Georges

Chapitre 25Juge et bourreau

En effet, dans une guerre de surprises commecelle qui allait avoir lieu entre les révoltés et les adversairesqui ne manqueraient pas de les poursuivre, la nuit devait surtoutêtre l’auxiliaire de l’attaque et la terreur de la défense.

Celle dans laquelle on venait d’entrer étaitbelle et sereine ; cependant la lune arrivée à son dernierquartier ne devait se lever que vers les onze heures.

Pour des hommes moins préoccupés du dangerqu’ils couraient, et surtout moins habitués à de pareils aspects,c’eût été un majestueux spectacle que cette dégradation successivede la lumière au milieu des vastes solitudes et du paysage agresteque nous avons essayé de peindre. D’abord l’obscurité commença demonter des endroits inférieurs, s’élevant comme une marée le longdes troncs d’arbres, aux flancs des rochers, sur les pentes de lamontagne, conduisant le silence avec elle, et chassant peu à peules dernières clartés du jour, qui se réfugièrent au sommet dupiton, s’y balancèrent un instant comme les flammes d’un volcan,puis s’éteignirent à leur tour, submergées par cette mer deténèbres.

Cependant, pour des yeux habitués à la nuit,cette obscurité n’était pas complète ; pour des oreilleshabituées à la solitude, ce silence n’était point absolu. La vie nes’éteint jamais tout entière dans la nature ; aux bruits dujour qui s’endorment succèdent les bruits de la nuit quis’éveillent : au milieu de ce grand murmure que font, en semêlant ensemble, le frémissement des feuilles et la plainte desruisseaux, passent d’autres rumeurs, causées par la voix ou par lespas des animaux de ténèbres : voix sombres, pas furtifs etinattendus, qui inspirent aux cœurs les plus termes cette émotionmystérieuse que le raisonnement ne peut combattre, parce que la vuene peut rassurer.

Or, aucune de ces rumeurs confuses n’échappaità l’oreille exercée de Laïza : chasseur sauvage, et, parconséquent, homme de la solitude et voyageur de la nuit, la nuit etla solitude avaient peu de mystères pour ses yeux et de secretspour ses oreilles : il reconnaissait le grignotement du tanrecrongeant ses racines d’arbres, les pas du cerf se rendant à lasource accoutumée, ou le battement des ailes de la chauve-sourisdans la clairière, et deux heures s’écoulèrent sans qu’aucun de cesbruits pût le tirer de son immobilité.

Au reste, chose étrange, c’était dans cettepartie de la montagne, qu’habitaient alors deux cents hommes à peuprès, que le silence était le plus absolu, et que la solitudesemblait la plus parfaite. Les douze nègres de Laïza étaientcouchés la face contre terre, de façon que lui-même les distinguaità peine dans l’obscurité, rendue plus épaisse encore par l’ombredes arbres, et, quoique quelques-uns dormissent, on eût dit que,pendant leur sommeil même, la prudence retenait leur souffle, qu’onpouvait entendre à peine. Quant à lui, appuyé tout debout contre unénorme tamarinier, dont les branches flexibles se projetaient, nonseulement sur le chemin qui longeait les rochers, mais encore surle précipice qui s’étendait au delà du chemin, il pouvait défierl’œil le plus exercé de distinguer son corps du tronc de l’arbregéant avec lequel, grâce à la nuit et à la couleur de sa peau, ilétait entièrement confondu.

Laïza se tenait, depuis une heure à peu près,dans ce silence et dans cette immobilité, lorsqu’il entenditderrière lui le bruit que faisaient les pas de plusieurs hommes surune terre toute parsemée de cailloux et de branches sèches ;d’ailleurs, ces pas, quoique retenus, ne semblaient pas avoir laprétention de se dissimuler tout à fait : il se retourna doncavec assez d’insouciance, comprenant que ce devait être unepatrouille qui venait à lui. En effet, ses yeux, habitués auxténèbres, distinguèrent bientôt six ou huit hommes quis’approchaient, et à la tête desquels, à sa grande taille et auxvêtements qui le couvraient, il reconnut Pierre Munier.

Laïza sembla se détacher de l’arbre contrelequel il était appuyé, et marcha à lui.

– Eh bien, lui dit-il, les hommes que vousavez envoyés à la découverte sont-ils revenus ?

– Oui, et les Anglais nous poursuivent.

– Où sont-ils ?

– Ils étaient campés, il y a une heure, entrele piton du Milieu et la source de la rivière des Créoles.

