Georges

Chapitre 3Trois enfants

Comme on le pense bien, les Anglais, pouravoir perdu quatrevaisseaux, n’avaient pas renoncé à leurs projets sur l’île deFrance ;tout au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquêtenouvelle àfaire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peineaprès lesévénements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, unesecondelutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats biendifférents, avaitlieu à Port-Louis même, c’est-à-dire sur un point parfaitementopposé à celuioù avait eu lieu la première.

Cette fois, ce n’était pas de quatre naviresou de dix-huitcents hommes qu’il s’agissait. Douze frégates, huit corvettes etcinquantebâtiments de transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq millehommes sur lacôte, et l’armée d’invasion s’avançait vers Port-Louis, qu’onappelait alorsPort-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l’île, au moment d’êtreattaqué par depareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire.De tous côtés,la foule accourue de différents quartiers de l’île, et pressée dansles rues, manifestaitla plus vive agitation ; comme nul ne connaissait le dangerréel, chacuncréait quelque danger imaginaire, et les plus exagérés et les plusinouïsétaient ceux qui rencontraient la plus grande croyance. De temps entemps, quelqueaide de camp du général commandant apparaissait tout à coup portantun ordre etjetant à la multitude une proclamation destinée à éveiller la haineque lesnationaux portaient aux Anglais, et à exalter leur patriotisme. Àsa lecture, leschapeaux s’élevaient au bout des baïonnettes ; les cris de« Vive l’empereur ! »retentissaient ; des serments de vaincre ou de mourir étaientéchangés ;un frisson d’enthousiasme courait parmi cette foule, qui passaitd’un reposbruyant à un travail furieux, et se précipitait de tous côtésdemandant àmarcher à l’ennemi.

Mais le véritable rendez-vous était à la placed’Armes, c’est-à-direau centre de la ville. C’est là que se rendait, tantôt un caissonemporté augalop de deux petits chevaux de Timor ou de Pégu, tantôt un canontraîné au pasde course par des artilleurs nationaux, jeunes gens de quinze àdix-huit ans àpeine, à qui la poudre, qui leur noircissait la figure, tenait lieude barbe. C’étaitlà que se rendaient des gardes civiques en tenue de combat, desvolontaires enhabit de fantaisie qui avaient ajouté une baïonnette à leur fusilde chasse, desnègres vêtus de débris d’uniforme et armés de carabines, de sabreset de lances,tout cela se mêlant, se heurtant, se croisant, se culbutant etfournissantchacun sa part de bourdonnement à cette puissante rumeur quis’élevaitau-dessus de la ville, comme s’élève le bruit d’un innombrableessaim d’abeillesau-dessus d’une ruche gigantesque.

Cependant une fois arrivés sur la placed’Armes, ces hommescourant soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plusrégulier et uneallure plus calme. C’est que sur la place d’Armes se tenait, enattendant que l’ordrede marcher à l’ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison del’île, composéede troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huitcents hommes ;et que leur attitude, à la fois fière et insouciante, était unblâme tacite dubruit et de l’embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisésavec lesscènes de ce genre, avaient cependant le courage, la bonne volontéd’y prendrepart ; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle àl’extrémitéde la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinantde lui-mêmeà la vue de la discipline militaire, s’arrêtait en face de latroupe, seformait dans, le même ordre qu’elle, tâchant d’imiter, mais sanspouvoir yparvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernièretroupe, etqui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindreau résultatque nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinqans portantles épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d’une decesphysionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peutparvenir à donnerce qu’en terme d’art on appelle du caractère. Au reste il étaitfrisé, rasé, épinglécomme pour une parade ; seulement, de temps en temps, ildétachait uneagrafe de son habit, boutonné primitivement depuis le haut jusqu’enbas, et qui,en s’ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, unechemise à jabot etune cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfantde douze ans,qu’attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d’uneveste et d’unpantalon de basin, étalait, avec cette aisance que donne l’habituded’être bienmis son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert àboutons d’argentet son castor gris orné d’une plume. À son côté pendait, avec sasabretache, lefourreau d’un petit sabre, dont il tenait la lame de la maindroite, essayant d’imiter,autant qu’il était en lui, l’air martial de l’officier qu’il avaitsoin d’appelerde temps en temps et bien haut : « Mon père, »appellation dont lechef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminentauquel laconfiance de ses concitoyens l’avait élevé dans la milicenationale.

À peu de distance de ce groupe, qui sepavanait dans sonbonheur, on pouvait en distinguer un autre, moins brillant sansdoute, mais àcoup sûr plus remarquable.

Celui-là se composait d’un homme dequarante-cinq àquarante-huit ans et de deux enfants, l’un âgé de quatorze ans, etl’autre dedouze.

L’homme était grand, maigre, d’une charpentetout osseuse, unpeu courbé, non point par l’âge, puisque nous avons dit qu’il avaitquarante-huit ans au plus, mais par l’humilité d’une positionsecondaire. Eneffet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, ondevait, aupremier coup d’œil, reconnaître un de ces mulâtres auxquels dansles colonies, lafortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leurindustrie, nefait point pardonner leur couleur. Il était vêtu avec une richesimplicité, tenaità la main une carabine damasquinée d’or, armée d’une baïonnettelongue eteffilée, et avait au côté un sabre de cuirassier, qui, grâce à sahaute taille,restait suspendu le long de sa cuisse comme une épée. De plus,outre celles quiétaient contenues dans sa giberne, ses poches, regorgeaient decartouches.

