Georges

Chapitre 15La boîte de Pandore

Ce fut, comme on le comprend bien, un grandbonheur pour ce père et pour ces frères, qui ne s’étaient pas vusdepuis si longtemps, que de se trouver ainsi réunis au moment oùils s’y attendaient le moins : il y eut bien, au premiermoment, dans le cœur de Georges, grâce à un reste d’éducationeuropéenne, un mouvement de regret en retrouvant son frère marchandde chair humaine ; mais ce premier mouvement fut bien vitedissipé. Quant à Pierre Munier, qui n’avait jamais quitté l’île, etqui, par conséquent devait tout envisager du point de vue descolonies, il n’y fit pas même attention ; il était,d’ailleurs, entièrement absorbé, le pauvre père, dans le bonheurinespéré de revoir ses enfants.

Jacques, comme c’était tout simple, revintcoucher à Moka. Georges, lui et leur père ne se séparèrent que fortavant dans la nuit. Pendant cette première et douce causerie,chacun fit part à ces intimes de son âme de tout ce qu’il avaitdans le cœur. Pierre Munier épancha sa joie. Il n’avait rien autrechose en lui que son amour paternel. Jacques raconta sa vieaventureuse, ses plaisirs étranges, son bonheur excentrique. Puisvint le tour de Georges, et Georges raconta son amour.

À ce récit, Pierre Munier frémit de tous sesmembres : Georges, mulâtre, fils de mulâtre, aimait uneblanche, et déclarait, en avouant son amour, que cette femme luiappartiendrait. C’était une audace inouïe et sans exemple auxcolonies, qu’un pareil orgueil ; et, à son avis, cet orgueildevait attirer sur celui dans le cœur duquel il s’était allumé,toutes les douleurs de la terre et toute la colère du ciel.

Quant à Jacques, il comprenait parfaitementque Georges aimât une femme blanche, quoique, pour mille raisonsqu’il déduisait à merveille, il préférât de beaucoup les femmesnoires. Mais Jacques était trop philosophe pour ne pas comprendreet respecter les goûts de chacun. D’ailleurs il trouvait queGeorges, beau comme il l’était, riche comme il l’était, supérieuraux autres hommes comme il l’était, pouvait aspirer à la main dequelque femme blanche que ce fût, cette femme fût-elle Aline, reinede Golconde !

En tout cas, il offrait à Georges un expédientqui simplifiait bien les choses ; c’était, en cas de refus dela part de M. de Malmédie, d’enlever Sara et de ladéposer dans un coin du monde quelconque, à son choix, où Georgesirait la rejoindre. Georges remercia son frère de son offreobligeante ; mais, comme il avait pour le moment un autre planarrêté, il refusa.

Le lendemain, les habitants de Moka seréunirent presque avec le jour, tant ils avaient de choses,oubliées la veille, à se redire de nouveau. Vers les onze heures,Jacques eut envie de revoir tous ces lieux où s’était écoulée sonenfance, et proposa à son père et à son frère une promenade desouvenirs. Le vieux Munier accepta ; mais Georges attendait,comme on se le rappelle, des nouvelles de la ville ; il futdonc obligé de les laisser partir ensemble et de rester àl’habitation où il avait donné rendez-vous à Miko-Miko.

Au bout d’une demi-heure, Georges vit paraîtreson messager ; il portait sa longue perche de bambou et sesdeux paniers, comme s’il eût fait son commerce en ville ; carle prévoyant industriel avait pensé qu’il pouvait, sur sa route,rencontrer quelque amateur de chinoiseries. Georges, malgré cepouvoir qu’à si grand-peine il avait conquis sur lui-même, allaouvrir la porte, le cœur bondissant, car cet homme avait vu Sara etallait lui parler d’elle.

Tout s’était passé de la façon la plus simplecomme on doit bien le penser. Miko-Miko, usant de son privilèged’entrer partout, était entré dans la maison deM. de Malmédie, et Bijou, qui avait déjà vu sa jeunemaîtresse faire au Chinois l’acquisition d’un éventail, l’avaitconduit droit à Sara.

