Georges

Chapitre 12Le bal

C’était le lendemain, comme nous l’avons dit,que devaient avoir lieu, au palais du Gouvernement, ce dîner et cebal dont l’annonce révolutionnait Port-Louis.

Quiconque n’a pas habité les colonies, etsurtout l’île de France, n’a aucune idée du luxe qui règne sous le20e degré de latitude méridionale. En effet, outre les merveillesparisiennes qui traversent les mers pour aller embellir lesgracieuses créoles de Maurice, elles ont encore à choisir, depremière main, les diamants de Visapour, les perles d’Ophir, lescachemires de Siam et les belles mousselines de Calcutta. Or, pasun vaisseau venant du monde des Mille et une Nuits nes’arrête à l’île de France sans y laisser une partie des trésorsqu’il transporte en Europe ; et même pour un homme habitué àl’élégance parisienne ou à la profusion anglaise, c’est encorequelque chose d’extraordinaire que l’étincelant ensemble queprésente une réunion à l’île de France.

Aussi le salon du Gouvernement, qu’en troisjours, de son côté, lord Murrey, membre de la plus grande fashionet partisan du plus large confortable, avait entièrement renouvelé,présentait-il, vers les quatre heures de l’après-midi, l’aspectd’un appartement de la rue du Mont-Blanc ou deRegent’s street : toute l’aristocratie coloniale étaitlà, hommes et femmes : les hommes avec cette mise simpleimposée par nos modes modernes ; les femmes couvertes dediamants, ruisselantes de perles, parées d’avance pour le bal,n’ayant pour les distinguer de nos femmes européennes que cettemolle et délicieuse morbidezza, apanage des seules femmes créoles.À chaque nom nouveau que l’on annonçait, un sourire généralaccueillait la personne annoncée ; car, à Port-Louis, comme onle comprend bien, tout le monde se connaît, et la seule curiositéqui accompagne une femme entrant dans un salon, est celle de savoirquelle robe nouvelle elle a achetée, d’où cette robe vient, dequelle étoffe elle est faite et quelles garnitures la parent. Or,c’était surtout à l’endroit des femmes anglaises que la curiositédes femmes créoles était excitée ; car, dans cette éternellelutte de coquetterie dont Port-Louis est le théâtre, la grandequestion pour les indigènes est de vaincre, en luxe, lesétrangères. Le murmure qui se faisait entendre à chaque nouvelleentrée, le chuchotement qui le suivait étaient donc, en généralplus bruyants et plus prolongés quand l’annonce officielle du valetavait pour objet quelque nom britannique, dont la rude consonancejurait autant avec les noms du pays que tranchaient avec les brunesvierges des tropiques les blondes et pâles filles du Nord. À chaquepersonne nouvelle qui entrait, lord Murrey avec cettearistocratique politesse qui caractérise les Anglais de la hautesociété, allait au-devant d’elle : si c’était une femme, illui offrait le bras pour la conduire à sa place et trouvait enroute un compliment à lui faire ; si c’était un homme, il luitendait la main et trouvait un mot gracieux à lui dire ; sibien que tout le monde reconnaissait le nouveau gouverneur pour unhomme charmant.

On annonça MM. et mademoiselle deMalmédie, c’était une annonce attendue avec autant d’impatience quede curiosité, non point précisément parce queM. de Malmédie était effectivement un des plus riches etdes plus considérables habitants de l’île de France, mais encoreparce que Sara était une des plus riches et des plus élégantespersonnes de l’île. Aussi chacun accompagna-t-il des yeux lemouvement que lord Murrey fit pour aller au-devant d’elle ;car c’était elle surtout dont la toilette présumée préoccupait lesplus belles invitées.

