Georges

Chapitre 8La toilette du nègre marron

Il était à peu près dix heures du soir ;la nuit, sans lune, était belle et étoilée comme le sontd’ordinaire les nuits des tropiques vers la fin de l’été : onapercevait au ciel quelques unes de ces constellations qui noussont familières depuis notre enfance, sous le nom de la PetiteOurse, du Baudrier, d’Orion et des Pléiades mais dans une positionsi différente de celle dans laquelle nous sommes habitués à lesvoir, qu’un Européen aurait eu peine à les reconnaître ; enéchange, au milieu d’elles brillait la Croix du Sud, invisible dansnotre hémisphère boréal. Le silence de la nuit n’était troublé quepar le bruit que faisaient, en rongeant l’écorce des arbres, lesnombreux tanrecs dont les quartiers de la rivière Noiresont peuplés, par le chant des figuiers bleus et des fondi-jala,ces fauvettes et ces rossignols de Madagascar, et par le cripresque insensible de l’herbe déjà séchée qui pliait sous les piedsdes deux frères.

Les deux nègres marchaient en silence,regardant de temps en temps autour d’eux d’un air inquiet,s’arrêtant pour écouter, puis reprenant leur chemin ; enfin,parvenus dans un endroit plus touffu, ils entrèrent dans une espècede petit bois de bambous, et, parvenus à son centre, s’arrêtèrentécoutant encore et regardant de nouveau autour d’eux. Sans doute lerésultat de cette dernière investigation fut encore plus rassurantque les autres car ils échangèrent un regard de sécurité, ets’assirent tous deux au pied d’un bananier sauvage, qui étendaitses larges feuilles, comme un éventail magnifique, au milieu desfeuilles grêles des roseaux qui l’environnaient.

– Eh bien, frère ? demanda le premier,Nazim, avec ce sentiment d’impatience que Laïza avait déjà modéré,quand il avait voulu le questionner au milieu des autresnègres.

– Tu conserves donc toujours la mêmerésolution, Nazim ? dit Laïza.

– Plus que jamais, frère. Je mourrais ici,vois-tu. J’ai pris sur moi de travailler jusqu’à présent, moi,Nazim, moi, fils de chef, moi, ton frère ; mais je me lasse decette vie misérable : il faut que je retourne à Anjouan ou queje meure.

Laïza poussa un soupir.

– Il y a loin d’ici à Anjouan, dit-il.

– Qu’importe ? répondit Nazim.

– Nous sommes dans le temps des grains.

– Le vent nous poussera vite.

– Mais si la barque chavire ?

– Nous nagerons tant que nous aurons deforces ; puis, lorsque nous ne pourrons plus nager, nousregarderons une dernière fois le ciel où nous attend leGrand-Esprit, et nous nous engloutirons dans les bras l’un del’autre.

– Hélas ! dit Laïza.

– Cela vaut mieux que d’être esclave, ditNazim.

– Ainsi tu veux quitter l’île deFrance ?

– Je le veux.

– Au risque de la vie ?

– Au risque de la vie.

– Il y a dix chances contre une que tun’arrives point à Anjouan.

– Il y en a une sur dix pour que j’yarrive.

– C’est bien, dit Laïza ; qu’il soit faitcomme tu le veux, frère. Cependant, réfléchis encore.

– Il y a deux ans que je réfléchis. Quand lechef des Mongallos m’a pris à mon tour dans un combat, commetoi-même avais été pris quatre ans auparavant, et qu’il m’a vendu àun capitaine négrier, comme toi-même avais été vendu, j’ai pris monparti à l’instant même. J’étais enchaîné, j’ai essayé dem’étrangler avec mes chaînes, on m’a rivé à la cale. Alors j’aivoulu me briser la tête le long de la muraille du vaisseau, on aétendu de la paille sous ma tête ; alors j’ai voulu me laissermourir de faim, on m’a ouvert la bouche, et, ne pouvant me fairemanger, on m’a forcé de boire. Il fallait me vendre bien vite, onm’a débarqué ici, on m’a donné à moitié prix, et c’était bien cherencore ; car j’étais résolu de me précipiter du premier morneque je gravirais. Tout à coup, j’ai entendu ta voix, frère ;tout à coup, j’ai senti mon cœur contre ton cœur ; tout àcoup, j’ai senti tes lèvres contre mes lèvres, et je me suis trouvési heureux, que j’ai cru que je pourrais vivre. Cela a duré un an.Puis, pardonne-moi, frère, ton amitié ne m’a plus suffi. Je me suisrappelé notre île, je me suis rappelé mon père, je me suis rappeléIrna. Nos travaux m’ont paru lourds, puis humiliants, puisimpossibles. Alors je t’ai dit que je voulais fuir, retourner àAnjouan, revoir Irna, revoir mon père, revoir notre île ; ettoi, tu as été bon comme toujours, tu m’as dit :« Repose-toi, Nazim, toi qui es faible, et je travaillerai,moi qui suis fort. Alors tu es sorti tous les soirs, depuis quatrejours, et tu as travaillé pendant que je me reposais. N’est-ce pas,Laïza ?