À la vue du marchand, Sara avaittressailli ; car, par une chaîne toute naturelle d’idées et decirconstances, Miko-Miko lui rappelait Georges : elle s’étaitdonc empressée de l’accueillir, n’ayant qu’un regret, c’étaitd’être forcée de dialoguer avec lui par signes. Alors Miko-Mikoavait tiré de sa poche la carte de Georges, sur laquelle, de samain, Georges avait écrit les prix des différents objets queMiko-Miko avait pensé devoir tenter le cœur de Sara, et la donna àla jeune fille du côté où était gravé le nom.

Sara rougit malgré elle, et retourna vivementla carte. Il était évident que Georges, ne pouvant la voir,employait ce moyen de se rappeler à son souvenir. Elle acheta sansmarchander tous les objets dont le prix était écrit de la main dujeune homme : puis, comme le marchand ne pensait pas à luiredemander cette carte, elle ne pensa point à la lui rendre.

En sortant de chez Sara, Miko-Miko avait étéarrêté par Henri, qui de son côté l’avait emmené chez lui pourvisiter toute sa pacotille. Henri n’avait rien acheté pour lemoment mais il avait fait comprendre à Miko-Miko que, étant sur lepoint d’épouser très prochainement sa cousine, il avait besoin desplus charmants brimborions que le marchand pourrait luiprocurer.

Cette double visite chez la jeune fille etchez son cousin avait permis à Miko-Miko d’observer la maison endétail. Or, comme Miko-Miko parmi les bosses qui ornaient son crânenu avait, au plus haut degré, celle de la mémoire des localités, ilavait parfaitement retenu la distribution architecturale de lademeure de M. de Malmédie.

La maison avait trois entrées : l’une quidonnait, comme nous l’avons dit, par un pont traversant leruisseau, sur le jardin de la Compagnie ; l’autre, du côtéopposé, qui donnait, à l’aide d’une ruelle plantée d’arbres etformant retour, sur la rue du Gouvernement enfin, la troisième, quidonnait sur la rue de la Comédie, et qui était une entréelatérale.

En pénétrant dans la maison par sa porteprincipale, c’est-à-dire par le pont qui traversait le ruisseau etdonnait sur le jardin de la Compagnie, on se trouvait dans unegrande cour carrée, plantée de manguiers et de lilas de Chine, àtravers l’ombrage et les fleurs desquels on apercevait en face desoi la demeure principale, dans laquelle on entrait par une porteparallèle à peu près à celle de la rue ; ainsi placé, onavait, au premier plan à sa droite, les cases des noirs, et, à sagauche, les écuries. Au second plan, à droite, un pavillon ombragépar un magnifique sang-dragon, et, en face de ce pavillon, uneseconde habitation destinée aussi aux esclaves. Enfin, au troisièmeplan, on avait, à gauche, l’entrée latérale qui donnait dans la ruede la Comédie, et, à droite, un passage conduisant à un petitescalier et se dirigeant à la ruelle plantée d’arbres formantterrasse, qui donnait, par son retour, en face du théâtre. De cettefaçon, si l’on a bien suivi la description que nous venons defaire, on verra que le pavillon se trouvait séparé du corps delogis par le passage. Or, comme ce pavillon était la retraitefavorite de Sara, et que c’était dans ce pavillon qu’elle passaitla plus grande partie de son temps, le lecteur nous permettrad’ajouter quelques mots à ce que nous en avons déjà dit dans un denos précédents chapitres.

Ce pavillon avait quatre faces, quoiqu’il nefût visible que de trois côtés. En effet, un de ses cotés attenaitaux cases des noirs. Les trois autres donnaient, l’un sur la courd’entrée où étaient plantés les manguiers, les lilas de Chine et lesang-dragon ; l’autre sur le passage conduisant au petitescalier ; l’autre, enfin, sur un grand chantier de bois, àpeu près désert, qui donnait, d’un côté, sur le même ruisseau quiprolongeait une des façades extérieures de la maison deM. de Malmédie : de l’autre, contre la ruelleplantée d’arbres, et élevée, au-dessus du chantier d’une douzainede pieds, à peu près. Contre cette ruelle étaient adossées deux outrois maisons, dont les toits, doucement inclinés, offraient unepente facile à ceux qui eussent désiré, par un motif quelconque, sedispensant de la route de tout le monde, pénétrer incognito de laruelle dans le chantier.

Ce pavillon avait trois fenêtres et une portedonnant comme nous l’avons dit, sur la cour. Une des fenêtress’ouvrait près de cette porte ; une autre sur le passage, etune troisième sur le chantier.

