Georges

Chapitre 17Les courses

C’était le samedi suivant que commençaient lesfêtes du Yamsé ; et la ville, pour ce jour, avait mis unetelle coquetterie à effacer jusqu’aux dernières traces del’ouragan, qu’on n’eût pas pu croire que, six jours auparavant,elle avait manqué d’être détruite.

Des le matin, les Lascars de mer et lesLascars de terre, réunis en une seule troupe, sortirent du campmalabar, situé hors de la ville, entre le ruisseau des Pucelles etle ruisseau Fanfaron, et précédés d’une musique barbare consistanten tambourins, flûtes et guimbardes, s’acheminèrent versPort-Louis, afin d’y faire ce qu’on appelle la quête ; lesdeux chefs marchaient à côté l’un de l’autre, vêtus selon le partiqu’ils représentaient, l’un d’une robe verte, l’autre d’une robeblanche, et portant à la main chacun un sabre nu, à l’extrémitéduquel était piquée une orange. Derrière eux s’avançaient deuxmollahs, tenant à deux mains chacun une assiette pleine de sucre etrecouverte de feuilles de roses de la Chine ; puis, à la suitedes mollahs, venait en assez bon ordre la phalange indienne.

Dès les premières maisons de la ville, laquête commença ; car, sans doute par esprit d’égalité, lesquêteurs ne méprisent pas les plus petites cases, dont l’offrande,comme celle des plus riches maisons, est destinée à couvrir unepartie des frais énormes que toute cette pauvre population a faitspour rendre la cérémonie aussi solennelle que possible. Au reste,il faut le dire, la façon de demander des quêteurs se ressent del’orgueil oriental, et loin d’être basse et servile, présentequelque chose de noble et de touchant. Après que les chefs, devantlesquels toutes portes s’ouvrent, ont salué les maîtres de lamaison en abaissant devant eux la pointe de leurs sabres, le mollahs’avance et offre aux assistants du sucre et des feuilles de rose.Pendant ce temps, d’autres Indiens, désignés par les chefs,reçoivent dans des assiettes les dons qu’on veut bien leurfaire : puis tout le monde se retire en disant :Salam. Ils semblent ainsi non pas recevoir une aumône,mais inviter les personnes étrangères à leur culte à une communionsymbolique, en partageant avec eux en frères les frais de leurculte et les dons de leur religion.

Dans les temps ordinaires, la quête s’étendnon seulement, comme nous l’avons dit, à toutes les maisons de laville, mais encore aux bâtiments qui sont dans le port, et quirentrent dans les attributions des Lascars de mer. Seulement cettefois sur le dernier point surtout, la quête fut fort restreinte, laplupart des bâtiments ayant tant souffert de l’ouragan, que leurscapitaines avaient plus besoin de secours qu’ils n’étaient disposésà en donner.

Cependant, au moment même où les quêteursétaient sur le port, un bâtiment signalé dès le matin apparut entrela redoute La Bourdonnaie et le fort Blanc, entrant sous lepavillon hollandais, et toutes les voiles dehors, en saluant lefort, qui lui rendit son salut coup pour coup. Sans doute, celui-làétait encore à une grande distance de l’île, lorsque le coup devent avait eu lieu, car il ne lui manquait pas un agrès, pas uncordage, et il s’avançait gracieusement incliné, comme si la mainde quelque déesse de la mer le poussait à la surface de l’eau. Deloin, et à l’aide des lunettes, on pouvait voir sur le pont, engrand uniforme du roi Guillaume, tout son équipage qui semblait,avec ses habits de bataille, c’est-à-dire son costume de fête,venir pour assister tout exprès à la cérémonie. Aussi l’on devineque, grâce à cet aspect joyeux et confortable, il devint tout desuite le point de mire des deux chefs. Il en résulta qu’à peineeut-il jeté l’ancre, le chef des Lascars de mer se mit dans unebarque, et, accompagné de ses porteurs d’assiettes et d’unedouzaine des siens, s’achemina vers le bâtiment, qui, vu de près,ne démentait en rien la bonne opinion qu’il inspirait à unecertaine distance.

En effet, si jamais la propreté hollandaise,si renommée dans les quatre parties du monde, avait mérité uncomplet éloge c’était à la vue de ce joli navire, qui semblait sontemple flottant ; son pont lavé, épongé, frotté, pouvait ledisputer en élégance au parquet du plus somptueux salon. Chacun deses ornements de cuivre brillait comme de l’or ; lesescaliers, taillés avec le bois le plus précieux de l’Inde,semblaient un ornement plutôt qu’un objet d’usuelle utilité. Quantaux armes, on eût dit des armes de luxe, destinées bien plutôt à unmusée d’artillerie qu’à l’arsenal d’un vaisseau.

