglais,ils virent les fusils s’abaisser vers eux, un rayon de flammeéclata sur toute la ligne, puis aussitôt une grêle de ballesfouilla leurs rangs ; dix ou douze hommes tombèrent ;mais les deux chefs restèrent debout, et, poussé à la fois parleurs deux voix puissantes, le cri « En avant ! »retentit.

Lorsqu’ils furent à vingt pas, le feu dusecond rang suivit le feu du premier, et fit parmi les révoltés unravage plus grand encore. Mais, presque aussitôt, les deux troupesse joignirent, et alors la lutte corps à corps commença.

Ce fut une affreuse mêlée : on saitquelles troupes sont les Anglais, et comment ils meurent où ils ontété placés. Mais, d’un autre côté, ils avaient affaire à des hommesdésespérés, qui savaient que, prisonniers, une mort ignominieuseles attendait, et qui, par conséquent, voulaient mourir libres.

Georges et Laïza faisaient des miraclesd’audace, et de courage : Laïza : avec son fusil, qu’ilavait pris par le canon, et dont il se servait comme d’unfléau ; Georges, avec le barreau qu’il avait arraché à safenêtre, et dont, de son côté, il se servait comme d’une massed’armes ; leurs hommes, au reste, les secondaient à merveille,se ruant sur les Anglais à coups de baïonnette, tandis que lesblessés se traînaient entre les combattants et venaient, enrampant, couper à coups de couteau les jarrets de leursennemis.

La lutte dura ainsi pendant dix minutes,furieuse, acharnée, mortelle, sans que nul pût dire de quel côtéserait l’avantage ; cependant le désespoir l’emporta sur ladiscipline : les rangs anglais s’ouvrirent comme une digue quise rompt, et laissèrent passer le torrent, qui se répandit aussitôthors de la ville.

Georges et Laïza, qui étaient à la tête del’attaque, restèrent en arrière pour soutenir la retraite. Enfin,on arriva au pied de la Petite-Montagne ; c’était un endroittrop escarpé et trop couvert pour que les Anglais osassent s’yaventurer. Aussi firent-ils une halte ; de leur côté, lesrévoltés reprirent haleine. Une vingtaine de noirs se rallièrentautour des deux chefs, tandis que les autres s’éparpillaient detous côtés ; il ne s’agissait plus de combattre, mais de semettre en sûreté dans les grands bois. Georges indiqua le quartierde Moka, où était l’habitation de son père comme le rendez-vousgénéral de ceux qui voudraient se rallier à lui, annonçant qu’il enpartirait le lendemain au point du jour pour gagner le quartier duGrand-Port, où se trouvent, comme nous l’avons dit, les plusépaisses forêts.

Georges donnait aux misérables débris de cettetroupe, avec laquelle il avait un instant espéré conquérir l’île,ses dernières instructions, et, la lune, glissant dans l’intervallede deux nuages, répandait un instant sa lumière sur le groupe qu’ilcommandait, sinon de la taille, du moins de la voix et du geste,quant tout à coup un buisson situé à une quarantaine de pas desfugitifs, s’enflamma ; la détonation d’une arme à feu se fitentendre, et Georges tomba aux pieds de Laïza, frappé d’une balledans le côté.

En même temps, un homme, dont on put uninstant suivre dans l’ombre la course rapide, s’élança du buissontout fumant encore dans un ravin qui s’étendait derrière lui, lesuivit dans sa longueur, caché à tous les yeux ; puis,reparaissant à son extrémité, regagna par un circuit les rangs dessoldats anglais, arrêtés au bord du ruisseau des Pucelles.

Mais, si rapide qu’eût été la course del’assassin, Laïza l’avait reconnu, et, avant qu’il perdît tout àfait connaissance, le blessé put lui entendre murmurer ces troismots accompagnés d’un geste de menace, calme maisimplacable :

– Antonio le Malais !

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