Pendant le récit de Miko-Miko, Georges avaitsouri trois fois, mais avec des expressions bien différentes. Lapremière, lorsque son ambassadeur lui avait dit que Sara avaitgardé la carte ; la seconde, lorsqu’il avait parlé du mariagede Henri avec sa cousine ; la troisième, lorsqu’il lui avaitappris qu’on pouvait pénétrer dans le pavillon par la fenêtre duchantier.

Georges plaça en face de Miko-Miko un crayonet du papier, et, tandis que, pour plus grande sécurité, lemarchand traçait le plan de la maison, il prit lui-même une plumeet se mit à écrire une lettre.

La lettre et le plan de la maison furent finisen même temps.

Alors Georges se leva et alla chercher dans sachambre un merveilleux petit coffret de Boule, digne d’avoirappartenu à madame de Pompadour, mit dedans la lettre qu’il venaitd’écrire, ferma le coffret à clef, et remit le coffret et la clef àMiko-Miko en lui donnant ses instructions ; après quoi,Miko-Miko reçut un nouveau quadruple en récompense de la nouvellecommission qu’il allait faire, et, replaçant son bambou enéquilibre sur son épaule, reprit le chemin de la ville du même pasdont il était venu ; ce qui annonçait que, dans quatre heuresà peu près, il serait près de Sara.

Comme Miko-Miko venait de disparaître au boutde l’allée d’arbres qui conduisait à la plantation, Jacques et sonpère rentrèrent par une porte de derrière. Georges, qui était surle point d’aller les rejoindre, s’étonna de ce prompt retour ;mais Jacques avait vu au ciel des signes qui annonçaient unprochain coup de vent, et, quoiqu’il eût pleine et entièreconfiance dans maître Tête-de-Fer, son lieutenant, il aimait tropsincèrement la Calypso pour confier à un autre le soin deson salut dans une si grave circonstance. Il venait donc dire adieuà son frère ; car, du haut de la montagne du Pouce où il étaitmonté pour voir si la goélette était toujours à son poste, il avaitaperçu la Calypso courant des bordées à deux lieues à peuprès de la côte, et il avait alors fait le signal convenu entre sonsecond et lui dans le cas où une circonstance quelconque leforcerait de retourner à bord. Ce signal avait été vu, et Jacquesne doutait pas que, dans deux heures, la chaloupe qui l’avait amenéne fût prête à le reprendre.

Le pauvre père Munier avait fait tout ce qu’ilavait pu pour garder son fils près de lui ; mais Jacques luiavait répondu de sa douce voix :

– Cela ne se peut pas, mon père.

Et, à l’intonation tendre mais ferme de cettevoix le vieillard avait compris que c’était de la part de son filsune résolution prise ; il n’avait donc pas insisté.

Quant à Georges, il comprenait si parfaitementle motif qui ramenait Jacques à son bord, qu’il n’essaya pas mêmede le détourner de ce projet. Seulement, il déclara à son frère quelui et son père l’accompagneraient jusqu’au delà de la chaîne duPieterboot, du versant opposé de laquelle ils pouvaient voirJacques s’embarquer, et, une fois en mer le suivre des yeux jusqu’àson bâtiment.

Jacques partit donc accompagné de Georges etde son père, et tous trois, par des sentiers connus des seulschasseurs, arrivèrent à la source de la rivière des Calebasses. Là,Jacques prit congé de ces amis de son cœur, qu’il avait si peu vus,mais qu’il promit solennellement de revoir bientôt.

Une heure après, la chaloupe avait quitté lerivage, emmenant Jacques, qui, fidèle à cet amour que le marinéprouve pour son navire, retournait sauver la Calypso oupérir avec elle.

À peine Jacques fut-il remonté à bord, que lagoélette, qui jusque-là avait couru des bordées, mit le cap surl’île de Sable et s’éloigna le plus rapidement qu’elle put vers lenord.