Le capitaine Van den Broek, c’étaitainsi que se nommait le patron de ce charmant navire, parut, envoyant s’avancer les Lascars, savoir de quoi il était question, caril vint recevoir leur chef au haut de l’escalier, et, après avoiréchangé avec lui quelques mots dans leur langue, ce qui prouvaitque ce n’était pas pour la première fois qu’il naviguait dans lesmers de l’Inde, il déposa sur l’assiette qu’on lui présentait, nonpas une pièce d’or, non pas un rouleau et argent, mais un jolipetit diamant qui pouvait valoir une centaine de louis, s’excusantpour le moment de n’avoir pas d’autre monnaie, et priant le chefdes Lascars de mer de se contenter de cette offrande ; elledépassait de si loin les prévisions du brave sectateur d’Ali, ets’accordait si peu avec la parcimonie ordinaire des compatriotes deJean de Witt, que le chef des Lascars demeura un instant sans oserprendre au sérieux une pareille prodigalité, et que ce ne fut quelorsque le capitaine Van den Broek lui eût assuré, partrois ou quatre fois, que le diamant était bien destiné à la bandeschyite, pour laquelle il affirmait éprouver la plus vivesympathie, qu’il le remercia en lui présentant lui-même l’assietteaux feuilles de rose saupoudrées de sucre. Le capitaine en pritélégamment une pincée qu’il porta à sa bouche, et qu’il fitsemblant de manger, à la grande satisfaction des Indiens, qui nequittèrent le bâtiment hospitalier qu’après force salams, et quicontinuèrent leur quête sans que le récit fait par eux à chacun dela belle aubaine qui leur était tombée du ciel leur en valût uneseconde.

La journée se passa ainsi, chacun se préparantplutôt à la fête du lendemain que prenant part à celle du jour, quin’est, pour ainsi dire, qu’un prologue.

Le lendemain devaient avoir lieu les courses.Or, les courses ordinaires sont déjà une grande solennité à l’îlede France ; mais celles-ci, données au milieu d’autres fêteset surtout données par le gouverneur, devaient, comme on lecomprend bien, surpasser tout ce qu’on avait vu de pareil.

Cette fois, comme toujours, le champ de Marsétait le lieu désigné pour la fête : aussi tout le terrain nonréservé était-il dès le matin encombré de spectateurs ; car,quoique la grande course, la course des gentlemen riders, dût êtrele principal attrait de la journée, il n’était cependant pas leseul : ce sport devait être précédé d’autres coursesgrotesques, qui, pour le peuple surtout, avaient un mérite d’autantplus grand que, dans celles-ci, il était acteur. Ces amusementspréparatoires étaient une course au cochon, une course aux sacs etune de poneys. Chacune d’elles comme la grande course, avait unprix donné par le gouverneur, le vainqueur aux poneys devaitrecevoir un magnifique fusil à deux coups de Menton ; levainqueur aux sacs, un parapluie splendide ; et le vainqueurau cochon gardait pour prix le cochon lui-même.

Quant au prix de la grande course, c’était unecoupe en vermeil du plus beau caractère, et infiniment moinsprécieuse encore par la matière que par le travail.

Nous avons dit que, dès le point du jour, lesterrains abandonnés au public étaient couverts despectateurs ; mais ce ne fut que vers les dix heures du matinque la société commença à arriver. Comme à Londres, comme à Paris,comme partout où il y a des courses enfin, des tribunes avaient étéréservées pour la société ; mais, soit caprice soit pour nepas être confondues les unes avec les autres, les plus joliesfemmes de Port-Louis avaient décidé qu’elles assisteraient auxcourses dans leurs calèches, et, à part celles qui étaient invitéesà prendre placé à côté du gouverneur, toutes vinrent se ranger enface du but ou sur les points les plus rapprochés de lui, laissantles autres tribunes à la bourgeoisie, ou au négocesecondaire ; quant aux jeunes gens ils étaient, pour laplupart, à cheval, et s’apprêtaient à suivre les coureurs dans lecercle intérieur ; tandis que les amateurs, les membres dujockey-club de l’île de France se tenaient sur le turf, engageantles paris avec le laisser-aller à la prodigalité créole.

À dix heures et demie, tout Port-Louis étaitau champ de Mars. Parmi les plus jolies femmes, et dans lescalèches les plus élégantes, on remarquait mademoiselle Couder,mademoiselle Cypris de Gersigny, alors une des plus belles jeunesfilles, aujourd’hui encore une des plus belles femmes de l’île deFrance, et dont la magnifique chevelure noire est devenueproverbiale, même dans les salons parisiens ; enfin, les sixdemoiselles Druhn, si blondes, si blanches, si fraîches, sigracieuses, qu’on n’appelait leur voiture, où d’ordinaire ellessortaient toutes ensemble, que la corbeille de roses.