– Oui, Nazim ; écoute, cependant :mieux vaudrait attendre encore, reprit Laïza en relevant le front.Aujourd’hui esclaves, dans un mois, dans trois mois, dans uneannée, maîtres peut-être !

– Oui, dit Nazim ; oui, je connais tesprojets ; oui, je sais ton espoir.

– Alors, comprends-tu ce que ce serait, repritLaïza, que de voir ces blancs si fiers et si cruels, humiliés etsuppliants à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que deles faire travailler douze heures par journée à leur tour ?comprends-tu ce que ce serait que de les battre, que de lesfouetter de verges, que de les briser sous le bâton à leurtour ? Ils sont douze mille et nous quatre-vingt mille. Et, lejour où nous nous compterons, ils seront perdus.

– Je te dirai ce que tu m’as dit, Laïza ;il y a dix chances contre une pour que tu ne réussisses pas.

– Mais je te répondrai ce que tu m’as répondu,Nazim : il y en a une sur dix pour que je réussisse. Restonsdonc…

– Je ne le puis, Laïza, je ne le puis… J’ai vul’âme de ma mère ; elle m’a dit de revenir dans le pays.

– Tu l’as vue ? dit Laïza.

– Oui ; depuis quinze jours, tous lessoirs, un fondi-jala vient se percher au-dessus de ma tête :c’est le même qui chantait à Anjouan sur sa tombe. Il a traversé lamer avec ses petites ailes et il est venu : j’ai reconnu sonchant ; écoute, le voici.

Effectivement, au moment même, un rossignol deMadagascar perché sur la plus haute branche du massif d’arbres aupied duquel étaient couchés Laïza et Nazim, commença sa mélodieusechanson au dessus de la tête des deux frères. Tous deux écoutèrent,le front mélancoliquement penché, jusqu’au moment où le musiciennocturne s’interrompit, et, s’envolant dans la direction de lapatrie des deux esclaves, fit entendre les mêmes modulations àcinquante pas de distance ; puis, s’envolant encore, toujoursdans la même direction, il répéta une dernière fois son chant,lointain écho de la patrie, mais dont à peine, à cette distance, onpouvait saisir les notes les plus élevées ; puis enfin ils’envola encore, mais cette fois, si loin, si loin, que les deuxexilés écoutaient vainement ; on n’entendait plus rien.

– Il est retourné à Anjouan, dit Nazim, et ilreviendra ainsi m’appeler et me montrer le chemin jusqu’à ce quej’y retourne moi-même.

– Pars donc, dit Laïza.

– Ainsi ? demanda Nazim.

– Tout est prêt. J’ai, dans un des endroitsles plus déserts de la rivière Noire, en face du morne, choisi undes plus grands arbres que j’aie pu trouver ; j’ai creusé uncanot dans sa tige, j’ai taillé deux avirons dans sesbranches ; je l’ai scié au-dessus et au-dessous du canot, maisje l’ai laissé debout de peur qu’on ne s’aperçût que sa cimemanquait au milieu des autres cimes ; maintenant, il n’y aplus qu’à le pousser pour qu’il tombe, il n’y a plus qu’à traînerle canot jusqu’à la rivière, il n’y a plus qu’à le laisser aller aucourant, et, puisque tu veux partir, Nazim, eh bien, cette nuit tupartiras.

– Mais toi, frère, ne viens-tu donc pas avecmoi ? demanda Nazim.

– Non, dit Laïza : moi, je reste.

Nazim poussa à son tour un profond soupir.

– Et qui t’empêche donc, demanda Nazim aprèsun moment de silence, de retourner avec moi au pays de nospères ?

– Ce qui m’empêche, Nazim, je te l’aidit : depuis plus d’un an, nous avons résolu de nous révolter,et nos amis m’ont choisi pour chef de la révolte. Je ne puis pastrahir nos amis en les quittant.

– Ce n’est pas cela qui te retient, frère, ditNazim en secouant la tête, c’est autre chose encore.

– Et quelle autre chose penses-tu donc quipuisse me retenir, Nazim ?

– La rose de la rivière Noire, répondit lejeune homme en regardant fixement Laïza.

Laïza tressaillit ; puis, après un momentde silence :

– C’est vrai, dit-il, je l’aime.

– Pauvre frère ! reprit Nazim. Et quelest ton projet ?

– Je n’en ai pas.

– Quel est ton espoir ?

– De la voir demain, comme je l’ai vue hier,comme je l’ai vue aujourd’hui.

– Mais ; elle, sait-elle que tuexistes ?

– J’en doute.

– T’a-t-elle jamais adressé laparole ?

– Jamais.

– Alors, la patrie ?

– Je l’ai oubliée.

– Nessali ?

– Je ne m’en souviens plus.

– Notre père ?

Laïza laissa tomber sa tête dans ses mains.Puis, au bout d’un instant :

– Écoute, lui dit-il, tout ce que tu pourraisme dire pour me faire partir serait aussi inutile que tout ce queje t’ai dit pour te faire rester. Elle est tout pour moi, familleet patrie ! J’ai besoin de sa vue pour vivre, comme j’aibesoin de l’air qu’elle respire pour respirer. Suivons donc chacunnotre destin, Nazim, retourne à Anjouan ; moi, je resteici.