Contre l’habitude des femmes créoles et contrel’attente générale, la toilette de Sara était des plussimples : c’était une ravissante robe de mousseline des Indes,transparente et légère comme cette gaze que Juvénal appelle del’air tissé, sans une seule broderie, sans une seule perle, sans unseul diamant, garnie d’une branche d’aubépine rose ; unecouronne du même arbuste ceignait la tête de la jeune fille, et unbouquet des mêmes fleurs tremblait à sa ceinture ; aucunbracelet ne faisait ressortir la teinte dorée de sa peau.Seulement, ses cheveux, fins, soyeux et noirs, tombaient en longuesboucles sur ses épaules, et elle tenait à la main cet éventail,merveille de l’industrie chinoise qu’elle avait acheté àMiko-Miko.

Comme nous l’avons dit, chacun se connaît àl’île de France ; de sorte que, MM. et mademoiselle deMalmédie arrivés, on s’aperçut qu’il n’y avait plus personne àvenir, puisque tous ceux qui, par leur rang et leur fortune,avaient l’habitude de se trouver ensemble, étaient réunis :aussi, les regards se détournèrent-ils tout naturellement de laporte, par laquelle personne ne devait plus entrer, et au bout dedix minutes d’attente, commençait-on à se demander ce que lordMurrey pouvait attendre, lorsque la porte se rouvrit de nouveau, etque le domestique annonça à haute voix :

– Monsieur Georges Munier.

La foudre, tombée au milieu de l’assemblée quenous venons de réunir sous les yeux du lecteur, n’eût certes pasproduit plus d’effet que n’en produisit cette simple annonce.Chacun se retourna vers la porte à ce nom, se demandant quel étaitcelui qui allait entrer ; car, quoique le nom fût bien connu àl’île de France, celui qui le portait était depuis si longtempséloigné, qu’on avait à peu près oublié qu’il existât.

Georges entra.

Le jeune mulâtre était vêtu avec unesimplicité, mais en même temps avec un goût extrême. Son habitnoir, admirablement pris sur lui, et à la boutonnière duquelpendaient au bout d’une chaîne d’or les deux petites croix dont ilétait décoré, faisait ressortir toute l’élégance de sa taille. Sonpantalon, à demi-collant, indiquait les formes élégantes et sveltesparticulières aux hommes de couleur, et, contre l’habitude deceux-ci il ne portait d’autres bijoux qu’une fine chaîne d’orpareille à celle de sa boutonnière, et dont l’extrémité, quiparaissait seule, allait se perdre dans la poche de son gilet depiqué blanc. En outre, une cravate noire, nouée avec cettenégligence étudiée que donne seule la parfaite habitude de lafashion, et sur laquelle se rabattait un col de chemise arrondi,encadrait sa belle figure, dont sa moustache et ses cheveux noirsfaisaient ressortir la mate pâleur.

Lord Murrey alla plus loin au-devant deGeorges qu’il n’avait été au-devant de personne, et, l’ayant prispar la main, il le présenta aux trois ou quatre dames et aux cinqou six officiers anglais qui se trouvaient dans le salon, comme uncompagnon de voyage de la société duquel il n’avait eu qu’à selouer pendant toute la traversée ; puis, se retournant vers lereste de la compagnie :

– Messieurs, dit-il, je ne vous présente pasM. Georges Munier ; M. Georges Munier est votrecompatriote, et le retour d’un homme aussi distingué que lui doitêtre presque une fête nationale.

Georges s’inclina en signe deremerciement ; mais, quelque déférence que l’on dût avoir pourle gouverneur, fût-ce chez lui, une ou deux voix à peine trouvèrentla force de balbutier quelques mots en réponse à la présentationque lord Murrey venait de faire.

Lord Murrey n’y fit point ou ne parut point yfaire attention, et, comme le domestique annonça qu’on était servi,lord Murrey prit le bras de Sara, et l’on passa dans la salle àmanger.

Avec le caractère bien connu de Georges, ondevinera facilement que ce n’était pas sans intention qu’il s’étaitfait attendre : sur le point d’entrer en lutte avec le préjugéqu’il était résolu à combattre, il avait voulu, du premier coup,voir face à face son ennemi ; il avait donc été servi àsouhait ; l’annonce de son nom et son entrée avaient produittout l’effet qu’il pouvait attendre.