Au reste, de son côté, la tribune dugouverneur aurait pu mériter ce jour-là aussi le nom qu’on donnaittous les jours à la voiture des demoiselles Druhn. Quiconque n’apas voyagé dans les colonies, et surtout quiconque n’a pas visitél’île de France, ne peut pas se faire une idée du charme et de lagrâce de toutes ces physionomies créoles, aux yeux de velours etaux cheveux de jais, au milieu desquelles s’épanouissaient, commedes fleurs du Nord, quelques pâles filles de l’Angleterre, à lapeau transparente, aux cheveux aériens, au cou doucement incliné.Aussi, aux yeux de tous les jeunes gens, les bouquets que toutesces belles spectatrices tenaient à la main eussent, selon touteprobabilité, été des prix bien autrement précieux que toutes lescoupes d’Odiot, tous les fusils de Menton et tous les parapluies deVerdier que, dans sa fastueuse générosité, pouvait leur offrir legouverneur.

Au premier rang de la tribune de lord Williamsétait Sara, placée entre M. de Malmédie et ma mieHenriette : quant à Henri, il était sur le turf, tenant tousles paris qu’on voulait engager contre lui, et, il faut le dire, onen engageait peu ; car, outre qu’il était excellent écuyer, ettout à fait renommé dans les courses, il possédait en ce moment uncheval qui passait pour le plus vite qu’on eût vu dans l’île.

À onze heures la musique de la garnison,placée entre les deux tribunes, donna le signal de la premièrecourse : c’était, comme nous l’avons dit, la course aucochon.

Le lecteur connaît cette grotesqueplaisanterie en usage dans plusieurs villages de France : ongraisse la queue d’un cochon avec du saindoux, et les prétendantsessayent les uns après les autres de retenir l’animal, qu’il neleur est permis de saisir que par ladite queue. Celui qui l’arrêteest le vainqueur. Cette course étant du domaine public, et chacunayant droit d’y prendre part, personne ne s’était faitinscrire.

Deux nègres amenèrent l’animal : c’étaitun magnifique porc de la plus haute taille, graissé d’avance ettout prêt à entrer en lice. À sa vue, un cri universelretentit ; et, nègres, Indiens, Malais, Madécasses etindigènes, rompant la barrière respectée jusque-là, seprécipitèrent vers l’animal qui, épouvanté de cette débâcle,commença à fuir.

Mais les précautions avaient été prises pourqu’il ne pût point échapper à ses poursuivants ; la pauvrebête avait les deux pattes de devant attachées aux deux pattes dederrière, à peu près à la manière dont on attache les pieds deschevaux à qui on veut faire marcher l’amble. Il en résulta que lecochon, ne pouvant se livrer qu’à un trot très modéré, fut bientôtrejoint, et que les désappointements commencèrent.

Comme on le pense bien, les chances d’unpareil jeu ne sont pas pour ceux qui commencent. La queue, graisséeà neuf, est insaisissable, et le cochon échappe sans peine à sesantagonistes ; mais, à mesure que les pressions successivesemportent les premières couches de saindoux, l’animal arrive toutdoucement à s’apercevoir que les prétentions de ceux qui espèrentl’arrêter ne sont pas si ridicules qu’il l’avait cru d’abord. Alorsses grognements commencent, entremêlés de cris aigus. De temps entemps même, quand l’attaque est trop vive, il se retourne contreses ennemis les plus acharnés, qui, selon le degré de couragequ’ils ont reçu de la nature, poursuivent leur projet ou yrenoncent. Enfin, vient le moment où la queue, privée de toutcharlatanisme, et réduite à sa propre substance, ne glisse plusqu’avec peine, et finit enfin par trahir son propriétaire, qui sedébat, grogne, crie inutilement, et se voit par acclamationgénérale adjugé à son vainqueur.

Cette fois, la course suivit sa progressionordinaire. L’infortuné cochon se débarrassa avec la plus grandefacilité de ses premiers poursuivants, et, quoique gêné par sesliens, commença à gagner du champ sur le commun des martyrs. Maisune douzaine des meilleurs et des plus vigoureux coureurss’acharnèrent à ses trousses, se succédant après la queue du pauvreanimal avec une rapidité qui ne lui donnait pas un instant derelâche, et qui devait lui indiquer que, quoique bravement retardé,l’instant de sa défaite approchait. Enfin, cinq ou six de sesantagonistes, essoufflés, haletants, l’abandonnèrent encore. Mais,à mesure que le nombre des prétendants diminuait, les chances deceux qui tenaient bon augmentant, ceux-ci redoublèrent de vigueuret d’adresse, encouragés qu’ils étaient, d’ailleurs, par les crisdes spectateurs.