– Ils sont sur nos traces ?

– Oui ; et, demain, nous auronsprobablement de leurs nouvelles.

– Plus tôt, répondit Laïza.

– Comment, plus tôt ?

– Oui, si nous avons mis nos coureurs encampagne, ils en ont, de leur côté, fait autant que nous.

– Eh bien ?

– Eh bien, il y a des hommes qui rôdent dansles environs.

– Comment le savez-vous ? Avez-vousentendu leur voix ? avez-vous reconnu leurs pas ?

– Non, mais j’ai entendu passer un cerf, etj’ai reconnu, à la rapidité de sa course, qu’il s’était levéd’effroi.

– Ainsi, vous croyez que quelque rôdeur noustraque ?

– J’en suis sûr… Silence !

– Quoi ?

– Écoutez…

– En effet, j’entends du bruit.

– C’est le vol d’un coq des bois, qui est àdeux pas de nous.

– De quel côté ?

– Là, dit Laïza en étendant la main dans ladirection d’un bouquet de bois, dont on voyait les cimes s’éleverdu fond du ravin. Tenez, continua le nègre, le voilà qui s’abat àtrente pas de nous, de l’autre côté du chemin qui passe au bas durocher.

– Et vous croyez que c’est un homme qui l’afait lever ?

– Un homme ou plusieurs hommes, réponditLaïza ; je ne puis préciser le nombre.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire. Vouscroyez qu’il a été effrayé par une créature humaine ?

– Les animaux reconnaissent d’instinct lebruit que font les autres animaux, et ne s’en effrayent point,répondit Laïza.

– Ainsi ?

– Ainsi on se rapproche… Eh ! tenez,entendez-vous ? ajouta le nègre en baissant la voix.

– Qu’est-ce ? demanda le vieillard enusant de la même précaution.

– Le bruit d’une branche sèche qui vient de sebriser sous le pied de l’un d’eux. Silence, car ils sont maintenantassez près de nous pour entendre le bruit de notre voix.Cachez-vous derrière le tronc de ce tamarinier ; moi, je meremets à mon poste.

Et Laïza reprit la place qu’il venait dequitter, tandis que Pierre Munier se glissait derrière l’arbre, etque les nègres qui l’accompagnaient, perdus dans l’ombre desarbres, demeuraient debout, muets et immobiles comme desstatues.

Il se fit un silence d’un instant, pendantlequel aucun mouvement ne troubla le calme de la nuit ; maisquelques secondes s’étaient à peine écoulées, que l’on entendit lebruit d’un caillou qui se détachait de la terre et roulait sur lapente rapide du précipice. Laïza sentit contre sa joue l’haleine dePierre Munier. Celui-ci allait parler sans doute, mais le nègre luisaisit le bras avec force : le vieillard comprit alors qu’ilfallait se taire, et il se tut.

Au même instant, le coq des bois s’envolabruyamment une seconde fois en caquetant, et, passant par-dessus lacime du tamarinier, gagna les régions élevées de la montagne.

Le rôdeur se trouvait à vingt pas à peine deceux dont, sans doute, il cherchait les traces. Laïza et PierreMunier étaient sans haleine ; les autres nègres semblaient demarbre.

En ce moment, une lueur argentée commençad’éclairer les cimes de la chaîne de montagnes que, à travers leséclaircies de la forêt, on voyait se dresser à l’horizon. Bientôtla lune apparut derrière le morne des Créoles et commença,échancrée par sa décroissance, à s’avancer dans le ciel.

Tout au contraire des ténèbres, qui avaientmonté de bas en haut, la lumière descendait cette fois de haut enbas mais cette lumière n’atteignait que les endroits découverts,laissant, à part quelques portions du sol qu’elle éclairait àtravers les gerçures du feuillage, le reste de la forêt dans uneobscurité profonde.

En ce moment, il se fit un léger mouvementdans les branches d’un buisson qui bordait le chemin et s’élevaitau haut du talus, dont la pente rapide conduisait, comme nousl’avons dit, à un précipice ; puis, peu à peu, ces branchess’écartèrent et donnèrent passage à la tête d’un homme.

Malgré l’obscurité, moins grande d’ailleurs àcet endroit que ne couvrait le feuillage d’aucun arbre, PierreMunier et Laïza remarquèrent en même temps le mouvement imprimé aubuisson, car leurs deux mains, qui se cherchaient, se rencontrèrentet se serrèrent en même temps.