L’aîné des deux enfants qui accompagnaient cethomme étaitcomme nous l’avons dit, un grand garçon de quatorze ans, à quil’habitude de lachasse, plus encore que son origine africaine, avait bruni leteint ;grâce à la vie active qu’il avait menée, il était robuste comme unjeune hommede dix-huit ans ; aussi avait-il obtenu de son père de prendrepart à l’actionqui allait avoir lieu. Il était donc armé de son côté d’un fusil àdeux coups, lemême dont il avait l’habitude de se servir dans ses excursions àtravers l’îleet avec lequel, tout jeune qu’il était, il s’était déjà fait uneréputation d’adresseque lui enviaient les chasseurs les plus renommés. Mais, pour lemoment, sonâge réel l’emportait sur l’apparence de son âge. Il avait posé sonfusil àterre et se roulait avec un énorme chien malgache, qui semblait deson côté, êtrevenu là pour le cas où les Anglais auraient amené avec euxquelques-uns deleurs bouledogues.

Le frère du jeune chasseur, le second fils decet homme à lahaute taille et à l’air humble, celui enfin qui complétait legroupe que nousavons entrepris de décrire, était un enfant de douze ans à peuprès, mais dontla nature grêle et chétive ne tenait en rien de la haute stature deson père, nide la puissante organisation de son frère, qui semblait avoir prisà lui seulla vigueur destinée à tous les deux ; aussi, tout au contrairede Jacques,c’était ainsi qu’on appelait son aîné, le petit Georgesparaissait-il deux ansde moins qu’il n’avait réellement, tant, comme nous l’avons dit, satailleexigu, sa figure pâle, maigre et mélancolique, ombragée par delongscheveux noirs, avaient peu de cette force physique si commune auxcolonies :mais, en revanche on lisait dans son regard inquiet et pénétrantuneintelligence si ardente, et, dans le précoce froncement de sourcilqui luiétait déjà habituel, une réflexion si virile et une volonté sitenace, que l’ons’étonnait de rencontrer à la fois dans le même individu tant dechétivité ettant de puissance.

N’ayant pas d’armes, il se tenait contre sonpère, etserrait de toute la force de sa petite main le canon de la bellecarabinedamasquinée, portant alternativement ses yeux vifs etinvestigateurs de sonpère au chef de bataillon, et se demandant sans douteintérieurement pourquoison père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux foisadroit commecet homme, n’avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique,quelquedistinction particulière.

Un nègre, vêtu d’une veste et d’un caleçon detoile bleue, attendait,comme pour l’enfant au col festonné, que le moment fût venu auxhommes demarcher ; car alors, tandis que son père et son frère iraientse battre, l’enfantdevait rester avec lui.

Depuis le matin, on entendait le bruit ducanon : cardepuis le matin, le général Vandermaesen, avec l’autre moitié de lagarnison, avaitmarché au-devant de l’ennemi, afin de l’arrêter dans les défilés dela montagneLongue et au passage de la rivière du Pont-Rouge et de la rivièredesLataniers. En effet, depuis le matin, il avait tenu avecacharnement ;mais, ne voulant pas compromettre d’un seul coup toutes ses forces,etcraignant d’ailleurs que l’attaque à laquelle il faisait face nefût qu’unefausse attaque pendant laquelle les Anglais s’avanceraient parquelque autrepoint sur Port-Louis, il n’avait pris avec lui que huit centshommes, laissant,comme nous l’avons dit, pour la défense de la ville, le reste de lagarnison etles volontaires nationaux. Il en résultait qu’après des prodiges decourage, sapetite troupe, qui avait affaire à un corps de quatre mille Anglaiset de deuxmille cipayes, avait été obligée de se replier successivement deposition enposition, tenant ferme à chaque accident de terrain qui lui rendaitun instantl’avantage, mais bientôt forcée de reculer encore ; de sorteque, de laplace d’Armes, où se trouvaient les réserves, on pouvait, quoiqu’onn’aperçûtpoint les combattants, calculer les progrès que faisaient lesAnglais, au bruitcroissant de l’artillerie, qui, de minute en minute, serapprochait ;bientôt même on entendit, entre le retentissement des puissantesvolées, lepétillement de la mousqueterie. Mais, il faut le dire, ce bruit, aulieu d’intimiderceux des défenseurs de Port-Louis, qui, condamnés à l’inaction parl’ordre dugénéral stationnaient sur la place d’Armes, ne faisait que stimulerleurcourage ; si bien que, tandis que les soldats de ligne,esclaves de ladiscipline, se contentaient de se mordre les lèvres ou de sacrerentre leursmoustaches, les volontaires nationaux agitaient leurs armes,murmuranthautement, et criant que, si l’ordre de partir tardait longtempsencore, ilsrompraient les rangs et s’en iraient combattre en tirailleurs.

En ce moment, on entendit retentir lagénérale. En mêmetemps un aide de camp accourut au grand galop de son cheval, et,sans mêmeentrer dans la place, levant son chapeau pour faire un signed’appel, il criadu haut de la rue :

– Aux retranchements, voilàl’ennemi !

Puis il repartit aussi rapidement qu’il étaitvenu.

Aussitôt le tambour de la troupe de lignebattit, et lessoldats, prenant leurs rangs avec la prestesse et la précision del’habitude, partirentau pas de charge.

Quelque rivalité qu’il y eût entre lesvolontaires et lestroupes de ligne, les premiers ne purent partir d’un élan aussirapide.Quelques instants se passèrent avant que les rangs fussentformés ; puiscomme, les rangs formés, les uns partirent du pied droit tandis queles autrespartaient du pied gauche, il y eut un moment de confusion quinécessita unehalte.