Au nombre des prétendants, et parmi ceux quiparaissaient résolus à pousser l’aventure jusqu’au bout, setrouvaient deux de nos anciennes connaissances. C’étaient Antoniole Malais, et Miko-Miko le Chinois. Tous deux suivaient le cochondepuis le point de départ, et ne l’avaient pas quitté uneminute : plus de cent fois déjà la queue leur avait glissédans la main ; mais, à chaque fois, ils avaient senti leprogrès qu’ils faisaient ; et ces tentatives infructueuses,loin de les décourager, les avaient enflammés d’un nouveau courage.Enfin, après avoir lassé tous leurs concurrents, ils arrivèrent àn’être plus qu’eux deux. Ce fut alors que la lutte devintvéritablement intéressante et que les paris s’établirentsérieusement.

La course dura encore dix minutes, à peuprès ; de sorte que, après avoir fait le tour presque entierdu champ de Mars, le cochon en était revenu à ce qu’on appelle, enterme de chasse, son lancer, hurlant, grognant, se retournant, sansque cette héroïque défense parût intimider le moins du monde sesdeux ennemis, qui alternaient à sa queue avec une régularité dignedes bergers de Virgile. Enfin, un instant, Antonio arrêta lefuyard, et l’on crut Antonio vainqueur. Mais l’animal, rassemblanttoute sa force, donna une si vigoureuse secousse, que, pour lacentième fois, la queue glissa encore entre les mains duMalais ; Miko-Miko, qui était aux aguets, s’en saisitaussitôt, et toutes les chances qu’avait paru avoir Antoniotournèrent en sa faveur. On le vit alors, digne des espérancesqu’avait mises en lui une partie des spectateurs, se cramponner desdeux mains, se raidir, se laisser traîner, en réagissant de toutesses forces, suivi par le Malais, qui secouait la tête en signequ’il regardait la partie comme perdue, mais qui en tout cas, setenait prêt à lui succéder, côtoyant le cochon, laissant pendre seslongs bras et frottant, presque sans avoir besoin de se baisser,ses mains contre le sable, afin de leur donner plus de ténacité.Malheureusement, une si honorable opiniâtreté parut bientôtinutile. Miko-Miko semblait sur le point de remporter le prix.Après avoir traîné pendant l’espace de dix pas le Chinois à sasuite, le cochon paraissait s’avouer vaincu et venait de s’arrêter,tirant en avant, mais retenu par une force égale qui tirait enarrière. Or, comme deux forces égales se neutralisent, le cochon etle Chinois restèrent un instant immobiles, faisant, chacun de soncôté, de visibles et violents efforts, l’un pour continuerd’avancer, l’autre pour demeurer en place, le tout aux grandsapplaudissements de la multitude. Cela durait ainsi depuis quelquessecondes, et tout faisait penser que cela durerait le temps voulu,quand, tout à coup, on vit les deux antagonistes se séparerviolemment. L’animal alla rouler en avant, Miko-Miko alla rouler enarrière, accomplissant tous les deux le même mouvement, avec cetteseule différence que l’un roulait sur le ventre, et que l’autreroulait sur le dos. Aussitôt, Antonio s’élança joyeux, et aux crisd’encouragement de tous ceux qui avaient intérêt à ce qu’il gagnât,certain, cette fois, de la victoire. Mais sa joie ne fut paslongue, et son désappointement fut cruel. Au moment de saisirl’animal par le membre désigné sur le programme il le cherchavainement. Le malheureux cochon n’avait plus de queue : laqueue était restée aux mains de Miko-Miko, qui se relevaittriomphant, montrant son trophée et en appelant à l’impartialité dupublic.

Le cas était nouveau. On s’en rapporta à laconscience des juges, qui délibérèrent un instant et déclarèrent, àla majorité de trois voix contre deux, que, « attendu queMiko-Miko eût incontestablement arrêté l’animal, si l’animal n’eûtpréféré se séparer de sa queue, Miko-Miko devait être considérécomme vainqueur ».

En conséquence, le nom de Miko-Miko futproclamé, et l’autorisation lui fut donnée de s’emparer du prix quilui appartenait. Ce à quoi le Chinois, qui avait compris par signe,répondit en saisissant sa propriété par les pattes de derrière eten faisant marcher le cochon devant lui comme on pousse unebrouette.

Quant à Antonio, il se retira, en grommelant,dans la foule, qui lui fit, avec cet instinct de justice qui lacaractérise, l’accueil honorable que la foule fait d’habitude auxgrandes infortunes.

Il y eut alors parmi les spectateurs, commecela arrive toujours à la fin d’un spectacle quelconque qui a tenules assistants attentifs, une grande rumeur et un grandmouvement ; mais l’un et l’autre se calmèrent bientôt, à cetteannonce que la course aux sacs allait commencer, et chacun repritsa place, trop content du premier spectacle qui venait d’avoir lieupour risquer de rien perdre du second.