L’espion resta un moment immobile ; puisil allongea de nouveau la tête, interrogea des yeux et de l’oreilletout l’espace découvert, fit encore un mouvement en avant, et,rassuré par le silence qui lui faisait croire à la solitude, il sedressa sur ses genoux, écouta de nouveau et, ne voyant etn’entendant rien, finit par se relever tout à fait.

Laïza serra plus fortement alors la main dePierre Munier pour lui recommander une plus grande prudence, car,pour lui, il n’y avait plus de doute, cet homme cherchait leurtrace.

En effet, arrivé sur le bord du chemin, lerôdeur de nuit se courba de nouveau, interrogeant la terre, poursavoir si elle n’avait gardé aucun vestige de la marche deplusieurs hommes ; il toucha du plat de la main le gazon, pourvoir s’il n’était pas froissé ; il toucha du bout du doigt lescailloux, pour s’assurer s’ils n’avaient pas été ébranlés dansleurs alvéoles ; enfin, comme si l’air à son tour eût puconserver des traces de ceux qu’il cherchait, il leva la tête,fixant son regard sur le tamarinier, contre le tronc et sousl’ombre duquel Laïza était caché.

En ce moment, un rayon de lune passa entredeux cimes d’arbres et vint éclairer le visage de l’espion.

Alors, avec un mouvement prompt comme l’éclairLaïza dégagea sa main droite de la main de Pierre Munier, et,s’élançant d’un seul bond, de manière à saisir par son extrémitéune des branches les plus flexibles de l’arbre qui l’abritait, ilplongea, avec la rapidité de l’aigle qui s’abat, jusqu’au pied durocher, saisit l’espion par la ceinture, et, redonnant d’un coup depied l’impulsion à la branche, qui se redressa, il remonta avec luicomme l’aigle remonte avec sa proie : puis, laissant glissersa main le long du rameau à l’écorce lisse et polie, il revinttomber au pied de l’arbre, au milieu de ses compagnons, tenanttoujours son prisonnier, qui, un couteau à la main, cherchaitvainement à blesser son vainqueur, comme le serpent cherchevainement à mordre le roi des airs, qui, des profondeurs d’unmarais, l’emporte dans son aire voisine du ciel.

Alors, et malgré l’obscurité, chacun, dupremier coup d’œil, reconnut le prisonnier : c’était Antoniole Malais.

Tout cela s’était passé d’une façon si rapideet si inattendue, qu’Antonio n’avait pas jeté un cri.

Enfin, Laïza tenait donc en sa puissance sonennemi mortel ; Laïza allait donc punir d’un seul coup letraître et l’assassin.

Il le pressait sous son genou, il le regardaitavec cette terrible ironie du vainqueur, dans laquelle le vaincupeut comprendre qu’il n’a plus rien à espérer, quand tout à coup onentendit le lointain aboiement d’un chien.

Sans relâcher la main par laquelle il luiserrait la gorge, sans relâcher la main par laquelle il luimaintenait le poignet, Laïza releva la tête et tendit l’oreille aucôté par où venait le bruit.

À ce bruit, Laïza sentit frissonnerAntonio.

– Chaque chose a son temps, murmura Laïzacomme se parlant à lui même.

Puis, s’adressant aux nègres quil’entouraient :

– Attachez d’abord cet homme à un arbre,dit-il, il faut que je parle à M. Munier.

Les nègres saisirent Antonio par les pieds etpar les mains, et le garrottèrent avec des lianes contre le troncd’un takamaka. Laïza s’assura qu’il était bien lié, et, conduisantle vieillard à quelques pas, il étendit la main du côté où, pour lapremière fois, s’était fait entendre l’aboiement d’un chien.

– Avez-vous entendu ? lui dit-il.

– Quoi ? demanda le vieillard.

– L’aboiement d’un chien.

– Non.

– Écoutez, il se rapproche.

– Oui, cette fois, je l’ai entendu.

– On nous chasse comme des cerfs.

– Comment, tu crois que c’est nous que l’onpoursuit ?

– Et qui voulez-vous que ce soit ?

– Quelque chien échappé qui chasse pour sonpropre compte.

– Après tout, c’est encore possible, murmuraLaïza ; écoutons.

Il y eut un instant de silence, à la finduquel un nouvel aboiement retentit dans la forêt, plus rapprochéque les deux premiers.

– C’est nous qu’on poursuit, dit Laïza.

– Et à quoi le reconnais-tu ?