Pendant ce temps, voyant une place vide aumilieu de latroisième file des volontaires, l’homme à la grande taille et à lacarabinedamasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetantdans les brasdu nègre à la veste bleue il courut, avec son fils aîné, prendremodestement laplace que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avaitlaisséevacante.

Mais, à l’approche de ces deux parias, leursvoisins degauche et de droite s’écartèrent, imprimant le même mouvement àleurs propresvoisins, de sorte que l’homme à la haute taille et son fils setrouvèrent lecentre de cercles qui allaient s’éloignant d’eux, comme s’éloignentde l’endroitoù est tombée une pierre les cercles de l’eau dans laquelle on l’ajetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef debataillon, quivenait à grand-peine de rétablir la régularité de sa première files’aperçutalors du désordre qui bouleversait la troisième ; il se haussadonc sur lapointe des pieds, et, s’adressant à ceux qui exécutaient lasingulière manœuvreque nous avons décrite :

– À vos rangs, Messieurs, cria-t-il, à vosrangs !

Mais à cette double recommandation, faite d’unton qui n’admettaitcependant pas de réplique, un seul cri répondit :

– Pas de mulâtres avec nous ! Pas demulâtres !

Cri unanime, universel, retentissant, que toutle bataillonrépéta comme un écho.

L’officier comprit alors la cause de cedésordre, et vit, aumilieu d’un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au portd’armes, tandisque son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas enarrière pour seséparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa autravers des deuxpremières files, qui s’ouvrirent devant lui, et marcha droit àl’insolent qui s’étaitpermis, homme de couleur qu’il était, de se mêler à des blancs.Arrivé devantlui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyantd’indignation, et,comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobilecomme un poteau :

– Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il,n’avez-vouspoint entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que cen’est pointici votre place, et qu’on ne veut pas de vous ici ?

En abaissant sa main forte et robuste sur legros homme quilui parlait ainsi, Pierre Munier l’eût écrasé du coup ; mais,au lieu decela, il ne répondit rien, leva la tête d’un air effaré, et,rencontrant lesregards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras,ce quiaugmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

– Voyons ! Que faites-vous là ?dit-il en lerepoussant du plat de la main.

– Monsieur de Malmédie, répondit PierreMunier, j’avaisespéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurss’effaceraitdevant le danger général.

– Vous avez espéré, dit le gros homme enhaussant lesépaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré ! et quivous a donnécet espoir, s’il vous plaît ?

– Le désir que j’ai de me faire tuer, s’il lefaut, poursauver notre île.

– Notre île ! murmura le chef debataillon, notre île !Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils sefigurent que l’îleest à eux.

– L’île n’est pas plus à nous qu’à vous,messieurs lesblancs, je le sais bien, répondit Munier d’une voix timide ;mais si nousnous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle neserabientôt ni à vous ni à nous.

– Assez ! dit le chef de bataillon enfrappant du piedpour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de lavoix, assez !Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale ?

– Non, Monsieur, et vous le savez bien,répondit Munier, puisque,lorsque je me suis présenté, vous m’avez refusé.

– Eh bien, alors, que demandez-vous ?

– Je demandais à vous suivre commevolontaire.

– Impossible, dit le gros homme.

– Et pourquoi cela, impossible ?Ah ! si vous levouliez bien, monsieur de Malmédie…

– Impossible ! répéta le chef debataillon en seredressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pasde mulâtresparmi eux.

– Non, pas de mulâtres ! Pas demulâtres ! s’écrièrentd’une seule voix tous les gardes nationaux.

– Mais je ne pourrai donc pas me battre,Monsieur ? ditPierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et enretenant àpeine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

– Formez un corps de gens de couleur etmettez-vous à leurtête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va noussuivre.

– Mais ?…murmura Pierre Munier.

– Je vous ordonne de quitter lebataillon : je vous l’ordonne,répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

– Venez donc, mon père, venez donc et laissezlà ces gensqui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère,venez…

Et Pierre Munier se sentit tirer en arrièreavec tant deforce, qu’il recula d’un pas.

– Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

– Ce n’est pas Jacques, mon père, c’est moi,c’est Georges.

Munier se retourna étonné.

C’était en effet l’enfant qui était descendudes bras dunègre, et qui était venu donner à son père cette leçon dedignité.

Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sapoitrine, etpoussa un profond soupir.

Pendant ce temps, les rangs de la gardenationale serétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la têtede lapremière file, et la légion partit au pas accéléré.

Pierre Munier resta seul entre ses deuxenfants dont l’unétait rouge comme le feu, et l’autre pâle comme la mort.

Il jeta un coup d’œil sur la rougeur deJacques et sur lapâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleurétaient pour luiun double reproche :

– Que voulez-vous, dit-il, mes pauvresenfants ! c’estainsi.

Jacques était insouciant et philosophe. Lepremier mouvementlui avait été pénible, sans doute ; mais la réflexion étaitvite venue àson secours et l’avait consolé.

– Bah ! répondit-il à son père en faisantclaquer sesdoigts qu’est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros hommenous méprise ?Nous sommes plus riches que lui, n’est-ce pas, mon père ? Et,quant à moi,ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l’enfant au colfestonné, que jetrouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une voléedont il sesouviendra.

– Mon bon Jacques ! dit Pierre Munier,remerciant sonfils aîné d’être en quelque sorte venu soulager sa honte par soninsouciance.