La distance à parcourir par les concurrentsétait depuis le mille Dreaper jusqu’à la tribune du gouverneur,c’est-à-dire à peu près cent cinquante pas. Au signal donné, lescoureurs, au nombre de cinquante, sortirent, en sautillant d’unecase élevée pour leur servir de retraite, et vinrent se ranger surune seule ligne.

Que l’on ne s’étonne pas du nombreconsidérable de concurrents qui se présentaient pour cettecourse : le prix était, comme nous l’avons dit, un magnifiqueparapluie, et un parapluie, aux colonies, et surtout à l’île deFrance, a toujours été l’objet de l’ambition des nègres. D’où leurvient cette idée, parvenue chez eux à l’état de monomanie ? Jen’en sais rien, et de plus savants que moi ont fait là-dessus deprofondes et infructueuses recherches. C’est un fait que nousconsignons purement et simplement, sans en établir la cause. Legouverneur avait donc été parfaitement conseillé, lorsqu’il avaitchoisi ce meuble comme prix de la course aux sacs.

Il n’y a aucun de nos lecteurs qui n’ait vu,au moins une fois dans sa vie, une course pareille : chacundes prétendants au prix est emboîté dans un sac, dont l’orifice seferme à son cou et qui lui enveloppe bras et jambes. Là, il nes’agit plus de courir, mais de sauter ; or, ce genre decourse, ordinairement fort grotesque, le devenait encore davantageen cette circonstance, car sa bouffonnerie s’augmentait desétranges têtes qui surmontaient ces sacs et qui présentaient uncurieux assortiment de couleurs différentes, cette course, commecelle du cochon, étant abandonnée aux nègres et aux Indiens.

Au premier rang de ceux à qui de nombreusesvictoires dans ce genre avaient fait une réputation, on citaitTélémaque et Bijou, qui, ayant hérité des haines des maisonsauxquelles ils appartenaient, se rencontraient rarement sanséchanger quelques injures, injures qui, souvent même, disons-le àla gloire de leur courage, dégénéraient en vigoureusesgourmades ; mais, cette fois, comme les mains n’étaient paslibres et que les pieds étaient prisonniers ils se contentaient dese faire de gros yeux blancs, séparés qu’ils étaient, d’ailleurs,par trois ou quatre de leurs camarades. Au moment de partir, uncinquante et unième concurrent sortit à son tour, en sautillant, dela cabane, et vint se joindre à la bande : c’était le vaincude la course précédente, Antonio le Malais.

Au signal donné, tous partirent comme unebande de kangourous, sautant de la façon la plus grotesque, seheurtant, se culbutant, roulant, se relevant, se heurtant denouveau et retombant encore. Pendant les soixante premiers pas, ilfut impossible de rien préjuger sur le futur vainqueur : unedouzaine de coureurs se suivaient encore de si près, et les chutesétaient si inattendues et changeaient tellement la face des choses,que, comme s’ils eussent été sur le chemin du paradis, en uninstant, les premiers se trouvaient être les derniers ; et lesderniers les premiers. Cependant, il faut le dire, parmi les plusexpérimentés, et presque constamment à la tête des autres, onremarquait Télémaque, Bijou et Antonio. À cent pas du point dedépart, ils restaient seuls, et toute la question allait évidemmentse débattre entre eux trois.

Antonio, avec sa finesse habituelle, avaitpromptement reconnu, aux regards furieux qu’ils se lançaient, lahaine que Bijou et Télémaque nourrissaient l’un pour l’autre, et ilavait compté sur cette haine rivale autant pour le moins, que sursa légèreté personnelle. Aussi, comme le hasard avait fait qu’il setrouvait placé entre eux deux, et que, par conséquent, il lesséparait, le rusé Malais avait profité d’une de ces nombreuseschutes qu’il avait faites pour prendre un des côtés et laisser lesdeux antagonistes en voisinage l’un de l’autre. Ce qu’il avaitprévu arriva : à peine Bijou et Télémaque eurent-ils vudisparaître l’obstacle qui les séparait, qu’ils se rapprochèrentincontinent, se faisant des yeux de plus en plus terribles,grinçant des dents comme des singes qui se disputent une noix, etcommençant à mêler des paroles amères à cette pantomimemenaçante : heureusement, contenus qu’ils étaient chacun dansson sac, ils ne pouvaient passer des paroles aux actions. Mais ilétait facile de voir, à l’agitation de la toile, que leurs mainséprouvaient de vives démangeaisons de venger les injures que sedisaient leurs bouches. Aussi, emportés par leur haine mutuelle,s’étaient-ils rapprochés au point de se côtoyer, de sorte qu’àchaque bond ils se coudoyaient, s’injuriant plus fort et sepromettant bien que, dès qu’ils seraient sortis de leurs fourreaux,une rencontre aurait lieu entre eux, bien autrement acharnée quetoutes les rencontres précédentes ; pendant ce temps, Antoniogagnait du terrain.

