Georges

Chapitre 16La demande en mariage

Pendant la nuit, l’ouragan cessa ; maisce ne fut que le lendemain matin qu’on put apprécier les dégâtsqu’il avait causés.

Une partie des bâtiments stationnés dans leport avaient éprouvé des avaries considérables ; plusieursavaient été jetés les uns contre les autres et s’étaientmutuellement brisés. La plupart avaient été démâtés et rasés commedes pontons ; deux ou trois s’étaient, traînant leurs ancres,échouées sur l’île aux Tonneliers. Enfin, il y en avait un quiavait sombré dans le port et qui avait péri corps et biens, sansqu’on pût lui porter secours.

À terre, la dévastation n’était pas moinsgrande. Peu de maisons de Port-Louis étaient restées à l’abri de ceterrible cataclysme ; presque toutes celles qui étaientcouvertes en bardeaux, en ardoises, en tuiles, en cuivre ou enfer-blanc, avaient eu leurs couvertures enlevées. Celles qui seterminaient par des argamasses, c’est-à-dire par des terrasses àl’indienne, avaient seules complètement résisté. Aussi, le matin,les rues étaient-elles jonchées de débris, et quelques édifices netenaient-ils plus sur leurs fondements qu’à l’aide de nombreuxétais. Toutes les tribunes préparées au champ de Mars, pour lacourse, avaient été renversées. Deux pièces de canon de groscalibre, en batterie dans le voisinage de la Grande-Rivière,avaient été retournées par le vent, et on les retrouva le matindans le sens opposé à celui où on les avait laissées la veille.

L’intérieur de l’île présentait un aspect nonmoins déplorable. Tout ce qui restait de la récolte, etheureusement la récolte était à peu près faite, avait été arrachéde terre : dans plusieurs endroits, des arpents entiers deforêts présentaient l’aspect de blés couchés par la grêle. Presqueaucun arbre isolé n’avait pu résister à l’ouragan, et lestamariniers eux-mêmes, ces arbres flexibles par excellence, avaientété brisés, chose qui, jusque-là, avait été regardée commeimpossible.

La maison de M. de Malmédie, une desplus élevées de Port-Louis, avait eu beaucoup à souffrir. Il yavait même eu un moment où les secousses avaient été si violentes,que M. de Malmédie et son fils avaient résolu d’allerchercher un refuge dans le pavillon qui, bâti tout en pierre,n’ayant qu’un étage et abrité par la terrasse, donnait évidemmentmoins de prise au vent. Henri avait donc couru chez sacousine ; mais, ayant trouvé la chambre vide, il avait penséque, comme lui et son père, Sara, effrayée par l’orage, avait eul’idée de chercher un refuge dans le pavillon. Ils y descendirentdonc et l’y trouvèrent effectivement. Sa présence y était toutnaturellement motivée et sa terreur n’avait pas besoin d’excuse. Ilen résulta donc que ni le père ni le fils ne soupçonnèrent un seulinstant la cause qui avait fait sortir Sara de sa chambre, etl’attribuèrent à un sentiment de crainte dont eux-mêmes n’avaientpas été exempts.

Vers le jour, comme nous l’avons dit, latempête se calma. Mais, quoique personne n’eût dormi de la nuit, onn’osa se livrer encore au repos et chacun s’occupa de vérifier laportion de pertes personnelles qu’il avait à supporter. De soncôté, le nouveau gouverneur parcourut, dès le matin, toutes lesrues de la ville, mettant la garnison à la disposition deshabitants. Il en résulta que, dès le soir même, une partie destraces de la catastrophe avait disparu.

Puis, il faut le dire, chacun de son côté,mettait un grand empressement à rendre à Port-Louis l’aspect qu’ilavait la veille. On approchait de la fête du Yamsé, une des plusgrandes solennités de l’île de France ; or, comme cette fête,dont le nom est probablement inconnu en Europe, se rattache d’unemanière intime aux événements de cette histoire, nous demandons ànos lecteurs la permission de dire sur elle quelques motspréparatoires qui nous sont indispensables.