– Ce n’est point l’aboiement d’un chien quichasse, dit Laïza, c’est le hurlement d’un chien qui cherche sonmaître. Les démons auront trouvé dans quelque case de nègre unchien à la chaîne, et ils l’auront pris pour guide ; si lenègre est avec nous, nous sommes perdus.

– C’est la voix de Fidèle, murmura PierreMunier en tressaillant.

– Oui, oui, je la reconnais maintenant, ditLaïza. Je l’ai déjà entendue : c’est celle du chien qui ahurlé lorsque, hier au soir, nous avons rapporté votre fils blesséà Moka.

– En effet, j’ai oublié de l’emmener quandnous sommes partis ; cependant, si c’était Fidèle, il mesemble qu’il accourrait plus vite. Écoute comme la voix serapproche lentement !

– Ils le tiennent en laisse, ils lesuivent : il mène un régiment tout entier peut-être derrièrelui. Il ne faut pas lui en vouloir, à ce pauvre animal, ajouta, enriant, d’un rire sombre, le nègre d’Anjouan, il ne peut aller plusvite ; mais, soyez tranquille, il arrivera.

– Eh bien, que faut-il faire ? demandaPierre Munier.

– Si vous aviez quelque vaisseau qui vousattendît à Grand-Port, comme nous n’en sommes qu’à huit ou dixlieues, je vous dirais que nous avons encore le temps d’yarriver ; mais vous n’avez de ce côté aucune chance de fuite,n’est-ce pas ?

– Aucune.

– Alors, il faut se défendre, et, s’il estpossible, ajouta le nègre d’une voix sombre, mourir en sedéfendant.

– Viens donc, dit Pierre Munier, quiretrouvait tout son courage du moment où il ne s’agissait que decombattre ; Viens donc, car le chien les conduira àl’ouverture de la caverne, et, quand ils seront là, ils ne serontpas encore entrés.

– C’est bien, dit Laïza, allez donc auxretranchements.

– Mais pourquoi ne viens-tu pas avecmoi ?

– Moi ? Il faut que je reste ici quelquesminutes encore.

– Cependant, tu nous rejoindras ?

– Au premier coup de fusil qui sera tiré,retournez-vous et vous me verrez à vos côtés.

Le vieillard tendit la main à Laïza, car ledanger commun avait effacé entre eux toute distance ; puis iljeta son fusil sur son épaule, et, suivi de son escorte, ils’achemina à grands pas vers l’entrée de la caverne.

Laïza le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il fûtperdu tout à fait dans les ténèbres ; puis, revenant àAntonio, que, d’après son ordre, les nègres avaient garrotté à unarbre :

– Et maintenant, Malais, dit-il, à nousdeux !

– À nous deux ? dit Antonio d’une voixtremblante. Et que veut donc Laïza à son ami et à sonfrère ?

– Je veux qu’il se rappelle ce qui a été dit,le soir du Yamsé, sur le bord de la rivière des Lataniers.

– Il a été dit beaucoup de choses, et monfrère Laïza a été bien éloquent, car chacun s’est rendu à sonavis.

– Et, parmi toutes ces choses, Antonio serappelle-t-il le jugement qui a été rendu d’avance contre lestraîtres ?

Antonio frissonna de tout son corps, et,malgré la couleur cuivrée de sa peau, on eût pu le voir pâlir s’ileût fait jour.

– Il paraît que mon frère a perdu la mémoire,reprit Laïza avec un accent d’ironie terrible ; eh bien, moi,je vais la lui rendre. Il a été dit que, s’il y avait un traîtreparmi nous, chacun de nous pouvait le mettre à mort, d’une mortprompte ou lente, douce ou terrible. Sont-ce bien les propresparoles du serment, et mon frère se les rappelle-t-il ?

– Je me les rappelle, dit Antonio d’une voix àpeine intelligible.

– Alors, réponds aux questions que je vais tefaire, dit Laïza.

– Je ne te reconnais pas le droit dem’interroger ; tu n’es pas mon juge, s’écria Antonio.

– Alors, ce n’est pas toi que j’interrogerai,reprit Laïza.

Puis, se tournant vers les nègres qui étaientcouchés autour de lui sur la terre :

– Levez-vous, vous autres, et répondez.

Les nègres obéirent, et l’on vit surgir dix oudouze figures noires qui se rangèrent silencieusement endemi-cercle devant l’arbre où était garrotté Antonio.

– Ce sont des esclaves, s’écria Antonio, et jene dois pas être jugé par des esclaves : je ne suis pas unnègre, moi. Je suis libre, moi ; c’est à un tribunal à mejuger si j’ai commis un crime, et non à vous.