Puis il se retourna vers le second de ses filspour voir sicelui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait dele faire sonfrère.

Mais Georges resta impassible ; tout ceque son pèreput surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptiblesourire quicontracta ses lèvres ; cependant, si imperceptible qu’il fût,ce sourireavait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu’onrépond parfoisà des paroles qui n’ont pas été dites, Pierre Munier répondit à cesourire :

– Mais que voulais-tu donc que je fisse, monDieu ?

Et il attendit la réponse de l’enfant,tourmenté de cetteinquiétude vague qu’on ne s’avoue point à soi-même, et qui,cependant, vousagite, lorsqu’on attend, d’un inférieur qu’on redoute malgré soi,l’appréciationd’un fait accompli.

Georges ne répondit rien ; mais, tournantla tête versle fond de la place :

– Mon père, répondit-il, voilà les nègres quisont là-bas etqui attendent un chef.

– Eh bien, tu as raison, Georges, s’écriajoyeusement Jacques,déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, etfaisant, sanss’en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander àceux-ci qued’obéir à ceux-là.

Et Pierre Munier, cédant au conseil donné parle plus jeunede ses fils et à l’impulsion imprimée par l’autre, s’avança versles nègres, qui,en discussion sur le chef qu’ils se choisiraient, n’eurent pas plustôt aperçucelui que tout homme de couleur respectait dans l’île à l’égal d’unpère, qu’ilsse groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, etle prièrentde les conduire au combat.

Alors il s’opéra un changement étrange danscet homme. Lesentiment de son infériorité, qu’il ne pouvait vaincre en face desblancs, disparut,et fit place à l’appréciation de son propre mérite : sa grandetaillecourbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu’il avaittenus humblementbaissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie,lancèrent desflammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accentde fermetéterrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que,rejetant sacarabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que,étendant sonbras nerveux vers l’ennemi, il cria à son tour :

– En avant !

Puis, jetant un dernier regard au plus jeunede ses enfants,rentré sous la protection du nègre à la veste bleue, et qui, pleind’orgueilleusejoie, frappait ses deux mains l’une contre l’autre, il disparutavec sa noireescorte à l’angle de la même rue par laquelle venaient dedisparaître la troupede ligne et les gardes nationaux, en criant une dernière fois aunègre à laveste bleue :

– Télémaque, veille sur mon fils !

La ligne de défense se divisait en troisparties. À gauchele bastion Fanfaron, assis sur le bord de la mer et armé dedix-huit canons ;au milieu, le retranchement proprement dit, bordé de vingt-quatrepièces d’artillerie,et, à droite, la batterie Dumas, protégée seulement par six bouchesà feu.

L’ennemi vainqueur, après s’être avancéd’abord en troiscolonnes sur les trois points différents, abandonna les deuxpremiers, dont ilreconnut la force, pour se rabattre sur le troisième, qui, nonseulement, commenous l’avons dit, était le plus faible, mais qui encore n’étaitdéfendu que parles artilleurs nationaux ; cependant, contre toute attente, àla vue decette masse compacte qui marchait sur elle avec la terriblerégularité de ladiscipline anglaise, cette belliqueuse jeunesse, au lieu des’intimider, courutà son poste, manœuvrant avec la prestesse et l’habileté de vieuxsoldats etfaisant un feu si bien nourri et si bien dirigé, que là troupeennemie crut s’êtretrompée sur la force de la batterie et sur les hommes qui laservaient ;néanmoins, elle avançait toujours, car plus cette batterie étaitmeurtrière, plusil était urgent d’éteindre son feu. Mais alors la maudite se fâchatout à fait,et, pareille à un bateleur qui fait oublier un tour incroyable parun tour plusincroyable encore, elle redoubla ses volées, faisant suivre lesboulets de lamitraille, et la mitraille des boulets avec une telle rapidité, quele désordrecommença à se mettre dans les rangs ennemis. En même temps, etcomme lesAnglais étaient arrivés à portée de mousquet, la fusillade commençaà pétillerà son tour, si bien que, voyant ses rangs éclaircis par les balleset des filesentières emportées par les boulets, l’ennemi, étonné de cetterésistance aussiénergique qu’inattendue, plia et fit un pas en arrière.

Sur l’ordre du capitaine général, la troupe deligne et lebataillon national, qui s’étaient réunis sur le point menacé,sortirent alors, l’uneà gauche, l’autre à droite, et, la baïonnette en avant,s’avancèrent au pas decharge sur les flancs de l’ennemi, tandis que la formidablebatterie continuaitde le foudroyer en tête : la troupe exécuta sa manœuvre avecla précisionqui lui était habituelle, tomba sur les Anglais, fit sa trouée dansleurs rangs,et redoubla le désordre. Mais, soit qu’il fût emporté par savaleur, soit qu’ilexécutât maladroitement le mouvement ordonné, le bataillonnational, commandépar M. de Malmédie, au lieu de tomber sur le flanc gaucheet d’opérerune attaque parallèle à celle qu’exécutait la troupe de ligne, fitune faussemanœuvre, et vint heurter les Anglais de front. Dès lors force futà labatterie de cesser son feu, et, comme c’était ce feu surtout quiintimidait l’ennemi,l’ennemi n’ayant plus affaire qu’à un nombre d’hommes inférieur àlui, repritcourage, et revint sur les nationaux, qui, il faut le dire à leurgloire, soutinrentle choc sans reculer d’un seul pas. Cependant cette résistance nepouvait durerde la part de ces braves gens, placés entre un ennemi mieuxdiscipliné qu’euxet qui leur était dix fois supérieur en nombre, et la batteriequ’ils forçaientà se taire pour qu’elle ne les écrasât pas eux-mêmes ; ilsperdaient àchaque instant un si grand nombre d’hommes, qu’ils commençaient àreculer.Bientôt, par une manœuvre habile, la gauche des Anglais déborda ladroite dubataillon des nationaux, alors sur le point d’être enveloppés, etqui, tropinexpérimentés pour opposer le carré au nombre, furent regardéscomme perdus.En effet, les Anglais continuaient leur mouvement progressif, et,pareils à unemarée qui monte, ils allaient envelopper de leurs flots cette îled’hommes, lorsquetout à coup les cris de France ! France ! retentirent surlesderrières de l’ennemi. Une effroyable fusillade leur succéda, puisun silenceplus sombre et plus terrible qu’aucun bruit suivit lafusillade.