À la vue du Malais, qui avait pris cinq ou sixpas d’avance sur eux, il y eut cependant entre les deux nègres unetrêve d’un instant : tous deux essayèrent, par des bonds plusgigantesques qu’ils n’en avaient encore fait, de regagnerl’avantage perdu, et tous deux effectivement, le regagnaientvisiblement, et surtout Télémaque, lorsqu’une nouvelle chute amenaencore pour Télémaque une nouvelle chance. Antonio tomba, et, sivite que se fût relevé le Malais, Télémaque se trouva lepremier.

La chose était d’autant plus grave, que l’onn’était plus qu’à une dizaine de pas du but : aussi Bijoupoussa-t-il un véritable rugissement, et, par un effort désespéré,se rapprocha-t-il de son rival ; mais Télémaque n’était pashomme à se laisser dépasser. Aussi continua-t-il de bondir avec uneélasticité croissante ; si bien que chacun jurait déjà quec’était à lui qu’appartenait le parapluie. Mais l’homme propose etDieu dispose. Télémaque fit un faux pas, chancela un instant aumilieu des cris de la multitude, et tomba ; mais, en tombant,fidèle à sa haine, il dirigea sa chute de manière à barrer lechemin à Bijou. Bijou, emporté par sa course, ne put se déranger,heurta Télémaque et roula à son tour sur la poussière.

Alors une même idée leur vint à tous deux enmême temps : c’est que, plutôt que de laisser triompher unrival, mieux valait que ce fût un tiers qui obtînt le prix. Aussi,au grand étonnement des spectateurs, les deux sacs, au lieu de serelever et de continuer leur course vers le but indiqué, furent-ilsà peine sur leurs pieds, qu’ils se ruèrent l’un contre l’autre, segourmant autant que le leur permettait la prison de toile danslaquelle ils étaient renfermés ; employant la tête, à lamanière des Bretons, et laissant Antonio continuer tranquillementsa course, libre de tout empêchement et débarrassé de toutrival ; tandis que, se roulant l’un sur l’autre, à défaut despieds et des mains, dont la disposition leur était interdite, ilsse mordaient à belles dents.

Pendant ce temps, Antonio, triomphant,arrivait au but et gagnait le parapluie, qui lui fut remisincontinent et qu’il déploya aussitôt aux applaudissements de tousles assistants, plus ou moins nègres, qui enviaient le bonheur decelui qui était assez heureux pour posséder un pareil trésor.

On sépara Bijou et Télémaque qui, pendant cetemps, avaient continué de se dévorer à belles dents. Bijou en futquitte pour une portion du nez, et Télémaque pour une partie del’oreille.

C’était le tour des poneys : unetrentaine de petits chevaux, tous originaires de Timor et de Pégu,sortirent de l’enceinte réservée, montés par des jockeys indiens,madécasses ou malais. Leur apparition fut saluée par une rumeuruniverselle, car cette course est encore une de celles qui récréentle plus la population noire de l’île. En effet, ces petits chevaux,à demi sauvages et presque indomptés offrent dans leur indépendancebeaucoup plus d’inattendu que les chevaux ordinaires. Aussi millecris partaient-ils à la fois, encourageant les jockeys basanés,sous lesquels bondissait ce troupeau de démons qu’il fallait toutela force et toute l’habileté de leurs cavaliers pour contenir, etqui menaçaient de ne pas attendre le signal, pour peu que le signalse fît attendre. Le gouverneur fit donc un geste, et le signal futdonné.

Tous partirent, ou pour mieux dire,s’envolèrent, car ils semblaient bien plutôt une bande d’oiseauxrasant le sol qu’un troupeau de quadrupèdes touchant la terre. Maisà peine furent-ils arrivés en face du tombeau Malartic, que, selonleur habitude, ils commencèrent à bolter, comme on dit en terme decourse, c’est-à-dire que la moitié d’entre eux se déroba dans lesbois noirs, emportant les cavaliers, malgré les efforts de ceux-cipour les maintenir dans le champ de Mars. Au pont, le tiers de ceuxqui restaient disparut ; si bien qu’en approchant du milleDreaper, on n’en comptait plus que sept ou huit ; encore deuxou trois, débarrassés de leurs jockeys, couraient-ils sanscavalier.