On sait que la grande famille mahométane estdivisée en deux sectes, non seulement différentes, mais encoreennemies : la sunnite et la schyite. L’une, à laquelle serattachent les populations arabes et turques, reconnaît Abou-Bekr,Omar et Osman pour les successeurs légitimes de Mahomet ;l’autre, que suivent les Persans et les musulmans indiens, regardeles trois califes comme des usurpateurs, et prétend qu’Ali, gendreet ministre du prophète, avait seul droit à son héritage politiqueet religieux. Dans le courant des longues guerres que se firent lesprétendants, Hoseïn, fils d’Ali, fut atteint, près de la ville deKerbela, par une troupe de soldats qu’Omar avait envoyés à sapoursuite, et le jeune prince et soixante de ses parents quil’accompagnaient furent massacrés après une défense héroïque.

C’est l’anniversaire de cet événement néfasteque célèbrent tous les ans, par une fête solennelle, les Indiensmahométans ; cette fête est appelée Yamsé, par corruption descris de « Ya Hoseïn ! ô Hoseïn ! » que lesPersans répètent en chœur. Ils ont, au reste, transformé la fêtecomme le nom, en y mêlant les usages de leur pays natal et descérémonies de leur ancienne religion.

Or, c’était le lundi suivant, jour de pleinelune, que les Lascars, qui représentent à l’île de France lesschyites indiens, devaient, selon leur coutume, célébrer le Yamsé,et donner à la colonie le spectacle de cette étrange cérémonie,attendue avec plus de curiosité encore cette année-là que lesprécédentes.

En effet, une circonstance inaccoutumée devaitrendre cette fois la fête plus magnifique qu’elle n’avait jamaisété. Les Lascars sont divisés en deux bandes : les Lascars demer et les Lascars de terre, qu’on reconnaît, les Lascars de mer àleurs robes vertes, et les Lascars de terre à leurs robesblanches ; ordinairement, chaque bande célèbre la fête de soncôté avec le plus de luxe et d’éclat possible, cherchant à éclipsersa rivale : il en résulte une émulation qui se résume endisputes, et des disputes qui dégénèrent en rixes ; lesLascars de mer, plus pauvres mais plus braves que ceux de terre, sevengent souvent à coups de bâton et parfois même à coups de sabre,de la supériorité financière de leurs adversaires, et la police estalors obligée d’intervenir pour empêcher une lutte mortelle.

Mais cette année, grâce à l’activeintervention d’un négociateur inconnu, animé sans doute d’un zèlereligieux, les deux bandes avaient abdiqué leurs jalousies ets’étaient réunies pour n’en plus former qu’une seule ; aussile bruit, comme nous l’avons dit, s’était-il généralement répanduque la solennité serait à la fois plus paisible et plus éclatanteque les années précédentes.

On comprend combien, dans une localité où il ya aussi peu de distraction que dans l’île de France cette fête,toujours curieuse, même pour ceux qui l’ont vue depuis leurenfance, est attendue avec impatience.

C’est, trois mois à l’avance, l’objet detoutes les conversations ; on ne parle que du gouhn qui doitêtre le principal ornement de la fête. Or, après avoir dit ce quec’est que la fête, disons maintenant ce que c’est que le gouhn.

Le gouhn est une espèce de pagode en bambou,haute ordinairement de trois étages superposés les uns aux autresallant toujours en diminuant, et recouverte de papiers de toutescouleurs : chacun de ces étages se construit dans une case àpart, carrée comme lui, et qu’on éventre par l’une de ses quatrefaces pour l’en faire sortir ; puis on transporte les troisétages dans une quatrième case, qui permet, par sa hauteur, qu’onles établisse au-dessus les uns des autres. Là, on les réunit pardes ligatures, et on met la dernière main à son ensemble et à sesdétails ; pour arriver à un résultat digne de l’objet qu’ilsse proposent, les Lascars vont quelquefois quatre mois à l’avance,chercher par toute la colonie les ouvriers les plus habiles ;Indiens, Chinois, noirs libres et noirs esclaves sont mis àcontribution. Seulement, au lieu de payer la journée de cesderniers à eux-mêmes, on la paye à leur maître.