Une étrange ondulation se promena sur lesdernières lignesde l’ennemi et se fit sentir jusqu’aux premiers rangs ; leshabits rougesse courbaient sous une vigoureuse charge à la baïonnette, comme desépis mûrssous la faucille du moissonneur ; c’était à leur tour d’êtreenveloppés, c’étaità leur tour de faire face à la fois à droite, à gauche et en tête.Mais lerenfort qui venait d’arriver ne leur donnait pas de relâche, ilpoussaittoujours, de sorte qu’au bout de dix minutes, il s’était, à traversunesanglante trouée, fait jour jusqu’au malencontreux bataillon etl’avait dégagé ;alors, et voyant le but qu’ils s’étaient proposé rempli, lesnouveaux arrivantss’étaient repliés sur eux-mêmes, avaient pivoté sur la gauche endécrivant uncercle, et étaient retombés au pas de charge sur le flanc del’ennemi. De soncôté, M. de Malmédie, calquant instinctivement la mêmemanœuvre, avaitdonné une impulsion pareille à son bataillon, si bien que labatterie, sevoyant démasquée, ne perdit pas de temps, et, s’enflammant denouveau vintseconder les efforts de cette triple attaque, eu vomissant surl’ennemi desflots de mitraille. De ce moment la victoire fut décidée en faveurdesFrançais.

Alors M. de Malmédie, se sentanthors de danger, jetaun coup d’œil sur ses libérateurs, qu’il avait déjà entrevus, maisqu’il avaithésité à reconnaître, tant il lui en coûtait de devoir son salut àde telshommes. C’était, en effet, ce corps de noirs tant méprisé par luiqui l’avaitsuivi dans sa marche, et qui l’avait rejoint si à temps au combat,et, à latête de ce corps, c’était Pierre Munier ; Pierre Munier, qui,voyant queles Anglais, en enveloppant M. de Malmédie, luiprésentaient le dos, étaitvenu avec ses trois cents hommes les prendre en queue et lesculbuter ; c’étaitPierre Munier qui après avoir combiné cette manœuvre avec le génied’un général,l’avait exécutée avec le courage d’un soldat, et qui, à cetteheure, seretrouvant sur un terrain où il n’avait plus que la mort àcraindre, se battaiten avant de tous, redressant sa grande taille, l’œil allumé, lesnarinesouvertes, le front découvert, les cheveux au vent, enthousiaste,téméraire, sublime !C’était Pierre Munier, enfin, dont la voix s’élevait de temps entemps aumilieu de la mêlée, dominant toute cette grande rumeur pour pousserle cri :

– En avant !

Puis, comme, en effet, en le suivant, onavançait toujours, commele désordre se mettait de plus en plus dans les rangs anglais, enentendit lecri :

– Au drapeau ! au drapeau,camarades !

On le vit s’élancer au milieu d’un grouped’Anglais, tomber,se relever, s’enfoncer dans les rangs, puis, au bout d’un instant,reparaître, leshabits déchirés, le front sanglant, mais le drapeau à la main.

En ce moment, le général, craignant que lesvainqueurs, en s’engageanttrop avant à la poursuite des Anglais, ne tombassent dans quelquepiège, donnal’ordre de la retraite. La ligne obéit la première, emmenant sesprisonniers, lagarde nationale emportant ses morts ; enfin les noirsvolontairesfermèrent la marche, environnant leur drapeau.

La ville tout entière était accourue sur leport, on sefoulait, on se pressait pour voir les vainqueurs, car, dans leurignorance, leshabitants de Port-Louis croyaient que l’on avait eu affaire àl’armée ennemietout entière, et espéraient que les Anglais, si vigoureusementrepoussés, ne viendraientplus à la charge ; aussi, à chaque corps qui passait, onjetait denouveaux vivats, tout le monde était fier, tout le monde étaitvainqueur, on nese possédait plus. Un bonheur inattendu remplit le cœur, unavantage inespérétourne la tête ; or, les habitants s’attendaient bien à larésistance, maisnon au succès ; aussi, lorsqu’on vit la victoire déclaréeaussicomplètement, hommes, femmes, vieillards, enfants, jurèrent, d’uneseule voixet d’un seul cri, de travailler aux retranchements, et de mourir,s’il lefallait, pour leur défense. Excellentes promesses, sans doute, etque chacunfaisait avec l’intention de les tenir, mais qui ne valaient pas, àbeaucoupprès, l’arrivée d’un autre régiment si un autre régiment eût puarriver !