La course se composait de deux tours ;ils passèrent donc devant le but sans s’arrêter, pareils à untourbillon emporté par le vent ; puis, au tournant, ilsdisparurent. Alors on entendit de grands cris, puis des rires, puisplus rien, et l’on attendit vainement. Le reste des chevaux s’étaitdérobé, il n’en restait plus un seul en ligne ; tous avaientdisparu : les uns dans les bois du Château-d’Eau, les autresaux ruisseaux de l’enfoncement, les autres au pont. Dix minutes sepassèrent ainsi.

Puis, tout à coup, à la pente montante, on vitreparaître un cheval sans cavalier ; celui-là était entré dansla ville, avait tourné devant l’église et était revenu par une desrues aboutissant au champ de Mars ; et il continuait sacourse, sans être guidé, à son caprice, par instinct, tandis que,peu à peu et derrière lui, on voyait poindre les autres revenant detous côtés, mais revenant trop tard ; en un clin d’œil lepremier qui avait reparu franchit la distance qui le séparait dubut, le dépassa d’une cinquantaine de pas, puis s’arrêta delui-même, comme s’il eût compris qu’il avait gagné.

Le prix, comme nous l’avons dit, était un beaufusil de Menton, lequel fut remis au propriétaire de l’intelligentanimal. C’était un colon nommé M. Saunders.

Pendant ce temps, les autres arrivaient detous côtés, pareils à des pigeons effarouchés par un épervier, etqui partis en bande, reviennent un à un au colombier.

Il y en eut sept ou huit qui se perdirent etqu’on ne retrouva que le lendemain ou le surlendemain.

C’était le tour de la véritable course :aussi y eut-il une trêve d’une demi-heure ; on distribua lesprogrammes, et pendant ce temps, les paris s’établirent.

Au nombre des parieurs les plus acharnés étaitle capitaine Van den Broek ; en descendant de sonbâtiment, il avait été droit chez Vigier, le premier orfèvre de laville renommé pour son auvergnate probité, et il avait échangécontre des bank-notes et de l’or, pour une centaine de mille francsde diamants ; aussi faisait-il face aux plus hardis sportsmen,tenant tout, et, ce qui était le plus étonnant, tenant tout sur uncheval dont le nom était inconnu dans l’île, et qui s’appelaitAntrim.

Il y avait quatre chevaux inscrits :

Restauration, au colonelDreaper ;

Virginie, à M. Rondeau deCourcy ;

Gester, à M. Henri deMalmédie ;

et Antrim, à M.**, le nom étaitremplacé par deux étoiles.

Le plus fort des paris s’était porté surGester et sur Restauration, qui, aux courses del’année précédente, avaient eu les honneurs de la journée. Cettefois, on comptait encore plus sur eux, montés qu’ils étaient parleurs maîtres, excellents cavaliers tous deux ; quant àVirginie, c’était la première fois qu’elle courait.

Cependant, et malgré l’avis charitable qu’onlui avait donné qu’il agissait en véritable fou, le capitaineVan den Broek continuait à parier pour Antrim,ce qui ne laissait pas que d’exciter la curiosité à l’endroit de cecheval et de ce maître inconnus. Comme les chevaux étaient montéspar leurs propriétaires, les cavaliers ne devaient point êtrepesés ; on ne s’étonna donc point de ne voir sous la tente niAntrim ni le gentilhomme qui se cachait sous le signehiéroglyphique qui remplaçait son nom, et chacun pensait que, aumoment du départ, il apparaîtrait tout à coup et viendrait prendreplace dans les rangs de ses rivaux. En effet, au moment où leschevaux et les cavaliers sortirent de l’enceinte, on vit accourirdu côté du camp malabar celui qui, depuis que les programmesavaient été distribués, était l’objet de la curiositégénérale ; mais son aspect au lieu de fixer les incertitudes,ne fit que les augmenter : il était vêtu d’un costumeégyptien, dont on apercevait les broderies sous un burnous qui luicachait la moitié du visage ; il montait à la manière arabe,c’est-à-dire avec les étriers courts, son cheval caparaçonné à laturque. Au reste, il était, dès la première vue, évident pour toutle monde que c’était un cavalier consommé. De son côté,Antrim, car personne, à la première vue, ne douta que cene fût le cheval engagé sous ce nom qui venait de paraître ;de son côté, disons-nous, Antrim parut justifier laconfiance qu’avait d’avance eue en lui le capitaineVan den Broek, tant il paraissait fin, assoupli etidentifié avec son maître.

Nul ne reconnut ni le cheval ni lecavalier ; mais, comme on s’était inscrit chez le gouverneur,et qu’il n’y avait pas d’inconnu pour lui, on respecta l’incognitodu nouvel arrivant : une seule personne soupçonna peut-êtrequel était ce cavalier, et se pencha en rougissant en avant pours’assurer de la vérité. Cette personne, c’était Sara.