– Assez, dit Laïza. Nous allons te jugerd’abord, et ensuite tu en appelleras à qui tu voudras.

Antonio se tut, et, pendant le moment desilence qui suivit l’injonction que Laïza venait de lui faire, onentendait les aboiements du chien qui se rapprochaient.

– Puisque le coupable ne veut pas répondre,dit Laïza aux nègres qui entouraient Antonio, c’est à vous derépondre pour lui… Qui est-ce qui a dénoncé la conspiration augouverneur, parce qu’un autre que lui avait été nomméchef ?

– Antonio le Malais, répondirent tous lesnègres d’une voix sourde, mais d’une seule voix.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Antonio. Cen’est pas vrai ; je le jure, je le proteste !

– Silence ! dit Laïza du même tonimpératif.

Puis il reprit :

– Qui est-ce qui, après avoir dénoncé laconspiration au gouverneur, a tiré sur notre chef, au bas de lapetite montagne, le coup de fusil qui l’a blessé ?

– Antonio le Malais, répondirent tous lesnègres.

– Qui m’a vu ? s’écria le Malais. Qui osedire que c’est moi ? Qui peut, dans la nuit, reconnaître unhomme d’un autre homme ?

– Silence ! dit Laïza.

Puis, reprenant avec le même accent calme etinterrogateur :

– Enfin, dit-il, après avoir dénoncé laconspiration au gouverneur, après avoir tenté d’assassiner notrechef, qui est-ce qui venait encore la nuit ramper comme un serpentautour de notre retraite, pour découvrir quelque ouverture parlaquelle les soldats anglais pussent entrer ?

– Antonio le Malais, reprirent encore une foisles nègres avec ce même accent de conviction qui ne les avait pasencore quittés un instant.

– Je venais pour rejoindre mes frères, s’écriale prisonnier ; je venais pour partager leur sort quel qu’ilfût, je le jure, je le proteste !

– Croyez-vous ce qu’il dit ? demandaLaïza.

– Non ! non ! non ! répétèrenttoutes les voix.

– Mes bons amis, mes chers amis, dit Antonio,écoutez-moi, je vous en supplie !

– Silence ! dit Laïza.

Puis il continua, de ce même accent solennelqu’il avait toujours conservé, et qui indiquait la grandeur de lamission qu’il s’était imposée :

– Antonio n’est donc pas une fois, mais troisfois traître ; Antonio aurait donc mérité trois fois la mortsi l’on pouvait mourir trois fois. Antonio, prépare-toi donc àparaître devant le Grand-Esprit, car tu vas mourir !

– C’est un assassinat ! s’écria Antonio,et vous n’avez pas le droit d’assassiner un homme libre ;d’ailleurs, les Anglais ne peuvent pas être loin ;j’appellerai, je crierai. À moi !… à moi !… Ils veulentm’égorger ! ils veulent…

Laïza saisit la gorge du Malais et étouffa sescris entre ses doigts de fer ; puis, tournant la tête vers lesnègres :

– Préparez une corde, dit-il.

En entendant cet ordre, qui lui présageait lesort qui l’attendait, Antonio fit un si violent effort, qu’il brisaune partie des liens qui le retenaient. Mais il ne put se dégagerdu plus terrible de tous, de la main de Laïza. Cependant au bout dequelques secondes, le nègre comprit, aux convulsions qu’il sentaitcourir dans tout le corps d’Antonio, que s’il continuait de leserrer ainsi, la corde deviendrait bientôt inutile. Il lâcha doncla gorge du prisonnier, qui laissa tomber sa tête sur sa poitrinecomme un homme qui râle.

– J’ai dit que je te laisserais du temps pourparaître devant le Grand-Esprit, dit Laïza : tu as dixminutes, prépare-toi.

Antonio voulut prononcer quelquesparoles ; mais sa voix le trahit.

On entendait les aboiements du chien, qui, àchaque instant, se rapprochaient.

– Où est la corde ? dit Laïza.

– La voici, répondit un nègre en présentant àLaïza l’objet qu’il demandait.

– Bien ! dit-il.

Et, comme l’office du juge était fini,l’office du bourreau commença.

Laïza prit une des plus fortes branches dutamarinier, la ramena à lui, y fixa fortement l’une des extrémitésde la corde, fit à l’autre un nœud coulant qu’il passa autour ducou d’Antonio, ordonna à deux hommes de tenir la branche, et,s’étant assuré que le condamné, malgré la rupture de deux ou troisdes lianes qui l’attachaient, était maintenu encore, il l’invitaune seconde fois à se préparer à la mort.