Mais la personne la plus émue de toute cettehonorable assemblée était sans contredit Sara. Sachant que le jeunechasseur de la rivière Noire était arrivé à Port-Louis avec lordMurrey elle s’était attendue d’avance à le voir, et peut-êtreétait-ce à l’intention de ce nouvel arrivé d’Europe qu’elle avaitmis dans sa toilette cette simplicité élégante, si appréciée cheznous, et que remplace trop souvent, il faut l’avouer, dans lescolonies, un luxe exagéré. Aussi, en entrant, elle avait partoutcherché des yeux le jeune inconnu. Un regard lui avait suffi pourlui apprendre qu’il n’était pas là ; elle avait alors songéqu’il allait venir, et que, comme on l’annoncerait, sans doute,elle apprendrait ainsi, et sans faire de question, et son nom etqui il était :

Les prévisions de Sara s’étaient accomplies. Àpeine, comme nous l’avons vu, avait-elle pris place dans le cercledes femmes, et MM. de Malmédie s’étaient-ils groupés augroupe des hommes, qu’on avait annoncé M. Georges Munier.

À ce nom si connu dans l’île, mais qu’onn’était pas habitué à entendre prononcer en pareille circonstance,Sara avait pressentimentalement tressailli et s’était retournéepleine d’anxiété. En effet, elle avait vu apparaître le jeuneétranger de Port-Louis, avec sa démarche ferme, son front calme,son regard hautain, ses lèvres dédaigneusement relevées, et,hâtons-nous de le dire, à cette troisième apparition, il lui avaitsemblé encore plus beau et plus poétique qu’aux deux premières.

Alors elle avait suivi non seulement des yeux,mais encore du cœur, la présentation que lord Murrey avait faite deGeorges à la société, et son cœur s’était serré, quand larépulsion, inspirée par la naissance du jeune mulâtre, s’étaittraduite par le silence ; et c’était presque voilés de larmesque ses yeux avaient répondu au regard rapide et pénétrant queGeorges avait jeté sur elle.

Puis lord Murrey lui avait offert le bras, etelle n’avait plus rien vu ; car, sous le regard de Georges,elle s’était sentie rougir et pâlir presque en même temps ;et, convaincue que tous les yeux étaient fixés sur elle, elles’était empressée de se dérober momentanément à la curiositégénérale. Sur ce point, Sara se trompait : personne n’avaitsongé à elle, car tout le monde, excepté M. de Malmédieet son fils, ignorait les deux événements qui avaient précédemmentmis en contact le jeune homme et la jeune fille, et nul ne pouvaitpenser qu’il dût y avoir quelque chose de commun entre mademoiselleSara de Malmédie et M. Georges Munier.

Une fois à table, Sara se hasarda à jeter lesyeux autour d’elle. Elle était assise à la droite du gouverneur,qui avait à sa gauche la femme du commandant militaire del’île ; en face d’elle était ce commandant placé lui-mêmeentre deux femmes appartenant aux familles les plus considérablesde l’île. Puis, à droite et à gauche de ces deux dames,MM. de Malmédie père et fils, et ainsi de suite ;quant à Georges, soit hasard, soit gracieuse prévoyance de lordMurrey, il était placé entre deux Anglaises.

Sara respira : elle savait que le préjugéqui poursuivait Georges n’avait pas d’influence sur l’esprit desétrangers, et qu’il fallait qu’un habitant de la métropole fûtresté bien longtemps aux colonies pour arriver à le partager ;aussi vit-elle Georges remplissant de la façon la plus dégagée sonrôle de galant convive, entre le sourire croisé des deuxcompatriotes de lord Murrey, enchantées d’avoir trouvé un voisinqui parlait leur langue comme si lui-même fût né en Angleterre.

En ramenant ses regards vers le centre de latable, Sara s’aperçut que les yeux d’Henri étaient fixés sur elle.Elle comprit parfaitement ce qui pouvait se passer dans l’esprit deson fiancé, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, ellebaissa les siens en rougissant.