Pendant ce temps, le ciel et la mer étaientdevenus de plus en plus menaçants. La mer mugissait et montait àvue d’œil, quoique ce ne fût pas l’heure de la marée. Le ciel, deson côté, comme s’il eût voulu rivaliser avec l’Océan roulait desvagues de nuages qui couraient rapidement, et qui se déchiraienttout à coup pour laisser passer des rafales de vent variant del’est-sud-est au sud-est et sud-sud-est. Cependant ces symptômes,pour tout autre qu’un marin, ne présageaient qu’une tempêteordinaire. Plusieurs fois déjà dans l’année, il y avait eu desmenaces pareilles sans qu’elles fussent suivies d’aucunecatastrophe. Mais, en rentrant à l’habitation, Georges et son pèrefurent forcés de reconnaître la sagacité du coup d’œil de Jacques.Le mercure du baromètre était descendu au-dessous de vingt-huitpouces.

Aussitôt Pierre Munier donna l’ordre aucommandeur de faire couper partout les tiges des maniocs, afin desauver au moins les racines qui, dans le cas où l’on ne prend pascette précaution, sont presque toujours arrachées de terre etemportées par le vent.

De son côté, Georges donna à Ali l’ordre delui seller Antrim pour huit heures. À cet ordre, Pierre Muniertressaillit.

– Et pourquoi faire seller ton cheval ?demanda-t-il avec effroi.

– Je dois être à la ville à dix heures, monpère, répondit Georges.

– Mais, malheureux, c’est impossible !s’écria le vieillard.

– Il le faut, mon père, dit Georges.

Et dans l’accent de cette voix, comme danscelle de Jacques, le pauvre père reconnut une telle résolution,qu’il baissa la tête en soupirant, mais sans insisterdavantage.

Pendant ce temps-là, Miko-Miko accomplissaitsa mission.

À peine arrivé à Port-Louis, il s’étaitacheminé vers la maison de M. de Malmédie, dont lacommande de Henri lui avait ouvert doublement l’entrée. Il s’yprésentait cette fois avec d’autant plus de confiance qu’en passantsur le port il avait vu MM. de Malmédie, père et fils,occupés à regarder les bâtiments à l’ancre, dont les capitaines,dans l’attente du coup de vent qui menaçait, doublaient lesamarres. Il entra donc chez M. de Malmédie, sans craindred’être dérangé par personne dans ce qu’il venait y faire, et Bijou,qui avait vu Miko-Miko en conférence le matin même avec son jeunemaître et celle qu’il regardait d’avance comme sa jeune maîtresse,le conduisit droit à Sara, qui, selon son habitude, était dans sonpavillon.

Comme l’avait prévu Georges, au milieu desnouveaux objets que le brocanteur venait offrir à la curiosité dela jeune créole, ce fut le charmant coffret de Boule qui attiraaussitôt ses regards. Sara le prit, le tourna et le retourna detous côtés, et, après en avoir admiré l’extérieur, elle voulutl’examiner en dedans et demanda la clef pour l’ouvrir ; alorsMiko-Miko fit semblant de chercher cette clef de tous côtés, maisses recherches furent inutiles. Il finit par faire signe qu’il nel’avait pas, et que sans doute, il l’avait oubliée à la maison, oùil allait la chercher, il sortit donc aussitôt, laissant le coffretet promettant de venir rapporter la clef.

Dix minutes après, et pendant que la jeunefille, dans toute l’ardeur de sa curiosité enfantine, tournait etretournait le miraculeux coffret, Bijou rentra et lui donna laclef, que Miko-Miko s’était contenté de renvoyer par un nègre.

Peu importait à Sara comment la clef luivenait, pourvu que la clef lui vînt ; elle la prit donc desmains de Bijou, qui se retira pour aller fermer promptement tousles volets de la maison menacés par l’ouragan. Sara, restée seule,s’empressa d’ouvrir le coffre.

Le coffre, comme on le sait, ne contenaitqu’un papier qui n’était pas même cacheté, mais seulement plié enquatre.

Georges avait tout prévu, tout calculé.

Il fallait que Sara fût seule au moment oùelle trouverait sa lettre ; il fallait que la lettre fûtouverte pour que Sara ne pût pas la renvoyer en disant qu’elle nel’avait pas lue.

Aussi Sara, se voyant seule, hésita-t-elle uninstant ; mais, devinant d’où lui venait ce billet, emportéepar la curiosité, par l’amour, par ces mille sentiments enfin quibouillonnent dans le cœur des jeunes filles, elle ne put résisterau désir de voir ce que lui écrivait Georges, et, tout émue ettoute rougissante, elle prit le billet, le déplia, et lut ce quisuit :

« Sara,

Je n’ai pas besoin de vous dire que je vousaime, vous le savez ; le rêve de toute mon existence a été unecompagne comme vous. Or, il y a dans le monde de ces positionsexceptionnelles et dans la vie de ces moments suprêmes où toutesles convenances de la société tombent devant la terriblenécessité.