Au milieu des pertes individuelles que chacunavait à déplorer, ce fut donc avec une joie générale que l’onapprit que la case où était le gouhn, arrivé à un état complet deperfection, abritée qu’elle était dans l’embranchement de lamontagne du Pouce, avait échappé à tout accident. Rien nemanquerait donc cette année à la fête, à laquelle le gouverneur, ensigne de bonne arrivée, avait ajouté des courses dont, dans sagénérosité aristocratique, il se réservait de donner les prix, à lacondition que les propriétaires des chevaux courraient eux-mêmes,comme c’est l’habitude des gentilshommes riders en Angleterre.

Or, comme on le voit, tout concourait à ce quele plaisir qu’on se promettait effaçât bien vite le désagrémentqu’on venait d’éprouver. Aussi, le surlendemain de l’ouragan, lespréparatifs de la fête commençaient à succéder aux préoccupationsde la catastrophe.

Sara, seule, contre son habitude, absorbéequ’elle était dans des pensées inconnues à ceux qui l’entouraient,paraissait ne prendre aucun intérêt à une solennité qui, les annéesprécédentes, avait cependant bien vivement préoccupé sa jeunecoquetterie. En effet, l’aristocratie de l’île de France toutentière avait coutume d’assister aux courses, ainsi qu’au Yamsé,soit dans des tribunes élevées exprès, soit dans des calèchesdécouvertes : dans l’un comme dans l’autre cas, c’était uneoccasion pour les belles créoles de Port-Louis d’étaler leurfastueuse élégance. On avait donc droit de s’étonner que Sara, surlaquelle l’annonce d’un bal ou d’un spectacle quelconque produisaitd’ordinaire une si profonde impression, demeurât cette foisétrangère à ce qui allait se passer. Ma mie Henriette elle-même,qui avait élevé la jeune fille, et qui lisait au fond de son âmecomme à travers le plus pur cristal, n’y comprenait rien, et enétait devenue toute pensive.

Hâtons-nous de dire que ma mie Henriette, dontnous n’avons pas eu l’occasion, au milieu des graves événements quenous venons de raconter, de signaler la rentrée à Port-Louis avaiteu si grand-peur pendant la nuit de l’ouragan, que, quoiquesouffrante encore de son émotion précédente, elle était partie dela rivière Noire, immédiatement après que le vent eut cessé, etétait arrivée dans la journée à Port-Louis : elle était donc,depuis la surveille, réunie à son élève, dont, comme nous l’avonsdit plus haut, la préoccupation inaccoutumée commençait àl’inquiéter sérieusement.

C’est qu’il s’était fait depuis trois jours ungrand changement dans la vie de la jeune fille : du momentque, pour la première fois, elle avait aperçu Georges, l’image, latournure, et jusqu’au son de la voix du beau jeune homme étaientrestés dans son esprit ; alors, et avec un soupirinvolontaire, elle avait plus d’une fois pensé à son futur mariageavec Henri, mariage auquel elle avait, depuis dix ans donné sonconsentement tacite, par le fait que jamais elle n’avait laissésoupçonner que des circonstances pouvaient naître qui feraient pourelle de ce mariage une obligation impossible à remplir. Mais déjà,à partir du jour du dîner chez le gouverneur, elle avait senti que,prendre son cousin pour mari, c’était se condamner à un malheuréternel. Enfin, comme nous l’avons vu, il était arrivé un moment oùnon seulement cette crainte était devenue une conviction, maisencore où elle s’était solennellement engagée avec Georges à n’êtrejamais à un autre que lui. Or, on en conviendra, c’était unesituation qui devait donner fort à réfléchir à une jeune fille deseize ans et lui faire envisager, sous un point de vue moinsimportant qu’elle ne l’avait fait encore, toutes ces fêtes et tousces plaisirs qui, jusqu’à ce moment, lui avaient paru lesévénements les plus importants de la vie.

Depuis cinq ou six jours aussi,MM. de Malmédie n’étaient point exempts de quelquepréoccupation : le refus de Sara de danser avec aucun autre,dès lors qu’elle ne dansait pas avec Georges, sa retraite du bal aumoment où il commençait à s’ouvrir, elle qui ne l’abandonnaitordinairement que la dernière ; son silence obstiné chaquefois que son cousin ou son oncle ramenait la question du futurmariage sur le tapis, tout cela ne leur paraissait pasnaturel : aussi tous deux avaient-ils décidé que lespréparatifs du mariage se feraient sans qu’on en parlât autrement àSara, et que, lorsque tout serait prêt, elle en serait seulementavertie. La chose était d’autant plus simple, qu’on n’avait jamaisfixé d’époque à cette union, et que Sara, venant d’atteindre seizeans, était parfaitement en âge de remplir les vues queM. de Malmédie avait toujours eues sur elle.