Mais, au milieu de cette ovation générale, nulobjet n’attiraittant les regards que le drapeau anglais et celui qui l’avaitpris ; c’étaient,autour de Pierre Munier et de son trophée, des exclamations et desétonnementssans fin, auxquels les nègres répondaient par des rodomontades,tandis que leurchef, redevenu l’humble mulâtre que nous connaissons, satisfaisait,avec unepolitesse craintive, aux questions adressées par chacun. Deboutprès duvainqueur et appuyé sur son fusil à deux coups, qui n’était pasresté muet dansl’action et dont la baïonnette était teinte de sang, Jacquesredressaitfièrement sa tête épanouie, tandis que Georges, qui s’était échappédes mainsde Télémaque, et qui avait rejoint son père sur le port, serraitconvulsivementsa main puissante, et essayait inutilement de retenir dans ses yeuxles larmesde joie qui en tombaient malgré lui.

À quelques pas de Pierre Munier était, de soncôté,M. de Malmédie, non plus frisé et épinglé comme ill’était au momentdu départ, mais la cravate déchirée, le jabot en pièces et couvertde sueur etde poussière : lui aussi était entouré et félicité par safamille ;mais les félicitations qu’il recevait étaient celles qu’on adresseà l’hommequi vient d’échapper à un danger, et non pas ces louanges qu’onprodigue à unvainqueur. Aussi, au milieu de ce concert d’attendrissantesinquiétudes, paraissait-ilassez embarrassé, et, pour garder bonne contenance, demandait-il àgrands crisce qu’était devenu son fils Henri et son nègre Bijou, lorsqu’on lesvitparaître tous les deux fendant la foule, Henri pour se jeter dansles bras deson père, et Bijou pour féliciter son maître.

En ce moment, on vint dire à Pierre Munierqu’un nègre quiavait combattu sous lui et qui avait reçu une blessure mortelle,ayant ététransporté dans une maison du port, et se sentant sur le pointd’expirer, demandaità le voir. Pierre Munier regarda autour de lui, cherchant Jacques,afin de luiconfier son drapeau ; mais Jacques avait retrouvé son ami lechienmalgache, qui, à son tour, était venu lui faire ses complimentscomme lesautres ; il avait posé son fusil à terre, et l’enfant,reprenant le dessussur le jeune homme, il se roulait à cinquante pas de là avec lui.Georges vit l’embarrasde son père, et, tendant la main :

– Donnez-le-moi, mon père, dit-il ; moi,je vous legarderai.

Pierre Munier sourit, et, comme il ne croyaitpas quepersonne osât toucher au glorieux trophée sur lequel lui seul avaitdes droits,il embrassa Georges au front, lui remit le drapeau, que l’enfantmaintintdebout à grand-peine, en le fixant de ses deux mains sur sapoitrine, et s’élançavers la maison, où l’agonie d’un de ses braves volontairesréclamait saprésence.

Georges demeura seul ; mais l’enfantsentaitinstinctivement que, pour être seul, il n’était point isolé :la gloirepaternelle veillait sur lui, et, l’œil rayonnant d’orgueil, ilpromena sonregard sur la foule qui l’entourait ; ce regard heureux etbrillantrencontra alors celui de l’enfant au col brodé, et devintdédaigneux. Celui-ci,de son côté, contemplait envieusement Georges, et se demandait sansdoute à sontour pourquoi son père, lui aussi, n’avait pas enlevé un drapeau.Cetteinterrogation l’amena sans doute tout naturellement à se dire que,faute d’undrapeau à soi, il fallait accaparer celui d’autrui. Car, s’étantapprochécavalièrement de Georges, qui, bien qu’il vît son intentionhostile, ne fit pasun pas en arrière :

– Donne-moi ça, lui dit-il.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandaGeorges.

– Ce drapeau, reprit Henri.

– Ce drapeau n’est pas à toi. Ce drapeau est àmon père.

– Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Je leveux !

– Tu ne l’auras pas.

L’enfant au col brodé avança alors la mainpour saisir lalance de l’étendard, démonstration à laquelle Georges ne réponditqu’en sepinçant les lèvres, en devenant plus pâle que d’habitude et enfaisant un pasen arrière. Mais ce pas de retraite ne fit qu’encourager Henri,qui, comme tousles enfants gâtés, croyait qu’il n’y avait qu’à désirer pour avoir.Il fit deuxpas en avant, et, cette fois, prit si bien ses mesures, qu’ilempoigna le bâton,en criant de toute la force de sa petite voix colère :

– Je te dis que je veux ça.

– Et moi, je te dis que tu ne l’auras pas,répéta Georges enle repoussant d’une main, tandis que, de l’autre, il continuait deserrer ledrapeau conquis sur sa poitrine.

– Ah ! mauvais mulâtre, tu oses metoucher ? s’écriaHenri. Eh bien, tu vas voir.

Et, tirant alors son petit sabre du fourreauavant queGeorges eût eu le temps de se mettre en défense, il lui en donna detoute saforce un coup sur le haut du front. Le sang jaillit aussitôt de lablessure etcoula le long du visage de l’enfant.

– Lâche ! dit froidement Georges.

Exaspéré par cette insulte, Henri allaitredoubler, lorsqueJacques, d’un seul bond se retrouvant près de son frère, envoya,d’un vigoureuxcoup de poing appliqué au milieu du visage, l’agresseur rouler àdix pas de là,et, sautant sur le sabre que celui-ci avait laissé tomber dans laculbute qu’ilvenait de faire, il le brisa en trois ou quatre morceaux, crachadessus, et luien jeta les débris.