Lord Murrey était un grand seigneur dans toutela force de terme, sachant admirablement jouer ce rôle de maître demaison, si difficile à apprendre lorsqu’on ne le remplit pasinstinctivement, et, pour ainsi dire, de naissance ; aussi,lorsque la contrainte et la gêne qui pèsent ordinairement sur lepremier service d’un dîner d’apparat furent dissipées,commença-t-il à adresser la parole à ses convives, parlant à chacunde la spécialité qui pouvait lui fournir les plus faciles réponses,rappelant aux officiers anglais quelque belle bataille, auxnégociants quelque haute spéculation ; puis, au milieu de toutcela, jetant de temps en temps à Georges un mot qui prouvait qu’àlui il pouvait parler de toute chose, et que c’était à unegénéralité intellectuelle et non à une spécialité commerciale ouguerrière qu’il s’adressait.

Le dîner se passa ainsi. Quoique d’unemodestie parfaite, Georges, avec sa rapide intelligence, avaitrépondu à chaque mot, à chaque question du gouverneur, de manière àprouver aux officiers qu’il avait fait la guerre comme eux, et auxnégociants qu’il n’était point resté étranger aux grands intérêtscommerciaux, qui font du monde entier une seule famille, unie parle lien des intérêts ; puis, au milieu de cette conversationtronquée, avaient jailli avec éclat les noms de tous ceux qui, enFrance, en Angleterre ou en Espagne, occupaient une haute position,soit dans la politique, soit dans l’aristocratie, soit dans lesarts, accompagnés chacun d’une de ces remarques qui indiquent, d’unseul trait, que celui qui parle, parle avec une entièreconnaissance du caractère, du génie ou de la position des hommesqu’il vient de nommer.

Quoique ces bribes de conversation eussent, sil’on peut s’exprimer ainsi, passé par-dessus la tête du commun desconvives, il y avait parmi les invités plusieurs hommes assezdistingués pour comprendre la supériorité avec laquelle Georgesavait effleuré toutes choses : aussi, quoique le sentiment derépulsion qu’on avait manifesté pour le jeune mulâtre restât à peuprès le même, l’étonnement avait grandi, et, avec lui, dans le cœurde quelques-uns, la jalousie était entrée. Henri surtout, préoccupéde l’idée que Sara avait remarqué Georges plus que, dans saposition de fiancée et dans sa dignité de femme blanche, elle n’eûtdû le faire, Henri sentait remuer au fond du cœur un sentimentd’amertume dont il n’était pas le maître ; puis, au nom deMunier, ses souvenirs d’enfance s’étaient réveillés : ils’était rappelé le jour où, en voulant arracher le drapeau desmains de Georges, son frère Jacques lui avait donné un si violentcoup de poing au milieu du visage. Tous ces anciens méfaits desdeux frères grondaient sourdement dans sa poitrine et l’idée queSara avait, la veille, été sauvée par ce même homme, au lieud’effacer le murmure accusateur du passé, augmentait encore sahaine pour lui. Quant à M. de Malmédie père, il étaitresté pendant tout le dîner plongé, avec son voisin, dans unedissertation profonde sur une nouvelle manière de raffiner lesucre, qui devait donner, au produit de ses terres, un tiers devaleur de plus qu’elles n’avaient. Il en résulta que, sauf lepremier étonnement de trouver dans Georges le sauveur de sa nièce,et de rencontrer Georges chez lord Murrey, il n’avait plus faitattention à lui.

Mais, comme nous l’avons dit, il n’en étaitpas de même d’Henri ; Henri n’avait pas perdu une parole desinterpellations de lord Murrey et des réponses de Georges. Danschacune de ces réponses, il avait reconnu un sens droit et unepensée supérieure ; il avait étudié le regard ferme,interprète de la volonté absolue de Georges, et il avait comprisque ce n’était plus, comme au jour du départ, un enfant opprimé quise présentait à ses regards, mais un antagoniste puissant quivenait braver ses coups.