Sara, m’aimez-vous ?

Pesez ce que sera votre vie avecM. de Malmédie, pesez ce que sera votre vie avec moi.

Avec lui, la considération de tous.

Avec moi, la honte d’un préjugé.

Seulement, je vous aime, je vous le répète,plus qu’aucun homme au monde ne vous a aimée et ne vous aimerajamais.

Je sais que M. de Malmédie hâte lemoment où il doit devenir votre mari ; il n’y a donc pas detemps à perdre ; vous êtes libre, Sara : mettez la mainsur votre cœur, et prononcez entre M. Henri et moi.

Votre réponse me sera aussi sacrée que leserait un ordre de ma mère. Ce soir, à dix heures, je serai aupavillon pour la recevoir.

Georges. »

Sara regarda autour d’elle, effrayée. Il luisembla qu’en se retournant elle allait voir Georges.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et, au lieude Georges Sara vit paraître Henri ; elle cacha la lettre deGeorges dans sa poitrine.

Henri avait, en général, et comme nous l’avonsvu, d’assez mauvaises inspirations à l’égard de sa cousine ;cette fois, il ne fut pas plus heureux que de coutume. Le momentétait mal choisi pour se présenter devant Sara, toute préoccupéequ’elle était d’un autre.

– Pardon, ma chère Sara, dit Henri, si j’entrechez vous ainsi sans me faire annoncer ; mais, au point oùnous en sommes, et entre gens qui, dans quinze jours, seront mariet femme, il me semble, quoi que vous en disiez, que de pareilleslibertés sont permises. D’ailleurs, je viens pour vous dire que, sivous avez dehors quelques belles fleurs auxquelles vous teniez,vous ne ferez pas mal de les faire rentrer.

– Et pourquoi cela ? demanda Sara.

– Ne voyez-vous pas qu’il se prépare un coupde vent, et que, pour les fleurs comme pour les gens, mieux vaudra,cette nuit, être dedans que dehors.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Sara en songeantà Georges, y aura-t-il donc du danger ?

– Pour nous qui avons une maison solide, non,dit Henri ; mais pour les pauvres diables qui demeurent dansdes cases ou qui auront affaire par les chemins, oui, et j’avoueque je ne voudrais pas être à leur place.

– Vous croyez, Henri ?

– Pardieu ! si je le crois. Tenez,entendez-vous ?

– Quoi ?

– Les filaos du jardin de la Compagnie.

– Oui, oui. Ils gémissent, et c’est signe detempête, n’est-ce pas ?

– Et voyez le ciel, comme il se couvre. Ainsi,je vous le répète, Sara, si vous avez quelque fleur à rentrer, vousn’avez pas de temps à perdre ; moi, je vais enfermer meschiens.

Et Henri sortit pour mettre sa meute à l’abride l’orage.

En effet, la nuit venait avec une rapiditéinaccoutumée, car le ciel se couvrait de gros nuages noirs ;de temps en temps, des bouffées de vent passaient, ébranlant lamaison ; puis tout redevenait calme, mais de ce calme pesantqui semble l’agonie de la nature haletante. Sara regarda dans lacour, et vit les manguiers qui frissonnaient comme s’ils eussentété doués du sentiment et qu’ils eussent pressenti la lutte quiallait avoir lieu entre le vent, la terre et le ciel, tandis queles lilas de Chine inclinaient tristement leurs fleurs vers le sol.La jeune fille, à cette vue, se sentit prise d’une terreurprofonde, et elle joignit les mains en murmurant :

– O mon Dieu, Seigneur, protégez-le !

En ce moment, Sara entendit la voix de sononcle qui l’appelait. Elle ouvrit la porte.

– Sara, dit M. de Malmédie, Saravenez ici, mon enfant ; vous ne seriez pas en sûreté dans lepavillon.

– Me voilà, mon oncle, dit la jeune fille enfermant la porte et tirant la clef après elle, de peur quequelqu’un n’y entrât en son absence.

Mais, au lieu de se réunir à Henri et à sonpère, Sara rentra dans sa chambre. Un instant après,M. de Malmédie vint voir ce qu’elle y faisait. Elle étaità genoux devant le Christ qui était au pied de son lit.