Cette fois, la parole était revenue aucondamné ; mais au lieu de s’en servir pour implorer lamiséricorde de Dieu, ce fut pour faire un dernier appel à la pitiédes hommes qu’il éleva la voix.

– Eh bien, oui, mes frères, oui, mes amis,dit-il changeant de tactique, et essayant d’obtenir par des aveuxla vie qu’on avait refusée à ses dénégations ; oui, je suisbien coupable, je le sais, et vous avez le droit de me traitercomme vous le faites : mais vous pardonnerez à votre anciencamarade, n’est-ce pas ? à celui qui vous faisait tant rirependant les veillées ; au pauvre Antonio, qui vous racontaitde si belles histoires et qui vous chantait de si joyeuseschansons ! Que deviendrez-vous désormais sans lui ? quivous amusera ? qui vous distraira ? qui vous fera oublierla fatigue de la journée ? Grâce, mes amis ! grâce pourle pauvre Antonio ; La vie ! la vie ! mes amis, jevous la demande à genoux !

– Pense au Grand-Esprit ! ditLaïza ; car tu n’as plus que cinq minutes à vivre,Antonio.

– Au lieu de cinq minutes, Laïza, mon bonLaïza, reprit Antonio d’une voix suppliante, donne-moi cinq ans,et, pendant ces cinq ans, je serai ton esclave : je tesuivrai, je serai sans cesse à tes ordres, je serai toujours prêt àtes commandements, et, quand j’y manquerai, je commettrai lamoindre faute, eh bien, alors, tu me puniras, et je supporterai lefouet, les verges, la corde, sans me plaindre, et je dirai que tues bon maître, car tu m’as donné la vie.

Oh ! la vie ! Laïza, lavie !

– Écoute, Antonio, dit Laïza, entends-tu lesaboiements de ce chien ?

– Oui. Et tu crois que c’est moi qui ai donnéle conseil de le détacher ? Eh bien, non ! tu te trompes,je te le jure.

– Antonio, dit Laïza, cette idée ne serait pasvenue même à un blanc de se servir d’un chien pour poursuivre sonpropre maître ; Antonio, cette idée est encore de toi.

Le Malais poussa un profond gémissement ;puis, au bout d’un instant, comme s’il eût espéré fléchir sonennemi à force d’humilité :

– Eh bien, oui, dit-il, c’est moi. LeGrand-Esprit m’avait abandonné, l’orgueil de la vengeance m’avaitrendu fou. Il faut avoir pitié d’un fou, Laïza : au nom de tonfrère Nazim, pardonne-moi.

– Et qui encore avait dénoncé Nazim, lorsqueNazim a voulu fuir ? Ah ! voilà un nom que tu as bientort de prononcer, Antonio. Antonio, les cinq minutes sontécoulées. Malais, tu vas mourir.

– Oh ! non, non, non ! moi pasmourir ! dit Antonio. Grâce, Laïza ! grâce, mes amis,grâce !

Mais, sans écouter les plaintes, lessupplications et les prières du condamné, Laïza tira son couteau,et, d’un seul coup, trancha tous les liens qui retenaientAntonio ; au même instant, et sur un ordre de lui, les deuxhommes lâchèrent la branche, qui se tendit, enlevant avec elle lemalheureux Malais.

Un cri terrible, un cri suprême, un cri danslequel semblaient s’être réunies toutes les forces du désespoir,retentit et alla se perdre, lugubre, solitaire, désolé, dans lesprofondeurs des forêts : tout était fini, et le corpsd’Antonio n’était plus qu’un cadavre se balançant au bout d’unecorde au-dessus du précipice.

Laïza resta un instant encore immobile, etregardant le mouvement de vibration de la corde, qui se calmait peuà peu ; puis, lorsqu’elle fut arrivée à peu près à tracer surl’azur du ciel une ligne perpendiculaire et immobile, il prêta denouveau l’oreille aux aboiements du chien, qui n’était plus qu’àcinq cents pas à peine de la caverne : il ramassa son fusil,qu’il avait posé à terre, et, se retournant vers les autresnègres :

– Allons, mes amis, dit-il, nous voilàvengés ; maintenant, nous pouvons mourir.

Et, les précédant d’un pas rapide, il marchaavec eux vers les retranchements.

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