Si Georges, de retour à l’île de France, fûtrentré humblement dans la condition, qu’aux yeux des blancs, lanature lui avait faite, et se fût ainsi perdu dans l’obscurité desa naissance, Henri ne l’eût point remarqué, ou, dans ce cas, nelui eût point gardé rancune des torts que, quatorze ans auparavant,Henri avait eus envers lui. Mais il n’en était point ainsi ;l’orgueilleux jeune homme avait fait sa rentrée au grand jour,s’était mêlé, par un service rendu, à la vie de sa famille ;il venait, comme son égal de rang et comme son supérieur enintelligence, s’asseoir à la même table que lui : c’était plusqu’Henri n’en pouvait supporter, Henri lui déclara intérieurementla guerre.

Aussi, en sortant de table, et comme on venaitde passer au jardin, Henri s’approcha de Sara, qui, avec plusieursautres femmes, s’était assise sous un berceau parallèle à celuisous lequel les hommes prenaient le café. Sara tressaillit, carelle sentit instinctivement que, dans ce que son cousin avait à luidire, il serait indubitablement question de Georges.

– Eh bien, ma belle cousine, dit le jeunehomme en s’appuyant sur le dossier de la chaise de bambou quiservait de siège à la jeune fille, comment avez-vous trouvé ledîner ?

– Ce n’est pas, je le présume, sous le rapportmatériel, que vous me faites cette question ? répondit ensouriant Sara.

– Non, ma chère cousine, quoique peut-être,pour quelques-uns de nos convives, qui ne vivent pas, comme vous,de rosée, d’air et de parfums, ce ne soit pas une questiondéplacée. Non, je vous demande cela sous le rapport social, si jepuis dire.

– Eh bien, mais plein de bon goût, ce mesemble. Lord Murrey m’a paru faire admirablement les honneurs de satable, et il a été, à ce qu’il m’a paru, aussi aimable que possibleavec tout le monde.

– Oui, certes ! Aussi, je m’étonneprofondément qu’un homme aussi distingué que lui ait risqué enversnous l’inconvenance qu’il a commise.

– Laquelle ? demanda Sara, qui comprenaitoù son cousin en voulait venir, et qui, puisant une force inconnueà elle-même dans le fond de son cœur, regarda fixement son cousinen lui adressant cette question.

– Mais, répondit Henri, quelque peu embarrassénon seulement de la fixité de ce regard, mais encore de la voix quimurmurait au fond de sa conscience ; mais en invitant à lamême table que nous M. Georges Munier.

– Et moi, il y a une chose qui ne m’étonne pasmoins Henri, c’est que vous n’ayez pas laissé à tout autre que vousle soin de me faire, surtout à moi, cette observation.

– Et pourquoi cette observation m’est-elleinterdite, à moi seul, ma chère cousine ?

– Parce que, sans M. Georges Munier, dontla présence vous paraît si inconvenante ici, vous seriez, ensupposant qu’on pleure une cousine et qu’on porte le deuil d’unenièce, vous seriez, votre père et vous, dans le deuil et dans leslarmes.

– Oui, certes, répondit Henri enrougissant ; oui, je comprends toute la reconnaissance quenous devons à M. Georges pour avoir sauvé une vie aussiprécieuse que la vôtre ; et vous avez bien vu que, hier quandil a désiré acheter ces deux nègres que mon père voulait punir, jeme suis empressé de les lui donner.

– Et moyennant le don de ces deux nègres, vousvous croyez quitte envers lui ? Je vous remercie, mon cousin,d’estimer la vie de Sara de Malmédie à la somme de millepiastres.

– Mon Dieu ! ma chère Sara, dit Henri,quelle étrange façon d’interpréter les choses vous avezaujourd’hui ! Ai-je eu un instant l’idée de mettre à prix uneexistence pour laquelle je donnerais la mienne ? Non, j’ai euseulement l’intention de vous faire observer dans quelle fausseposition, par exemple, lord Murrey mettrait une femme queM. Georges Munier inviterait à danser.

– À votre avis donc, mon cher Henri, cettefemme devrait refuser ?

– Sans aucun doute.

– Sans réfléchir qu’en refusant elle commetenvers un homme qui ne lui a rien fait, et qui même peut-être lui arendu quelque petit service, une de ces offenses dont il doitnécessairement demander raison à son père, à son frère ou à sonmari ?