Toutes ces préoccupations particulièresformaient une préoccupation générale qui jetait, depuis trois ouquatre jours, beaucoup de froid et de gêne dans les réunions quiavaient lieu entre les différents personnages qui habitaient lamaison de M. de Malmédie. Ces réunions avaient lieuhabituellement quatre fois par jour : le matin, à l’heure dudéjeuner ; à deux heures, c’est-à-dire à l’heure dudîner ; à cinq heures, c’est-à-dire à l’heure du thé ; età neuf heures, c’est-à-dire à l’heure du souper.

Depuis trois jours, Sara avait demandé etobtenu de déjeuner chez elle. C’était toujours un moment d’embarraset de gêne épargné ; mais il restait encore trois réunionsqu’elle ne pouvait éviter que sous prétexte d’indisposition. Or, unpareil prétexte ne pouvait avoir de résultat durable. Sara en avaitdonc pris son parti, et elle descendait aux heures accoutumées.

Le surlendemain de l’événement, Sara étaitdonc, vers les cinq heures, dans le grand salon de famille,travaillant près de la fenêtre à un ouvrage de broderie, ce qui luidonnait l’occasion de ne pas lever les yeux, tandis que ma mieHenriette faisait le thé avec toute l’attention que les damesanglaises ont l’habitude de mettre à cette importante occupation,et que MM. de Malmédie, debout devant la cheminéecausaient à voix basse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit etque Bijou annonça lord Williams Murrey et M. GeorgesMunier.

À cette double annonce, chacun des assistants,comme on le comprend facilement, fut atteint d’une impressiondifférente. MM. de Malmédie, croyant avoir mal entendu,firent répéter les deux noms qu’on venait de prononcer. Sarabaissa, en rougissant, les yeux sur son ouvrage, et ma mieHenriette, qui venait d’ouvrir le robinet sur la théière, demeuratellement interdite, que, occupée à regarder successivementMM. de Malmédie, Sara et Bijou, elle laissa déborderl’eau bouillante, qui commença à couler de la théière sur la tableet de la table à terre.

Bijou répéta les deux noms déjà prononcés, enles accompagnant du sourire le plus agréable qu’il pût prendre.

M. de Malmédie et son fils seregardèrent avec un étonnement croissant ; puis, sentant qu’ilfallait en finir :

– Faites entrer, ditM. de Malmédie.

Lord Murrey et Georges entrèrent.

Tous deux étaient vêtus de noir et en habit,ce qui indiquait une visite de cérémonie.

M. de Malmédie fit quelques pasau-devant d’eux, tandis que Sara se levait en rougissant, et, aprèsune révérence timide, se rasseyait, ou plutôt retombait sur sachaise, et que ma mie Henriette, s’apercevant de l’étourderie quel’étonnement lui avait fait commettre, refermait rapidement lerobinet de la bouilloire.

Bijou, sur un geste de son maître, approchadeux fauteuils ; mais Georges s’inclina en faisant signe quec’était inutile et qu’il se tiendrait debout.

– Monsieur, dit le gouverneur en s’adressant àM. de Malmédie, voici M. Georges Munier, qui estvenu me prier de l’accompagner chez vous et d’appuyer de maprésence une demande qu’il a à vous faire. Comme mon désir biensincère serait que cette demande lui fût accordée, je n’ai pas crudevoir me refuser à cette démarche, qui me procure, d’ailleurs,l’honneur de vous voir.

Le gouverneur s’inclina et les deux hommesrépondirent par un mouvement pareil.

– Nous sommes les obligés de M. GeorgesMunier, dit alors M. de Malmédie père ; nous serionsdonc enchantés de lui être agréables en quelque chose.