– Que faites-vous donc là, dit-il, au lieu devenir prendre le thé avec nous ?

– Mon oncle, répondit Sara, je prie pour lesvoyageurs.

– Ah ! pardieu ! ditM. de Malmédie, je suis sûr qu’il n’y aura pas, danstoute l’île, un homme assez fou pour se mettre en route par letemps qu’il fait.

– Dieu vous entende, mon oncle ! ditSara.

Et elle continua de prier.

En effet, il n’y avait plus de doute, etl’événement, qu’avec son coup d’œil de marin Jacques avait prédit,allait se réaliser : un de ces terribles ouragans, qui sont laterreur des colonies, menaçait l’île de France. La nuit, comme nousl’avons dit, était venue avec une vitesse effrayante ; maisles éclairs se succédaient avec une telle rapidité et un tel éclat,que cette obscurité était remplacée par un jour bleuâtre et livide,qui donnait à tous les objets la teinte cadavéreuse de ces mondesexpirés que Byron fait visiter à Caïn, sous la conduite de Satan.Chacun des courts intervalles, pendant lesquels ces éclairs presqueincessants laissaient les ténèbres maîtresses de la terre, étaitrempli par de lourds grondements de tonnerre qui prenaientnaissance derrière les montagnes, semblaient rouler sur leurspentes, s’élevaient au-dessus de la ville, et allaient se perdredans les profondeurs de l’horizon. Puis, comme nous l’avons dit, delarges et puissantes bouffées de vent suivaient la foudre voyageuseet passaient à leur tour, courbant, comme s’ils eussent été desbaguettes de sanie, les arbres les plus vigoureux, qui serelevaient lentement et pleins de crainte, pour se courber, seplaindre et gémir encore sous quelque nouvelle rafale, toujoursplus forte que celle qui la précédait.

C’était au cœur de l’île surtout, dans lequartier de Moka et dans les plaines Williams, que l’ouragan, libreet comme joyeux de sa liberté, était plus magnifique à contempler.Aussi, Pierre Munier était-il doublement effrayé de voir Jacquespartir et Georges prêt à partir, mais, toujours faible devant uneforce morale quelconque, le pauvre père avait plié, et, tout enfrémissant aux mugissements du vent, tout en pâlissant auxgrondements de la foudre, tout en tressaillant à chaque éclair, iln’essayait même plus de retenir Georges près de lui. Quant au jeunehomme, on eût dit qu’il grandissait à chaque minute qui lerapprochait du danger ; tout au contraire de son père, àchaque bruit menaçant, il relevait la tête ; à chaque éclair,il souriait ; lui qui avait jusqu’alors essayé de toutes lesluttes humaines, on eût dit qu’il lui tardait, comme à don Juan, delutter avec Dieu.

Aussi, lorsque l’heure du départ fut venue,avec cette inflexibilité de résolution qui était le caractèredistinctif, nous ne dirons pas de l’éducation qu’il avait reçue,mais de celle qu’il s’était donnée, Georges s’approcha de son père,lui tendit la main, et, sans paraître comprendre le tremblement duvieillard, il sortit d’un pas aussi assuré et d’un visage aussicalme qu’il fût sorti dans les circonstances ordinaires de la vie.À la porte, il rencontra Ali, qui avec la passivité de l’obéissanceorientale, tenait par la bride Antrim tout sellé. Comme s’il eûtreconnu le sifflement du simoun ou les rugissements du khamsin,l’enfant du désert se cabrait en hennissant ; mais, à la voixbien connue de son cavalier, il parut se calmer, et tourna de soncôté son œil hagard et ses naseaux fumants. Georges le flatta uninstant de la main en lui disant quelques mots arabes ; puis,avec la légèreté d’un écuyer consommé, il sauta en selle sans lesecours de l’étrier ; au même instant, Ali lâcha la bride, etAntrim partit avec la rapidité de l’éclair, sans que Georges eûtmême vu son père, qui, pour se séparer le plus tard possible de sonfils bien-aimé, avait entrouvert la porte, et qui le suivit desyeux jusqu’au moment où il disparut au bout de l’avenue quiconduisait à l’habitation.