– Je présume que, le cas échéant,M. Georges ferait un retour sur lui-même, et se rendrait lajustice de croire qu’un blanc ne descend pas jusqu’à se mesureravec un mulâtre.

– Pardon, mon cousin, d’oser émettre uneopinion en pareille matière, reprit Sara ; mais, ou, d’aprèsle peu que j’ai vu, j’ai mal compris M. Georges, ou je nepense pas que, s’il s’agissait de venger son honneur, un homme qui,comme lui, porte deux croix sur sa poitrine, fût arrêté par lesentiment d’humilité intérieure que vous lui prêtez, j’en ai peur,bien gratuitement.

– En tout cas, j’espère, ma chère Sara, reprità son tour Henri, le rouge de la colère sur le visage, que lacrainte de nous exposer, mon père ou moi, à la colère deM. Georges, ne vous fera pas commettre l’imprudence de danseravec lui, s’il avait la hardiesse de vous inviter ?

– Je ne danserai avec personne, Monsieur,répondit froidement Sara en se levant et en allant s’appuyer aubras de la dame anglaise qui s’était trouvée à table à côté deGeorges, et qui était une de ses amies.

Henri resta un instant tout étourdi de cettefermeté à laquelle il ne s’attendait pas ; puis il alla semêler à un groupe de jeunes créoles, dans lequel il trouva, pourses idées aristocratiques, sans doute plus de sympathie qu’il n’enavait trouvé chez sa cousine.

Pendant ce temps, Georges, centre d’un autregroupe, causait avec quelques officiers et quelques négociantsanglais, qui ne partageaient pas ou qui partageaient à un moindredegré le préjugé de ses compatriotes.

Une heure s’écoula ainsi, pendant laquelles’accomplirent tous les préparatifs du bal ; puis, cette heureécoulée, les portes se rouvrirent et donnèrent entrée auxappartements débarrassés de leurs meubles et étincelants delumières. Au même instant, l’orchestre préluda, donnant le signalde la contredanse.

Sara avait fait un violent effort surelle-même en se condamnant à voir danser ses compagnes ; car,ainsi que nous l’avons dit, elle aimait le bal avec passion. Maistoute l’amertume du sacrifice qu’elle faisait retomba sur celui quile lui avait imposé ; tandis que, au contraire, un sentimentplus tendre et plus profond qu’aucun de ceux qu’elle eût jamaiséprouvés commençait à naître dans son âme en faveur de celui pourlequel elle se l’imposait ; car c’est une sublime qualité desfemmes, que la nature et la société ont faites faibles d’une doucefaiblesse, de porter un puissant intérêt à tout ce qu’on opprime,comme une haute admiration à tout ce qui ne se laisse pasopprimer.

Aussi, lorsque Henri, espérant que sa cousinene résisterait pas à l’entraînement de la première ritournelle,vint, malgré sa réponse, l’inviter à danser comme d’habitude lapremière contredanse avec lui, Sara se contenta, cette fois, de luirépondre :

– Vous savez que je ne danse pas ce soir, moncousin.

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang, et,par un mouvement instinctif, chercha des yeux Georges. Georgesavait pris place et dansait avec l’Anglaise à laquelle il avaitdonné le bras pour la conduire à table. Par un sentiment quin’avait cependant rien de sympathique, les yeux de Sara avaientpris la même direction que son cousin. Son cœur se serra.

Georges dansait avec une autre, Georges nepensait peut-être pas même à Sara, qui venait cependant de luifaire un de ces sacrifices duquel, la veille encore, elle se seraitcrue incapable pour qui que ce fût au monde. Le temps que duracette contredanse fut un des moments les plus douloureux que Saraeût encore passés.

La contredanse finie, Sara, malgré elle, neput s’empêcher de suivre des yeux Georges. Il alla reconduirel’Anglaise à sa place, puis parut chercher quelqu’un des yeux.Celui qu’il cherchait était lord Murrey. À peine l’eut-il aperçu,qu’il alla à lui, qu’il lui dit quelques mots, et que tous deuxs’avancèrent vers Sara.