– Si vous voulez par là, Monsieur, réponditGeorges, faire allusion au bonheur que j’ai eu de sauverMademoiselle du danger qu’elle courait, permettez-moi de vousaffirmer que toute la reconnaissance est de moi à Dieu, qui m’aconduit là pour faire ce que tout autre eût fait à ma place.D’ailleurs, ajouta Georges en souriant, vous allez voir Monsieur,que ma conduite dans cette occasion n’était pas exempted’égoïsme.

– Pardon, Monsieur, mais je ne vous comprendspas, dit Henri.

– Soyez tranquille, Monsieur, reprit Georges,votre doute ne sera pas long, et je vais m’expliquerclairement.

– Nous vous écoutons, Monsieur.

– Dois-je me retirer, mon oncle ? demandaSara.

– Si j’osais espérer, dit Georges en seretournant à demi et en s’inclinant, qu’un désir émis par moi eûtquelque influence sur vous, Mademoiselle, je vous supplierais, aucontraire, de rester.

Sara se rassit. Il y eut un moment desilence ; puis M. de Malmédie fit signe qu’ilattendait.

– Monsieur, dit Georges d’une voixparfaitement calme, vous me connaissez ; vous connaissez mafamille ; vous connaissez ma fortune. J’ai à cette heure deuxmillions à moi. Pardon d’entrer dans ces détails ; mais je lescrois indispensables.

– Cependant, Monsieur, reprit Henri j’avoueque je cherche inutilement en quoi ils peuvent nous intéresser.

– Aussi n’est-ce pas précisément à vous que jeparle, dit Georges en conservant le même calme dans le maintien etdans la voix, tandis que Henri montrait une impatience visible,mais à monsieur votre père.

– Permettez-moi de vous dire, Monsieur, que jene comprends pas plus le besoin qu’a mon père de pareilsrenseignements.

– Vous allez le comprendre, Monsieur, repritfroidement Georges.

Puis, regardant fixementM. de Malmédie :

– Je viens, continua-t-il, vous demander lamain de mademoiselle Sara.

– Et pour qui ? demandaM. de Malmédie :

– Pour moi, Monsieur, répondit Georges.

– Pour vous ! s’écria Henri en faisant unmouvement que réprima aussitôt un regard terrible du jeunemulâtre.

Sara pâlit.

– Pour vous ? demandaM. de Malmédie.

– Pour moi, Monsieur, reprit Georges ens’inclinant.

– Mais, s’écria M. de Malmédie, voussavez bien, Monsieur, que ma nièce est destinée à monfils ?

– Par qui, Monsieur ? demanda à son tourle jeune mulâtre.

– Par qui, par qui !… Eh !parbleu ! par moi, dit M. de Malmédie.

– Je vous ferai observer, Monsieur, repritGeorges, que mademoiselle Sara n’est point votre fille, maisseulement votre nièce ; ce qui fait qu’elle ne vous doitqu’une obéissance relative.

– Mais, Monsieur, toute cette discussion meparaît plus que singulière.

– Pardonnez-moi, dit Georges, elle est, aucontraire, parfaitement naturelle ; j’aime mademoiselleSara ; je crois que je suis appelé à la rendre heureuse ;j’obéis à la fois à un désir de mon cœur et à un devoir de maconscience.

– Mais ma cousine ne vous aime pas, vous,Monsieur ! s’écria Henri se laissant emporter à sonimpétuosité naturelle.

– Vous vous trompez, Monsieur, réponditGeorges, et je suis autorisé par mademoiselle à vous dire qu’ellem’aime.

– Elle, elle ? s’écriaM. de Malmédie. C’est impossible !

– Vous vous trompez, mon oncle dit Sara en selevant à son tour, et Monsieur a dit l’entière vérité.

– Comment, ma cousine, vous osez ?…s’écria Henri en s’élançant vers Sara avec un geste qui ressemblaità la menace.

Georges fit un mouvement ; le gouverneurle retint.

– J’ose répéter, dit Sara, en répondant par unregard de suprême mépris au geste de son cousin, ce que j’ai dit àM. Georges. La vie qu’il m’a sauvée lui appartient, et je neserai jamais à un autre que lui.

Et, à ces mots, avec un geste à la fois pleinde grâce et de dignité, avec un geste de reine, elle étendit lamain vers Georges, qui s’inclina sur cette main et y déposa unbaiser.