Les coureurs se placèrent en ligne ; ilsétaient quatre seulement, comme nous l’avons dit, car la réputationde Gester et de Restauration avait écarté tousles autres concurrents ; chacun pensait donc que la questionallait se débattre entre eux deux.

Comme il n’y avait qu’une course de gentlemen,les juges avaient décidé, pour que le plaisir des spectateurs durâtplus longtemps, que l’on ferait deux tours au lieu d’un ;chaque cheval avait donc à parcourir l’espace de trois milles à peuprès, c’est-à-dire une lieue, ce qui donnait d’autant plus dechances aux chevaux de fond.

Au signal donné, tous partirent : mais,comme on le sait, en pareille circonstance, les débuts ne laissentrien préjuger. À la moitié du premier tour, Virginie, qui,nous le répétons, courait pour la première fois, avait gagné uneavance de près de trente pas, et était à peu près côtoyée parAntrim, tandis que Restauration etGester restaient en arrière, visiblement retenus par leurscavaliers. À la pente montante, c’est-à-dire aux deux tiers ducercle à peu près, Antrim avait gagné une demi-longueur,tandis que Restauration et Gester s’étaientrapprochés de dix pas ; ils allaient donc repasser, et chacunse penchait en avant, battant des mains et encourageant lescoureurs, lorsque, soit hasard, soit intention, Sara laissa tomberson bouquet. L’inconnu le vit et, sans ralentir sa course, avec uneadresse merveilleuse, en se faisant couler sous le ventre de soncheval à la manière des cavaliers arabes qui ramassent le djérid,il ramassa le bouquet tombé, salua sa belle propriétaire etcontinua son chemin, ayant perdu à peine dix pas, qu’il ne parutpas le moins du monde se préoccuper de reprendre.

Au milieu du second tour, Virginieétait rejointe par Restauration, que Gestersuivait à une longueur, tandis qu’Antrim demeuraittoujours à sept ou huit pas en arrière ; mais, comme soncavalier ne le pressait ni de la cravache ni de l’éperon, oncomprenait que ce petit retard ne signifiait rien, et qu’ilrattraperait la distance perdue quand il le jugeraitconvenable.

Au pont, Restauration rencontra uncaillou et roula avec son cavalier, qui, n’ayant point perdu lesétriers, voulut d’un mouvement de la main le remettre sur pied. Lenoble animal fit un effort, se releva et retomba presqueaussitôt ; Restauration avait la jambe cassée.

Les trois autres concurrents poursuivirentleur course. Gester alors tenait la tête,Virginie le suivait à deux longueurs, et Antrimcôtoyait Virginie. Mais, à la pente montante,Virginie commença à perdre, tandis que Gestermaintenait son avantage, et qu’Antrim, sans effort aucun,commençait à gagner. Arrivé au mille Dreaper, Antrimn’était plus qu’à une longueur en arrière de son rival, et Henri,se sentant gagné, commençait à fouetter Gester. Lesvingt-cinq mille spectateurs de cette belle course applaudissaient,faisant flotter leurs mouchoirs, encourageant les concurrents.Alors l’inconnu se pencha sur le cou d’Antrim, prononçaquelques mots en arabe, et, comme si l’intelligent animal eût pucomprendre ce que lui disait son maître, il redoubla de vitesse. Onn’était plus qu’à vingt-cinq pas du but, on était en face de lapremière tribune ; Gester dépassait toujoursAntrim d’une tête, lorsque l’inconnu, voyant qu’il n’yavait pas de temps à perdre, enfonça ses deux éperons dans leventre de son cheval, et, se dressant sur ses étriers, en rejetantle capuchon de son bournous en arrière.

– Monsieur Henri de Malmédie, dit-il à sonconcurrent, pour deux insultes que vous m’avez faites, je ne vousen rendrai qu’une ; mais j’espère qu’elle vaudra bien lesvôtres.

Et levant le bras à ces mots, Georges, carc’était lui, sangla la figure de Henri de Malmédie d’un coup decravache.

Puis, enfonçant les éperons dans le ventred’Antrim, il arriva le premier au but de deux longueurs decheval ; mais, au lieu de s’y arrêter pour réclamer le prix,il continua sa course et disparut, au milieu de la stupéfactiongénérale, dans les bois qui entourent le tombeau Malartic.

Georges avait raison ; en échange desdeux insultes qui lui avaient été faites parM. de Malmédie, à quatorze ans de distance, il venaitd’en rendre une seule, mais publique, terrible, sanglante, et quidécidait de tout son avenir, car c’était non seulement uneprovocation à un rival, mais une déclaration de guerre à tous lesblancs.

Georges se trouvait donc, par la marcheirrésistible des choses, en face de ce préjugé qu’il était venuchercher de si loin, et ils allaient lutter corps à corps, commedeux ennemis mortels.

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