Sara sentit tout son sang se porter vers soncœur.

– Mademoiselle, dit lord Murrey, voici uncompagnon de voyage à moi, qui, peut-être un peu trop révérencieuxenvers nos usages d’Europe, n’ose point vous inviter à danser avantd’avoir eu l’honneur de faire votre connaissance. Veuillez donc mepermettre de vous présenter M. Georges Munier, un des hommesles plus distingués que je connaisse.

– Comme vous le dites, milord, reprit Sarad’une voix que, à force de puissance sur elle-même, elle étaitparvenue à rendre presque assurée, c’est de la part deM. Georges une crainte bien exagérée ; car nous sommesdéjà d’anciennes connaissances. Le jour de son arrivée,M. Georges m’a rendu un service ; hier, il a fait mieuxque cela, il m’a sauvé la vie.

– Comment ! ce jeune chasseur qui a eu lebonheur de se trouver là à point pour tirer sur cet affreux requin,pendant que vous vous baigniez, c’est M. Georges ?

– C’est lui-même, milord, reprit Sara touterouge de honte en pensant seulement alors que Georges l’avait vuedans son costume de natation ; et, hier, j’étais si émue et sitroublée encore, qu’à peine si j’ai eu la force de présenter mesactions de grâces à M. Georges. Mais, aujourd’hui, je les luirenouvelle d’autant plus vives, que c’est à son adresse et à sonsang-froid que je dois le bonheur d’assister à votre belle fête,milord.

– Et nous y joignons les nôtres, ajouta Henri,qui s’était approché du petit groupe dont sa cousine formait lecentre ; car, nous aussi, hier, nous étions si émus et sipréoccupés de cet accident, qu’à peine avons-nous eu l’honneur dedire quelques mots à M. Georges.

Georges, qui n’avait pas encore dit uneparole, mais dont les yeux pénétrants avaient lu jusqu’au fond ducœur de Sara, s’inclina en signe de remerciement, mais sansrépondre autrement à Henri.

– Alors, j’espère que la requête que voulaitvous présenter M. Georges ira maintenant toute seule, dit lordMurrey, et je laisse mon protégé s’expliquer lui-même.

– Mademoiselle de Malmédie m’accordera-t-ellel’honneur d’une contredanse ? dit Georges en s’inclinant uneseconde fois.

– Oh ! Monsieur, dit Sara, je suisvraiment aux regrets, et vous m’excuserez, je l’espère. J’ai refusétout à l’heure la même demande à mon cousin, ne comptant pas danserce soir.

Georges sourit de l’air d’un homme qui devinetout, et se releva en couvrant Henri d’un regard si parfaitementdédaigneux, que lord Murrey comprit, à ce regard et à celui parlequel répondit M. de Malmédie, qu’il y avait une haineprofonde et invétérée entre ces deux hommes. Mais il garda cetteobservation dans le fond de son cœur, et, comme s’il n’eût rienremarqué :

– Serait-ce un reste de votre terreur d’hier,dit-il à Sara qui réagit sur vos plaisirs d’aujourd’hui ?

– Oui, milord, répondit Sara ; je me sensmême assez souffrante pour prier mon cousin de prévenirM. de Malmédie que je désirerais me retirer, et que jecompte sur lui pour me ramener à la maison.

Henri et lord Murrey firent ensemble unmouvement pour obéir au désir de la jeune fille. Georges se penchavivement :

– Vous avez un noble cœur, Mademoiselle,dit-il à demi-voix, et je vous remercie.

Sara tressaillit et voulut répondre ;mais déjà lord Murrey s’était rapproché. Elle ne fit qu’échanger,presque malgré elle, un regard avec Georges.

– Êtes-vous donc toujours décidée à nousquitter, Mademoiselle ? dit le gouverneur.

– Hélas ! oui, répondit Sara. Je voudraispouvoir rester, milord ; mais… je souffre réellement.