– Mais que dirai-je à mon père quand il medemandera pourquoi Laïza n’est pas revenu ?

– Tu lui diras que Laïza est mort, répondit lenègre d’une voix étouffée.

– Il ne me croira pas, dit Nazim en secouantla tête.

– Et pourquoi ?

– Il me dira : « Si mon fils étaitmort, j’aurais vu l’âme de mon fils ; l’âme de Laïza n’a pasvisité son père : Laïza n’est pas mort. »

– Eh bien, tu lui diras que j’aime une filleblanche, dit Laïza, et il me maudira. Mais, quant à quitter l’îletant qu’elle y sera, jamais !

– Le Grand-Esprit m’inspirera, frère, réponditNazim en se levant ; conduis-moi où est le canot.

– Attends, dit Laïza.

Et le nègre s’avança vers la tige creuse d’unmapou, en tira un tesson de verre et une gargoulette pleine d’huilede coco.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Nazim.

– Écoute, frère, dit Laïza : il estpossible qu’à l’aide d’un bon vent et de tes avirons, tu atteignes,en huit ou dix jours, ou Madagascar, ou même la Grande-Terre. Maisil est possible que, demain ou après-demain, un grain te rejette àla côte. Alors on saura ton départ, alors ton signalement aura étédonné pour toute l’île, alors tu seras obligé de te faire marron,et de fuir de bois en bois, de rochers en rochers.

– Frère, on m’appelait le cerf d’Anjouan,comme on t’en appelait le lion, dit Nazim.

– Oui ; mais, comme le cerf, tu peuxtomber dans un piège. Alors il faut qu’ils n’aient aucune prisecontre toi ; il faut que tu glisses entre leurs mains. Voicidu verre pour couper tes cheveux, voici de l’huile de coco pourgraisser tes membres. Viens, frère, que je te fasse la toilette dunègre marron.

Nazim et Laïza gagnèrent une clairière, et, àla lueur des étoiles, Laïza commença, à l’aide de son tesson debouteille, à couper les cheveux à son frère aussi promptement etaussi complètement qu’aurait pu le faire avec le meilleur rasoir leplus habile barbier. Puis, cette opération terminée, Nazim jeta sonlangouti, et son frère lui versa sur les épaules une portion del’huile de coco que contenait la gourde, et le jeune hommel’étendit avec la main sur toutes les parties de son corps. Ainsioint des pieds à la tête, le beau nègre d’Anjouan semblait unathlète antique se préparant au combat.

Mais il fallait une épreuve pour tranquillisertout à fait Laïza. Laïza, comme Alcidamas, arrêtait un cheval parles pieds de derrière, et le cheval essayait vainement des’échapper de ses mains. Laïza, comme Milon de Crotone, prenait untaureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules oul’abattait à ses pieds. Si Nazim lui échappait, à lui, Naziméchapperait à tout le monde. Laïza saisit Nazim par le bras, etraidit ses doigts de toute la force de ses muscles de fer. Nazimtira son bras à lui, et son bras glissa entre les doigts de Laïzacomme une anguille dans la main du pêcheur ; Laïza saisitNazim à bras-le-corps, le serrant contre sa poitrine comme Herculeavait serré Antée ; Nazim appuya ses mains sur les épaules deLaïza, et glissa entre ses bras et sa poitrine comme un serpentglisse entre les griffes d’un lion. Alors seulement, le nègre futtranquille ; Nazim ne pouvait plus être pris par surprise, et,à la course, Nazim lui-même eût lassé l’animal dont il avait prisle nom.

Alors Laïza donna à Nazim la gourde aux troisquarts pleine d’huile de coco, lui recommandant de la conserverplus précieusement que les racines de manioc qui devaient apaisersa faim, et que l’eau qui devait étancher sa soif. Nazim passa lagourde dans une courroie et attacha la courroie à sa ceinture.

Puis les deux frères interrogèrent le ciel,et, voyant à la position des étoiles qu’il devait être au moinsminuit, ils prirent le chemin du morne de la rivière Noire, etdisparurent bientôt dans les bois qui couvrent la base desTrois-Mamelles ; mais derrière eux, et à vingt pas du massifde bambous où avait eu lieu entre les deux frères toute laconversation que nous venons de rapporter, un homme que jusque-là,à son immobilité, on eût pu prendre pour un des troncs d’arbreparmi lesquels il était couché, se leva lentement, glissa comme uneombre dans le fourré, apparut un instant à la lisière de la forêt,et, poursuivant les deux frères d’un geste de menace s’élança,aussitôt qu’ils eurent disparu, dans la direction dePort-Louis.

Cet homme c’était le Malais Antonio, qui avaitpromis de se venger de Laïza et de Nazim, et qui allait tenir saparole.

Et maintenant, si vite qu’il aille sur seslongues jambes, il faut, si nos lecteurs le permettent, que nous leprécédions dans la capitale de l’île de France.

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