Ce fut au tour de l’enfant au col brodé àsentir le sanginonder son visage ; mais son sang à lui avait jailli sous uncoup depoing, et non sous un coup de sabre.

Toute cette scène s’était passée sirapidement, que ni M. de Malmédie,qui, comme nous l’avons dit, était à vingt pas de là occupé àrecevoir lesfélicitations de sa famille, ni Pierre Munier, qui sortait de lamaison où lenègre venait d’expirer, n’eurent le temps de la prévenir ; ilsassistèrentseulement à la catastrophe, et accoururent tous les deux en mêmetemps :Pierre Munier, haletant, oppressé, tremblant ;M. de Malmédie, rougede colère, étouffant d’orgueil.

Tous deux se rencontrèrent en avant deGeorges.

– Monsieur, s’écria M. de Malmédied’une voixétouffée, Monsieur, avez vous vu ce qui vient de sepasser ?

– Hélas ! oui, monsieur de Malmédie,répondit PierreMunier, et croyez bien que, si j’avais été là, cet événementn’aurait pas eulieu.

– En attendant, Monsieur, en attendant,s’écria M. de Malmédie,votre fils a porté la main sur le mien. Le fils d’un mulâtre a eul’audace deporter la main sur le fils d’un blanc.

– Je suis désespéré de ce qui vient d’arriver,monsieur deMalmédie, balbutia le pauvre père, et je vous en fais bienhumblement mesexcuses.

– Vos excuses, Monsieur, vos excuses, repritl’orgueilleuxcolon se redressant au fur et à mesure que son interlocuteurs’abaissait.Croyez-vous que cela suffise, vos excuses ?

– Que puis-je de plus, Monsieur ?

– Ce que vous pouvez ? ce que vouspouvez ? répétaM. de Malmédie, embarrassé lui-même pour fixer lasatisfaction qu’ildésirait obtenir ; vous pouvez faire fouetter le misérable quia frappémon Henri.

– Me faire fouetter, moi ? dit Jacques enramassant sonfusil à deux coups et en redevenant d’enfant homme. Eh bien, venezdonc vous yfrotter un peu, vous, monsieur de Malmédie ?

– Taisez-vous, Jacques ; tais-toi monenfant, s’écriaPierre Munier.

– Pardon, mon père, dit Jacques, mais j’airaison, et je neme tairai pas. M. Henri est venu donner un coup de sabre à monfrère, quine lui faisait rien ; et moi, j’ai donné un coup de poing àM. Henri ;M. Henri a donc tort et c’est donc moi qui ai raison.

– Un coup de sabre à mon fils ? un coupde sabre à monGeorges ? Georges, mon enfant chéri ? s’écria PierreMunier en s’élançantvers son fils. Est-ce vrai que tu es blessé ?

– Ce n’est rien, mon père, dit Georges.

– Comment ! ce n’est rien, s’écria PierreMunier ;mais tu as le front ouvert. Monsieur, reprit-il en se tournant versM. de Malmédie,mais, voyez, Jacques disait vrai ; votre fils a failli tuer lemien.

M de Malmédie se retourna vers Henri, et,comme il n’y avaitpas moyen de résister à l’évidence :

– Voyons, Henri, dit le chef de bataillon,comment la choseest-elle arrivée ?

– Papa, dit Henri, ce n’est pas ma faute j’aivoulu avoir ledrapeau pour te l’apporter, et ce vilain n’a pas voulu me ledonner.

– Et pourquoi n’as-tu pas voulu donner cedrapeau à mon fils,petit drôle ? demanda M. de Malmédie.

– Parce que ce drapeau n’est ni à votre fils,ni à vous ni àpersonne ; parce que ce drapeau est à mon père.

– Après ? demandaM. de Malmédie continuant d’interrogerHenri.

– Après, voyant qu’il ne voulait pas me ledonner, j’aiessayé de le prendre. C’est alors que ce grand brutal est venu, quim’a donnéun coup de poing dans la figure.

– Ainsi, voilà comme la chose s’estpassée ?

– Oui, mon père.

– C’est un menteur, dit Jacques, et je ne luiai donné uncoup de poing que quand j’ai vu couler le sang de mon frère ;sans cela, jen’eusse point frappé.

– Silence, vaurien ! s’écriaM. de Malmédie.

Puis, s’avançant vers Georges :

– Donne-moi ce drapeau, dit-il.

Mais Georges, au lieu d’obéir à cet ordre, fitde nouveau unpas en arrière, en serrant de toute sa force le drapeau contre sapoitrine.

– Donne-moi ce drapeau, répétaM. de Malmédie avecun ton de menace qui indiquait que, s’il n’était pas fait droit àsa demande, ilallait se livrer aux dernières extrémités.

– Mais, Monsieur, murmura Pierre Munier, c’estmoi qui aipris le drapeau aux Anglais.

– Je le sais bien, Monsieur ; mais il nesera pas ditqu’un mulâtre aura impunément tenu tête à un homme comme moi.Donnez-moi cedrapeau.

– Cependant, Monsieur…

– Je le veux, je l’ordonne ; obéissez àvotre officier.

Pierre Munier eut bien l’idée derépondre : « Vousn’êtes pas mon officier, Monsieur, puisque vous n’avez pas voulu demoi pourvotre soldat » mais les paroles expirèrent sur seslèvres ; sonhumilité habituelle reprit le dessus sur son courage. Ilsoupira ; et, quoiquecette obéissance à un ordre si injuste lui fît gros cœur, il ôtalui-même ledrapeau des mains de Georges, qui cessa dès lors d’opposer aucunerésistance, etle remit au chef de bataillon, qui s’éloigna chargé du trophéevolé.