C’était, au reste, une chose admirable à voirque cet homme emporté d’une course aussi rapide que l’ouragan aumilieu duquel il passait, franchissant l’espace, pareil à Faust serendant au Brocken sur son coursier infernal. Tout autour de luiétait désordre et confusion. On n’entendait que le craquement desarbres broyés par l’aile du vent. Les cannes à sucre, les plants demanioc, arrachés de leurs tiges, traversaient l’air, pareils à desplumes emportées par le vent. Des oiseaux, saisis au milieu de leursommeil et enlevés par un vol qu’ils ne pouvaient plus diriger,passaient tout autour de Georges en poussant des cris aigus, tandisque, de temps en temps, quelque cerf effrayé traversait la routeavec la rapidité d’une flèche. Alors, Georges était heureux, carGeorges sentait son cœur se gonfler d’orgueil ; lui seul étaitcalme au milieu du désordre universel, et, quand tout pliait ou sebrisait autour de lui, lui seul poursuivait son chemin vers le butque lui fixait sa volonté, sans que rien pût le faire dévier de saroute, sans que rien pût le distraire de son projet.

Il alla ainsi une heure à peu près,franchissant les troncs d’arbres brisés, les ruisseaux devenustorrents, les pierres déracinées et roulant du haut desmontagnes ; puis il aperçut la mer tout émue, verdâtre,écumeuse, grondante, qui venait avec un bruit terrible battre lescôtes, comme si la main de Dieu n’eût plus été là pour la contenir.Georges était arrivé au pied de la montagne des signaux ; ilen contourna la base, toujours emporté par la course fantastique deson cheval, traversa le pont Bourgeois, prit à sa droite la rue dela Côte-d’Or, longea par derrière les murailles du quartier, et,traversant le rempart, descendit par la rue de la Rampe dans lejardin de la Compagnie ; de là, remontant par la ville déserteau milieu des débris de cheminées abattues, des murs croulants, destuiles volantes, il suivit la rue de la Comédie, tourna brusquementà droite, prit celle du Gouvernement, s’enfonça dans l’impassesituée en face du théâtre, sauta à bas de son cheval, ouvrit labarrière qui séparait l’impasse de la ruelle plantée d’arbresdominant la maison de M. de Malmédie, referma la barrièrederrière lui, jeta la bride sur le cou d’Antrim, qui, n’ayant plusd’issue, ne pouvait fuir ; puis, se laissant glisser sur lestoits adossés à la ruelle, et s’élançant des toits à terre, il setrouva dans le chantier sur lequel donnaient les fenêtres dupavillon que nous avons décrit.

Pendant ce temps, Sara était dans sa chambre,écoutant mugir le vent, se signant à chaque éclair, priant sanscesse, appelant la tempête, car elle espérait que la tempêtearrêterait Georges ; puis, tout à coup, tressaillant en sedisant tout bas que quand un homme comme lui a dit qu’il ferait unechose, dût le monde tout entier crouler sur lui, il la fera. Alorselle suppliait Dieu de calmer ce vent et d’éteindre ceséclairs : elle voyait Georges brisé sous quelque arbre, écrasépar quelque rocher roulant au fond de quelque torrent, et ellecomprenait alors, avec effroi, combien son sauveur avait pris unrapide pouvoir sur elle ; elle sentait que toute résistance àcette attraction était inutile, que toute lutte, enfin, était vainecontre cet amour, né de la veille et déjà si puissant, que sonpauvre cœur ne pouvait que se débattre et gémir, se reconnaissantvaincu sans avoir même essayé de lutter.

À mesure que l’heure s’avançait, l’agitationde Sara devenait plus vive. Les yeux fixés sur la pendule, ellesuivait le mouvement de l’aiguille, et une voix du cœur lui disaitqu’à chacune des minutes que l’aiguille marquait, Georges serapprochait d’elle. L’aiguille marqua successivement neuf heures,neuf heures et demie, dix heures moins un quart, et la tempête,loin de se calmer, devenait de moment en moment plus terrible. Lamaison tremblait jusqu’en ses fondements, et l’on eût dit, à chaqueinstant, que le vent qui la secouait allait l’arracher de sa base.De temps en temps, au milieu des plaintes des filaos, au milieu descris des nègres dont les cases, moins solides que les maisons desblancs, se brisaient au souffle de l’ouragan, comme au souffle del’enfant se brise le château de cartes qu’il vient d’élever, onentendait retentir, répondant au tonnerre, le lugubre appel dequelque bâtiment en détresse qui réclamait du secours, avec lacertitude que nul être humain ne pouvait lui en porter.