– En ce cas, je comprends qu’il y aurait del’égoïsme à moi d’essayer de vous retenir ; et, comme lavoiture de M. de Malmédie ne sera probablement point à laporte, je vais donner des ordres pour qu’on mette les chevaux à lamienne.

Et lord Murrey s’éloigna aussitôt.

– Sara, dit Georges, quand j’ai quittél’Europe pour revenir ici, mon seul désir était celui d’y trouverun cœur comme le vôtre ; mais je ne l’espérais pas.

– Monsieur, murmura Sara, dominée malgré ellepar l’accent profond de la voix de Georges, je ne sais ce que vousvoulez dire.

– Je veux dire que, depuis le jour de monarrivée, j’ai fait un rêve, et que, si ce rêve se réalise jamais,je serai le plus heureux des hommes.

Puis, sans attendre la réponse de Sara,Georges s’inclina respectueusement devant elle, et, voyants’approcher M. de Malmédie et son fils, laissa Sara avecson oncle et son cousin.

Cinq minutes après, lord Murrey revintannoncer à Sara que la voiture était prête, et lui offrit le braspour traverser le salon. Arrivée à la porte, la jeune fille jeta undernier regard de regret sur le bal où elle s’était promis tant deplaisir, et disparut.

Mais ce regard avait rencontré celui deGeorges, qui semblait devoir désormais la poursuivre.

En revenant de conduire mademoiselle deMalmédie à sa voiture, le gouverneur rencontra dans l’antichambreGeorges, qui s’apprêtait à quitter le bal à son tour.

– Et vous aussi ? dit lord Murrey.

– Oui, milord ; vous n’ignorez pas que jedemeure pour le moment à Moka, et que j’ai, par conséquent, près dehuit lieues à faire ; heureusement qu’avec Antrim, c’estl’affaire d’une heure.

– Vous n’avez rien eu de particulier avecM. Henri de Malmédie ? demanda le gouverneur avecl’expression de l’intérêt.

– Non, milord, pas encore, répondit Georges ensouriant ; mais, selon toute probabilité, cela ne tarderapoint.

– Ou je me trompe fort, mon jeune ami, dit legouverneur, ou les causes de votre inimitié avec cette familledatent de longtemps ?

– Oui, milord, ce sont de petites taquineriesd’enfant qui se sont faites de belles et bonnes hainesd’hommes ; des coups d’épingle qui deviendront des coupsd’épée.

– Et il n’y a pas un moyen d’arranger toutcela ? demanda le gouverneur.

– Je l’ai espéré un instant milord ; j’aicru que quatorze ans de domination anglaise avaient tué le préjugéque je revenais combattre ; je me trompais : il ne resteplus à l’athlète qu’à se frotter d’huile et à descendre dans lecirque.

– N’y rencontrerez-vous pas plus de moulinsque de géants, mon cher don Quichotte ?

– Je vous en fais juge, dit Georges ensouriant. Hier, j’ai sauvé la vie à mademoiselle Sara deMalmédie !… Savez-vous comment son cousin m’en remercieaujourd’hui ?

– Non.

– En lui défendant de danser avec moi.

– Impossible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire,milord.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je suis mulâtre.

– Et que comptez-vous faire ?

– Moi ?

– Pardon de mon indiscrétion ; mais voussavez l’intérêt que je vous porte, et, d’ailleurs, nous sommes devieux amis.

– Ce que je compte faire ? dit Georges ensouriant.

– Oui ; vous avez bien conçu de votrecôté quelque projet ?

– Ce soir même, j’en ai arrêté un.

– Et lequel ? Voyons, je vous dirai si jel’approuve.

– C’est que, dans trois mois, je serai l’épouxde mademoiselle Sara de Malmédie.

Et, avant que lord Murrey eût eu le temps delui donner son approbation ou sa désapprobation, Georges l’avaitsalué et était sorti. À la porte, son domestique maure l’attendaitavec ses deux chevaux arabes.

Georges sauta sur Antrim et prit au galop lechemin de Moka.

En rentrant à l’habitation, le jeune hommes’informa de son père ; mais il apprit qu’il était sorti àsept heures du soir, et n’était pas encore de retour.

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