– Ah ! c’en est trop !… s’écriaHenri en levant une badine qu’il tenait à la main.

Mais, de même que lord Williams Murrey avaitarrêté Georges, il arrêta Henri.

Quant à Georges, il se contenta de jeter unsourire dédaigneux à M. de Malmédie fils, et, conduisantSara jusqu’à la porte, il s’inclina une seconde fois. Sara salua àson tour, fit signe à ma mie Henriette de la suivre, et sortit avecelle. Georges revint.

– Vous avez vu ce qui s’est passé, Monsieur,dit-il à l’oncle de Sara. Vous ne doutez plus des sentiments demademoiselle de Malmédie à mon égard. J’ose donc vous prier uneseconde fois de me faire une réponse positive à la demande que j’ail’honneur de vous adresser.

– Une réponse, Monsieur ! s’écria à sontour M. de Malmédie ; une réponse ! vous avezl’audace d’espérer que je vous en ferai une autre que celle quevous méritez ?

– Je ne vous dicte pas la réponse que vousdevez me faire, Monsieur ; seulement, quelle qu’elle soit, jevous prie de m’en faire une.

– J’espère que vous ne vous attendez pas àautre chose qu’un refus ? s’écria Henri.

– C’est monsieur votre père que j’interroge,et non pas vous Monsieur, répondit Georges ; laissez votrepère me répondre, et nous causerons ensuite de nos affaires.

– Eh bien, Monsieur, ditM. de Malmédie, vous comprenez que je refusepositivement.

– Très bien, Monsieur, répondit Georges ;je m’attendais à cette réponse ; mais la démarche que je viensde faire près de vous était dans les convenances, et je l’aifaite.

Et Georges salua M. de Malmédie avecla même politesse et la même aisance que si rien ne s’était passéentre eux ; puis, se retournant vers Henri :

– Maintenant, Monsieur, lui dit-il, à nousdeux, s’il vous plaît. Voilà la seconde fois, rappelez-vous-lebien, que vous levez, à quatorze ans de distance, la main surmoi : la première fois avec un sabre.

Il releva ses cheveux avec la main et montradu doigt la cicatrice qui sillonnait son front.

– La seconde fois avec cette baguette.

Et il montra du doigt la baguette que tenaitHenri.

– Eh bien ? dit Henri.

– Eh bien, dit Georges, je vous demande raisonpour ces deux insultes. Vous êtes brave, je le sais, et j’espèreque vous répondrez en homme à l’appel que je fais à votrecourage.

– Je suis aise, Monsieur, que vous connaissiezma bravoure, quoique votre opinion là-dessus me soit indifférente,répondit Henri en ricanant ; elle me met à mon aise dans laréponse que j’ai à vous faire.

– Et quelle est cette réponse, Monsieur ?demanda Georges.

– Cette réponse est que votre seconde demandeest pour le moins aussi exagérée que la première. Je ne me bats pasavec un mulâtre.

Georges devint affreusement pâle, et,cependant, un sourire d’une indéfinissable expression erra sur seslèvres.

– C’est votre dernier mot ? dit-il.

– Oui, Monsieur, répondit Henri.

– À merveille, Monsieur, reprit Georges.Maintenant, je sais ce qui me reste à faire.

Et, saluant MM. de Malmédie, il seretira suivi du gouverneur.

– Je vous l’avais bien prédit, Monsieur, ditlord Williams lorsqu’ils furent à la porte.

– Et vous ne m’aviez rien prédit que je nesusse d’avance, milord, répondit Georges mais je suis revenu icipour accomplir une destinée. Il faut que j’aille jusqu’au bout.J’ai un préjugé à combattre. Il faut qu’il m’écrase ou que je letue. En attendant, milord, recevez tous mes remerciements.

Georges s’inclina et, serrant la main que luitendait le gouverneur, traversa le jardin de la Compagnie. LordMurrey le suivit des yeux tant qu’il put le voir ; puis,lorsqu’il eut disparu au coin de la rue de la Rampe :

– Voilà un homme qui va droit à sa perte,dit-il en secouant la tête ; c’est fâcheux, il y avait quelquechose de grand dans ce cœur-là.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer