Georges

Chapitre 21Le refus

À deux lieues à peu près de l’habitation deson père, Georges rejoignit Miko-Miko, qui revenait àPort-Louis ; il arrêta son cheval, fit signe au Chinois des’approcher de lui, lui dit à l’oreille quelques mots, auxquelsMiko-Miko répondit par un signe d’intelligence, et il continua sonchemin.

En arrivant au pied de la montagne de laDécouverte, Georges commença à rencontrer des personnes de laville ; il interrogea des yeux avec soin le visage de cespromeneurs, mais il n’aperçut sur les différentes physionomies quele hasard amenait sur son chemin aucun symptôme qui pût lui fairecroire que le projet de révolte qui devait être mis par lui àexécution le soir eût le moins du monde transpiré. Il continua saroute, traversa le camp des Noirs et entra dans la ville.

La ville était calme ; chacun paraissaitoccupé de ses affaires personnelles ; aucune préoccupationgénérale ne planait sur la population. Les bâtiments se balançaientcalmés et abrités dans le port. La pointe aux Blagueurs étaitgarnie de ses flâneurs habituels ; un navire américain,arrivant de Calcutta, jetait l’ancre devant le Chien-de-Plomb.

La présence de Georges parut cependant faireune certaine sensation ; mais il était évident que cettesensation se rattachait à l’affaire des courses, et à l’insulteinouïe faite par un mulâtre à un blanc. Plusieurs groupes cessèrentmême évidemment, à l’aspect du jeune homme, de causer des affairesen ce moment sur le tapis pour suivre Georges du regard, etéchanger tout bas quelques paroles d’étonnement sur cette audacequ’il avait de reparaître dans la ville ; mais Georgesrépondit à leurs regards par un regard si hautain, à leurschuchotements par un sourire si dédaigneux, que les regards sebaissèrent, ne pouvant supporter le rayon d’amère supériorité quitombait de ses yeux.

D’ailleurs, la crosse ciselée d’une paire depistolets à deux coups sortait de chacune de ses fontes.

Ce furent les soldats et les officiers queGeorges rencontra sur sa route qui furent surtout l’objet de sonattention. Mais soldats et officiers avaient cette physionomietranquillement ennuyée de gens transportés d’un monde dans unautre, et condamnés à un exil de quatre mille lieues. Certes, siles uns et les autres eussent su que Georges leur ménageait del’occupation pour la nuit, ils eussent eu l’air, sinon plus joyeux,du moins plus affairés.

Toutes les apparences rassuraient doncGeorges.

Il arriva ainsi à la porte du gouvernement,jeta la bride de son cheval aux mains d’Ali, et lui recommanda dene point quitter la place. Puis il traversa la cour, monta leperron et entra dans l’antichambre.

L’ordre avait été donné d’avance auxdomestiques d’introduire M. Georges Munier aussitôt qu’il seprésenterait. Un domestique marcha donc devant le jeune homme,ouvrit la porte du salon et l’annonça.

Georges entra.

Dans ce salon étaient lord Murrey,M. de Malmédie et Sara.

Au grand étonnement de Sara, dont les yeux seportèrent immédiatement sur le jeune homme, la figure de Georgesexprima plutôt à sa vue une sensation pénible que joyeuse ;son front se plissa légèrement, ses sourcils se rapprochèrent, etun sourire presque amer glissa sur sa bouche.

Sara qui s’était levée vivement, sentit sesgenoux plier sous elle, et retomba lentement sur son fauteuil.

M. de Malmédie se tint debout etimmobile comme il était, se contentant d’incliner légèrement latête ; lord Williams Murrey fit deux pas vers Georges et luiprésenta la main.

– Mon jeune ami, lui dit-il, je suis heureuxde vous annoncer une nouvelle qui, je l’espère, comblera tous vosdésirs ; M. de Malmédie, jaloux d’éteindre toutesces distinctions de couleur et toutes ces rivalités de castes qui,depuis deux cents ans, font le malheur, non seulement de l’île deFrance, mais des colonies en général, M. de Malmédieconsent à vous accorder la main de sa nièce, mademoiselle Sara deMalmédie.

Sara rougit et leva imperceptiblement les yeuxsur le jeune homme ; mais Georges se contenta de s’inclinersans répondre. M. de Malmédie et lord Murrey leregardèrent avec étonnement.

– Mon cher monsieur de Malmédie, dit lordMurrey en souriant, je vois bien que notre incrédule ami ne s’enrapporte pas à ma seule parole ; dites-lui donc que vous luiaccordez la demande qu’il vous a faite, et que vous désirez quetout souvenir d’animosité, ancien et récent, soit oublié entre vosdeux familles.

– C’est vrai, Monsieur, ditM. de Malmédie en s’imposant visiblement un grand effortsur lui-même, et M. le gouverneur vient de vous faire part demes sentiments. Si vous avez quelque rancune de certain événementarrivé lors de la prise de Port-Louis, oubliez-la, comme mon filsoubliera, je vous le promets en son nom, l’injure bien autrementgrave que vous lui avez faite récemment. Quant à votre union avecma nièce, M. le gouverneur vous l’a dit, j’y donne monconsentement, et à moins que, aujourd’hui, ce ne soit vous quirefusiez…

– Oh ! Georges ! s’écria Saraemportée par un premier mouvement.

– Ne vous hâtez pas de me juger sur maréponse, Sara, répondit le jeune homme, car ma réponse m’est,croyez-le bien, imposée par d’impérieuses nécessités. Sara, devantDieu et devant les hommes, Sara, depuis la soirée du pavillon,depuis la nuit du bal, depuis le jour où je vous ai vue pour lapremière fois, Sara, vous êtes ma femme : aucune autre quevous ne portera un nom que vous n’avez pas dédaigné, malgré sonabaissement ; tout ce que je vais dire est donc une questionde forme et de temps.

Georges se retourna vers le gouverneur.

– Merci, milord, continua-t-il, merci ;je reconnais dans ce qui se passe aujourd’hui l’appui de votregénéreuse philanthropie et de votre bienveillante amitié. Mais, dujour où M. de Malmédie m’a refusé sa nièce, oùM. Henri m’a insulté pour la seconde fois, où j’ai cru devoirme venger de ce refus et de cette insulte par une injure publique,ineffaçable, infamante, j’ai rompu avec les blancs ; il n’y aplus de rapprochement possible entre nous. M. de Malmédiepeut faire, dans une combinaison, dans un calcul, dans uneintention que je ne comprends pas, moitié du chemin mais je neferai pas l’autre. Si mademoiselle Sara m’aime, mademoiselle Saraest libre, maîtresse de sa main, maîtresse de sa fortune, c’est àelle de se grandir encore à mes propres yeux en descendant jusqu’àmoi, et non à moi de m’abaisser aux siens en essayant de monterjusqu’à elle.

– Oh ! monsieur Georges, s’écria Sara,vous savez bien…

– Oui, je sais, dit Georges, que vous êtes unenoble jeune fille, un cœur dévoué, une âme pure. Je sais que vousviendrez à moi, Sara, malgré tous les obstacles, tous lesempêchements, tous les préjugés. Je sais que je n’ai qu’à vousattendre et que je vous verrai un jour apparaître, et je sais celajustement parce que, le sacrifice étant de votre côté, vous avezdéjà décidé, dans votre généreuse pensée, que vous me feriez cesacrifice. Mais quant à vous, monsieur de Malmédie, quant à votrefils, quant à M. Henri, qui consent à ne pas se battre avecmoi à la condition qu’il me fera fouetter par ses amis ;oh ! entre nous c’est une guerre éternelle,entendez-vous ? c’est une haine mortelle qui ne s’éteindra dema part que dans le sang ou dans le mépris : que votre filschoisisse donc.

– Monsieur le gouverneur, répondit alorsM. de Malmédie avec plus de dignité qu’on n’aurait pu enattendre de sa part, vous le voyez, de mon côté, j’ai fait ce quej’ai pu : j’ai sacrifié mon orgueil, j’ai oublié l’ancienneinjure et l’injure nouvelle, mais je ne puis convenablement faired’avantage, et il faut que je m’en tienne à la déclaration deguerre que me fait Monsieur. Seulement, nous attendrons l’attaqueen nous tenant sur la défensive. Maintenant Mademoiselle, continuaM. de Malmédie en se tournant vers Sara, comme le ditMonsieur, vous êtes libre de votre cœur, libre de votre main, librede votre fortune ; faites donc à votre volonté : restezavec Monsieur, ou suivez-moi.

– Mon oncle, dit Sara, il est de mon devoir devous suivre. Adieu, Georges ! Je ne comprends rien à ce quevous avez fait aujourd’hui ; mais sans doute que vous avezfait ce que vous deviez faire.

Et, faisant une révérence pleine de calme etde dignité au gouverneur, Sara sortit avecM. de Malmédie.

Lord Williams Murrey les accompagna jusqu’à laporte, sortit avec eux et rentra un instant après.

Son regard interrogateur rencontra le regardferme de Georges, et il y eut un instant de silence entre ces deuxhommes qui, grâce à leur nature élevée, se comprenaient si bienl’un l’autre.

– Ainsi, dit le gouverneur, vous avezrefusé ?

– J’ai cru devoir agir ainsi, milord.

– Pardon si j’ai l’air de vousinterroger ; mais puis-je savoir quel sentiment vous a dictévotre refus ?

– Le sentiment de ma propre dignité.

– Ce sentiment est-il le seul ? demandale gouverneur.

– S’il y en a un autre, milord, permettez-moide le tenir secret.

– Écoutez, Georges, dit le gouverneur aveccette espèce d’abandon qui avait d’autant plus de charme chez lui,qu’on sentait qu’il était complètement en dehors de sa naturefroide et composée, écoutez : du moment où je vous airencontré à bord du Leycester, du moment où j’ai puapprécier les hautes qualités qui vous distinguent, mon désir a étéde faire de vous le lien qui réunirait dans cette île deux castesopposées l’une à l’autre. J’ai commencé par pénétrer vossentiments, puis vous m’avez fait le confident de votre amour, etje me suis prêté à la demande que vous m’avez adressée d’être votreintermédiaire, votre parrain, votre second. Pour ceci, Georges,reprit lord Murrey répondant à l’inclination de tête que luifaisait Georges, pour ceci, mon jeune ami, vous ne me devez aucunremerciement ; vous alliez vous-même au-devant de mesvœux ; vous secondiez mon plan de conciliation ; vousaplanissiez mes projets politiques. Je vous accompagnai donc chezM. de Malmédie, et j’appuyai votre demande de toutel’autorité de ma présence, de tout le poids de mon nom.

– Je le sais, milord, et je vous remercie.Mais, vous l’avez vu vous-même, ni le poids de votre nom, touthonorable qu’il est, ni l’autorité de votre présence, quelqueflatteuse qu’elle dût être, ne purent m’épargner un refus.

– J’en ai souffert autant que vous, Georges.J’ai admiré votre calme, et j’ai compris à votre sang-froid quevous vous ménagiez une terrible revanche. Cette revanche, le jourdes courses, vous l’avez prise en face de tous, et, de ce jour,j’ai encore compris que, selon toute probabilité, il me faudraitrenoncer à mes projets de conciliation.

– Je vous avais prévenu en vous quittant,milord.

– Oui, je le sais ; maisécoutez-moi : je ne me suis pas regardé comme battu ; jeme suis présenté hier chez M. de Malmédie, et, à force deprières et d’instances, et en abusant presque de l’influence que medonne ma position, j’ai obtenu du père qu’il oublierait sa vieillehaine contre votre père, du fils, qu’il oublierait sa jeune hainecontre vous, de tous deux, qu’ils consentiraient au mariage demademoiselle de Malmédie.

– Sara est libre, milord, interrompit vivementGeorges et, pour devenir ma femme, Dieu merci, elle n’a besoin duconsentement de personne.

– Oui, j’en conviens, reprit legouverneur ; mais, quelle différence aux yeux de tous, je vousle demande, d’enlever furtivement une jeune fille de la maison deson tuteur ou de la recevoir publiquement de la main de safamille ! Consultez votre orgueil, monsieur Munier, et voyezsi je ne lui avais pas ménagé une suprême satisfaction, un triompheauquel lui-même ne s’attendait pas.

– C’est vrai répondit Georges.Malheureusement, ce consentement arrive trop tard.

– Trop tard ! Et pourquoi cela, troptard ? reprit le gouverneur.

– Dispensez-moi de vous répondre sur ce point,milord. C’est mon secret.

– Votre secret, pauvre jeune homme ! Ehbien, voulez-vous que je vous le dise, moi, ce secret que vous nevoulez pas me dire ?

Georges regarda le gouverneur avec un sourired’incrédulité.

– Votre secret ! continua legouverneur ; voilà un secret bien gardé, qu’un secret confié àdix mille personnes.

Georges continua de regarder le gouverneur,mais cette fois sans sourire.

– Écoutez-moi, reprit le gouverneur :vous vouliez vous perdre, j’ai voulu vous sauver. J’ai été trouverl’oncle de Sara, je l’ai pris à part et je lui ai dit :« Vous avez mal apprécié M. Georges Munier, vous l’avezrepoussé insolemment, vous l’avez forcé de rompre ouvertement avecnous, et vous avez eu tort, car M. Georges Munier était unhomme distingué, au cœur élevé, à l’âme grande ; il y avaitquelque chose à faire de cette organisation-là, et la preuve, c’estque M. Georges Munier tient à cette heure notre vie à tousentre ses mains ; c’est qu’il est le chef d’une vasteconspiration ; c’est que, demain, à dix heures du soir c’étaithier que je lui parlais ainsi, M. Georges Munier marchera surPort-Louis à la tête de dix mille nègres. C’est que, comme nousn’avons que dix-huit cents hommes de troupes, à moins que le hasardne m’envoie une de ces idées préservatrices comme il en arriveparfois aux hommes de génie, nous sommes tous perdus ; c’estqu’après-demain, enfin, M. Georges Munier, que vous méprisez àcette heure comme descendant d’une foule d’esclaves, sera notremaître peut-être, et peut-être ne voudra pas de vous pour esclave àson tour. Eh bien, vous pouvez empêcher tout cela, Monsieur, luiai-je dit, vous pouvez sauver la colonie ; revenez sur lepassé, accordez à M. Georges la main de votre nièce, que vouslui avez refusée, et, s’il accepte, s’il veut bien accepter, car,les rôles étant changés, les prétentions peuvent être changéesaussi, eh bien, vous aurez sauvé non seulement votre vie, votreliberté, votre fortune, mais encore la liberté, la vie et lafortune de tous. »

Voilà ce que je lui ai dit ; et alors,sur mes prières, sur mes instances, sur mes ordres, il a consenti.Mais ce que j’avais prévu est arrivé ; vous étiez engagé tropavant, vous n’avez pas pu reculer.

Georges avait suivi le discours du gouverneuravec un étonnement progressif, et cependant avec un calmeparfait.

– Ainsi, lui dit-il quand il eut fini, voussavez tout, milord ?

– Mais vous le voyez, ce me semble, et je necrois pas avoir rien oublié.

– Non, reprit Georges en souriant, non, vosespions sont bien instruits ; et je vous fais mon complimentsur la façon dont votre police est faite.

– Eh bien, maintenant, dit le gouverneur,maintenant que vous connaissez le motif qui m’a fait agir, il enest temps encore : acceptez la main de Sara, réconciliez-vousavec sa famille, renoncez à vos projets insensés, et je ne saisrien, j’ignore tout, j’ai tout oublié.

– Impossible ! dit Georges.

– Songez avec quelle espèce de gens vous êtesengagé.

– Vous oubliez, milord, que ces hommes, dontvous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi ; que,méprisé par les blancs comme leur inférieur, ils m’ont reconnu,eux, pour leur chef ; vous oubliez que, au moment où ceshommes m’ont fait l’abandon de leur vie, je leur ai, moi, voué lamienne.

– Ainsi, vous refusez ?

– Je refuse.

– Malgré mes prières ?

– Excusez-moi, milord, mais je ne puis lesécouter.

– Malgré votre amour pour Sara, et malgrél’amour de Sara pour vous ?

– Malgré toutes choses.

– Réfléchissez encore.

– C’est inutile, mes réflexions sontfaites.

– C’est bien… Maintenant, Monsieur, dit lordMurrey, une dernière question.

– Dites.

– Si j’étais à votre place et que vous fussiezà la mienne, que feriez-vous ?

– Comment cela ?

– Oui ; si j’étais Georges Munier, chefd’une révolte, et vous lord Williams Murrey, gouverneur de l’île deFrance ; si vous me teniez dans vos mains comme je vous tiensdans les miennes, dites, je vous le demande une seconde fois, queferiez-vous ?

– Ce que je ferais, milord ? Jelaisserais sortir d’ici celui qui y est venu sur votre parole,croyant être appelé à un rendez-vous et non être attiré dans unguet-apens ; puis, le soir, si j’avais foi dans la justice dema cause, j’en appellerais à Dieu, afin que Dieu décidât entrenous.

– Eh bien, vous auriez tort, Georges ;car, du moment que j’aurais tiré l’épée, vous ne pourriez plus mesauver ; du moment que j’aurais allumé la révolte, il faudraitéteindre la révolte dans mon sang… Non, Georges, non ! je neveux pas qu’un homme comme vous meure sur un échafaud,entendez-vous bien ? meure comme un rebelle vulgaire, dont lesintentions seront calomniées, dont le nom sera flétri, et, pourvous sauver d’un pareil malheur, pour vous arracher à votredestinée, vous êtes mon prisonnier, Monsieur ; je vousarrête.

– Milord ! s’écria Georges en regardantautour de lui s’il n’y avait pas quelque arme dont il pûts’emparer, et avec laquelle il pût se défendre.

– Messieurs, dit le gouverneur en élevant lavoix, Messieurs, entrez, et emparez-vous de cet homme.

Quatre soldats entrèrent, conduits par uncaporal, et entourèrent Georges.

– Conduisez Monsieur à la Police, dit legouverneur : mettez-le dans la chambre que j’ai fait préparerce matin ; et, tout en veillant sévèrement sur lui, ayez soinque ni vous ni personne ne manque aux égards qui lui sont dus.

À ces mots le gouverneur salua Georges, etGeorges sortit de l’appartement.

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