Parmi tous ces bruits divers, échos de ladévastation il sembla à Sara qu’elle entendait le hennissement d’uncheval.

Alors elle se releva tout à coup ; sarésolution était prise. L’homme qui, au milieu de pareils dangers,quand les plus braves tremblaient dans leurs maisons, venait àelle, traversant les forêts déracinées, les torrents grossis, lesprécipices béants, et tout cela pour lui dire : « Je vousaime Sara ! m’aimez-vous ? » cet homme étaitvraiment digne d’elle. Et, si Georges avait fait cela, Georges quilui avait sauvé la vie, alors elle était à Georges comme Georgesétait à elle. Ce n’était plus une résolution qu’elle prenait avecson libre arbitre, c’était une main divine qui la courbait, sansqu’elle pût s’y opposer, sous une destinée arrêtée d’avance :elle ne décidait plus elle-même de son sort, elle obéissaitpassivement à une fatalité.

Alors, avec cette décision que donnent lescirconstances suprêmes, Sara sortit de sa chambre, gagnal’extrémité du corridor, descendit par le petit escalier extérieurque nous avons indiqué et qui semblait se mouvoir sous ses pieds,se trouva à l’angle de la cour carrée, s’avança, heurtant desdébris à chaque pas, s’appuyant, pour ne pas être renversée par levent, au mur du pavillon, et gagna la porte ; au moment oùelle mettait la main à la clef, un éclair passa, lui montrant sesmanguiers tordus, ses lilas échevelés, ses fleurs brisées ;alors seulement elle put prendre une idée de cette convulsionprofonde dans laquelle la nature se débattait ; alors ellesongea qu’elle allait peut-être attendre vainement, et que Georgesne viendrait pas, non point parce que Georges aurait eu peur, maisparce que Georges serait mort. Devant cette idée, tout disparut, etSara entra vivement dans le pavillon.

– Merci, Sara ! dit une voix qui la fittressaillir jusqu’au fond du cœur, merci ! Oh ! je nem’étais pas trompé : vous m’aimez, Sara ; oh ! soyezcent fois bénie !

Et, en même temps, Sara sentit une main quiprenait la sienne, un cœur qui battait contre son cœur, une haleinequi se confondait à son haleine. Une sensation inconnue, rapide,dévorante, courut par tout son corps : haletante, éperdue,pliant sur elle-même comme une fleur plie sur sa tige, elle serenversa sur l’épaule de Georges, ayant usé, dans la lutte que,depuis deux heures, elle soutenait, toute la force de son âme etn’ayant plus que celle de murmurer :

– Georges ! Georges ! ayez pitié demoi !

Georges comprit cet appel de la faiblesse à laforce, de la pudeur de la jeune fille à la loyauté del’amant ; peut-être était-il venu dans un autre but ;mais il sentit qu’à partir de cette heure Sara était à lui ;que tout ce qu’il obtiendrait de la vierge serait autant de ravi àl’épouse, et quoique frémissant lui-même d’amour, de désir, debonheur, il se contenta de la conduire plus près de la fenêtre afinde la voir à la lueur des éclairs, et, inclinant sa tête sur cellede la jeune créole :

– Vous êtes à moi, Sara, n’est-ce pas, dit-il,à moi pour la vie !

– Oh ! oui, oui ! pour la vie !murmura la jeune fille.

– Rien ne nous séparera jamais, rien que lamort ?

– Rien que la mort !

– Vous le jurez, Sara ?

– Sur ma mère ! Georges !

– Bien ! dit le jeune homme, tressaillantà la fois de bonheur et d’orgueil. À partir de ce moment, vous êtesma femme, Sara, et malheur à celui qui essayera de vous disputer àmoi !

À ces mots, Georges appuya ses lèvres surcelles de la jeune fille ; et, craignant sans doute de ne plusêtre maître de lui-même en face de tant d’amour, de jeunesse et debeauté, il s’élança dans le cabinet voisin, dont la fenêtre, commecelle du pavillon, donnait sur le chantier, et disparut.

En ce moment, un coup de tonnerre si violentretentit que Sara tomba à genoux. Presque aussitôt, la porte dupavillon s’ouvrit, et M. de Malmédie et Henrientrèrent.

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