Cela était incroyable, étrange, misérable,n’est-ce pas, devoir une nature d’homme si riche, si vigoureuse, si caractérisée,céder sansrésistance à cette autre nature si vulgaire, si plate, si mesquine,si communeet si pauvre ? Mais cela était ainsi ; et, ce qu’il y ade plusextraordinaire, c’est que cela n’étonna personne ; car, dansdescirconstances, non pas semblables, mais équivalentes, cela arrivaittous lesjours aux colonies : aussi, habitué dès son enfance àrespecter les blancscomme des hommes d’une race supérieure, Pierre Munier s’était toutesa vielaissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle ilvenait de céderencore, sans même tenter de faire résistance. Il se rencontre deces héros quilèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devantun préjugé.Le lion attaque l’homme, cette image terrestre de Dieu, et s’enfuitépouvanté, dit-on,lorsqu’il entend le chant du coq.

Quant à Georges, qui, en voyant couler sonsang, n’avait paslaissé échapper une seule larme, il éclata en sanglots dès qu’il seretrouvales mains vides en face de son père, qui le regardait tristementsans essayermême de le consoler. De son côté, Jacques se mordait les poings decolère, etjurait qu’un jour il se vengerait de Henri, deM. de Malmédie et detous les blancs.

Dix minutes à peine après la scène que nousvenons deraconter, un messager couvert de poussière accourut, annonçant queles Anglaisdescendaient par les plaines Williams et la Petite-Rivière, aunombre de dixmille ; puis, presque aussitôt, la vigie, placée sur le mornede laDécouverte, signala l’arrivée d’une nouvelle escadre anglaise qui,jetant l’ancredans la baie, de la Grande-Rivière, déposa cinq mille hommes sur lacôte. Enfin,en même temps, on apprit que le corps d’armée repoussé le matins’était ralliésur les bords de la rivière des Lataniers, et était prêt à marcherde nouveausur Port-Louis, en combinant ses mouvements avec les deux autrescorps d’invasionqui s’avançaient, l’un par l’anse Courtois, et l’autre par leRéduit. Il n’yavait plus moyen de résister à de pareilles forces ; aussi,aux quelquesvoix désespérées qui, en appelant au serment fait le matin devaincre ou mourir,demandaient le combat, le capitaine général répondit-il enlicenciant la gardenationale et les volontaires, et en déclarant que, chargé despleins pouvoirsde Sa Majesté l’empereur Napoléon, il allait traiter avec lesAnglais de lareddition de la ville.

Il n’y avait que des insensés qui eussent puessayer decombattre une pareille mesure ; vingt-cinq mille hommes enenveloppaientquatre mille à peine ; aussi, sur l’injonction du capitainegénéral, chacunse retira-t-il chez soi ; de sorte que la ville resta occupéeseulementpar la troupe réglée.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre, lacapitulation fut arrêtéeet signée ; à cinq heures du matin, elle fut approuvée etéchangée ;le même jour, l’ennemi occupa les lignes ; le lendemain, ilpritpossession de la ville et de la rade.

Huit jours après, l’escadre françaiseprisonnière sortit duport à pleines voiles, emmenant la garnison tout entière, pareilleà une pauvrefamille chassée du toit paternel ; aussi, tant qu’on putapercevoir ladernière ondulation du dernier drapeau, la foule demeura-t-elle surle quai ;mais, lorsque la dernière frégate eut disparu, chacun tira de soncôté morne etsilencieux. Deux hommes restèrent seuls et les derniers sur leport : c’étaientle mulâtre Pierre Munier et le nègre Télémaque.

– Mosié Munier, nous va monter là-haut, lamontagne ; nouscapables voir encore petits maîtres Jacques et Georges.

– Oui, tu as raison, mon bon Télémaque,s’écria PierreMunier, et, si nous ne les voyons pas, eux, nous verrons au moinsle bâtimentqui les emporte.

Et Pierre Munier, s’élançant avec la rapiditéd’un jeunehomme, gravit en un instant le morne de la Découverte, du hautduquel il put, jusqu’àla nuit, du moins, suivre des yeux, non pas ses fils, la distance,comme il l’avaitprévu, était trop grande pour qu’il pût les distinguer encore, maisla frégate laBellone, à bord de laquelle ils étaient embarqués.

En effet, Pierre Munier, quelque chose qu’illui en coûtât, s’étaitdécidé à se séparer de ses enfants, et les envoyait en France, souslaprotection du brave général Decaen. Jacques et Georges partaientdonc pourParis, recommandés à deux ou trois des plus riches négociants de lacapitale, aveclesquels Pierre Munier était depuis longtemps en relationd’affaires. Leprétexte de leur départ était leur éducation à faire. La causeréelle de leurabsence était la haine bien visible que M. de Malmédieleur avaitvouée à tous deux depuis le jour de la scène du drapeau, haine delaquelle leurpauvre père tremblait, surtout avec leur caractère bien connu,qu’ils nefussent victimes un jour ou l’autre.

Quant à Henri, sa mère l’aimait trop pour seséparer de lui.D’ailleurs, qu’avait-il donc besoin de savoir ? si ce n’estque tout hommede couleur était né pour le respecter et lui obéir.

Or, comme nous l’avons vu, c’était une choseque Henrisavait déjà.

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