Georges

Chapitre 30Le combat

Maître Tête-de-Fer tint parole ; ilfranchit heureusement le canal que forme la mer en se resserrantentre le Coin-de-Mire et l’île Plate, et, après avoir doublé lapasse des Cornes et l’île d’Ambre, se rangea le plus près possiblede la côte.

Puis à minuit et demi, comme il vit pointer lacorne de la lune au sud de l’île Rodrigue, il alla, selon lesinstructions reçues, réveiller son capitaine.

Jacques, en montant sur le pont, jeta, surtous les points de l’horizon, ce coup d’œil rapide et investigateurqui appartient essentiellement à l’homme de mer ; le ventavait fraîchi et variait de l’est au nord-est ; la terre setenait à neuf milles, à peu près, à tribord, et on l’apercevaitcomme un brouillard ; aucun navire n’était en vue ni àl’arrière, ni à bâbord, ni à l’avant.

On était à la hauteur du port Bourbon.

Jacques avait joué le meilleur jeu qu’il pûtjouer. Si la frégate, qui l’avait perdu de vue dans la nuit, avaitcontinué sa route à l’est, il serait trop tard pour elle, au pointdu jour, de revenir sur son chemin, et il était sauvé ; si, aucontraire, par une inspiration fatale, le capitaine du bâtimentchasseur avait deviné sa manœuvre et l’avait suivi, il avait encorela chance de se dérober à sa vue en longeant les côtes et enprofitant des sinuosités de l’île pour se cacher à son ennemi.

Pendant que Jacques, à l’aide d’une longue-vuede nuit, essayait de percer l’obstacle de l’horizon, il sentitqu’on lui frappait sur l’épaule. Il se retourna : c’étaitGeorges.

– Ah ! c’est toi frère ? lui dit-ilen lui tendant la main.

– Eh bien, demanda Georges, qu’y a-t-il denouveau ?

– Rien, jusqu’à présent ; mais, du reste,le Leycester serait derrière nous, que nous ne pourrionsle voir à la distance qui nous sépare encore. Au point du jour,nous connaîtrons notre affaire… Ah ! ah !

– Qu’est-ce ?

– Rien. Une petite saute du vent, voilàtout.

– En notre faveur ?

– Oui, si la frégate a continué saroute ; dans le cas contraire, cette variation est aussi bonnepour elle que pour nous ; dans tous les cas, il faut enprofiter.

Puis, se retournant vers le contremaître, quiavait remplacé le second :

– Range à hisser les bonnettes !cria-t-il.

– Hors les bonnettes ! répéta lecontremaître.

Au même instant, on vit monter du pont auxhunes, et des hunes au mât de perroquet, comme cinq nuagesflottants qui allèrent se fixer à bâbord des voiles ; presqueen même temps, on sentit que la corvette obéissait à une impulsionplus rapide ; Georges en fit l’observation à son frère.

– Oui, oui, dit Jacques, elle est commeAntrim, elle a la bouche fine, et il ne faut pas lafouetter pour qu’elle marche ; il ne s’agit que de lui lâcherde la toile en quantité convenable, et elle fera un assez jolichemin.

– Et combien, en marchant de cette allure,faisons-nous de milles à l’heure ? demanda Georges.

– Jetez le loch ! cria Jacques.

La manœuvre fut exécutée au même instant.

– Combien de nœuds ?

– Onze, capitaine.

– C’est deux milles de plus que nous nefaisions tout à l’heure. On n’en peut demander davantage, au reste,à du bois, de la toile et du fer ; et, si nous avions à nostrousses tout autre bâtiment que ce démon de Leycester, jevoudrais le conduire comme en laisse jusqu’au cap deBonne-Espérance ; puis, arrivés là, nous lui dirionsbonsoir.

Georges ne répondit rien, et les deux frèrescontinuèrent de se promener silencieux d’un bout à l’autre dupont ; seulement, chaque fois que Jacques revenait de l’avantà l’arrière, ses yeux semblaient vouloir forcer l’obscurité às’ouvrir devant eux ; enfin, une seule fois il s’arrêta, et aulieu de continuer sa promenade, il s’appuya sur le couronnement dela poupe.

En effet, les ténèbres commençaient à sedissiper, quoique les premières lueurs du jour tardassent encore àparaître et, dans ce crépuscule naissant, lequel s’éclaircissaitpareil à un brouillard qui se dissipe pour faire place à une aubebleuâtre, Jacques croyait distinguer, à quinze milles à peu près,la frégate faisant même route que la corvette.

À ce même moment, et comme il étendait la mainpour faire remarquer à Georges ce point presque imperceptible, lematelot en vigie cria :

– Une voile à l’arrière.

– Oui, dit Jacques comme se parlant àlui-même ; oui, je l’ai vue ; oui, ils ont suivi notresillage comme s’il était resté creusé derrière nous. Seulement, aulieu de passer entre l’île Plate et le Coin-de-Mire, ils ont passéentre l’île Plate et l’île Ronde, c’est ce qui leur a fait perdredeux heures ; il faut qu’il y ait sur le bâtiment un homme demer qui sache un peu bien son métier.

– Mais je ne vois rien ! dit Georges.

– Tiens là, là ! regarde, repritJacques ; on voit jusqu’aux basses voiles, et, lorsque lebâtiment monte sur la vague, on voit, pardieu ! l’avant qui sesoulève comme un poisson qui sort la tête de l’eau pourrespirer.

– En effet, dit Georges ; oui, tu asraison ; je le vois.

– Et que voyez-vous, Georges ? demandaune douce voix derrière le jeune homme.

Georges se retourna et aperçut Sara.

– Ce que je vois, Sara ? Un fort beauspectacle : celui du soleil qui se lève ; mais, comme iln’y a pas de plaisir parfaitement pur sur la terre, ce spectacleest un peu gâté par l’aspect de ce bâtiment, qui, comme vous levoyez, malgré les calculs et les espérances de mon frère, n’a pointperdu notre piste.

– Georges, dit Sara, Dieu, qui nous a simiraculeusement réunis jusqu’à présent, ne détournera pas sonregard de nous au moment où nous avons le plus besoin de saprotection. Que cette vue ne vous empêche donc pas de l’adorer dansses œuvres. Voyez, voyez, Georges, comme ce spectacle estbeau !

En effet, au moment où le jour allaitcommencer à naître, on eût cru que la nuit jalouse avait essayéd’épaissir les ténèbres. Puis, comme nous l’avons dit, une lueurbleuâtre et transparente s’était étendue, augmentant à chaqueinstant de largeur et d’éclat ; puis cette lueur se dégradasuccessivement, passant du blanc argenté au rose tendre, puis, durose tendre au rose foncé ; enfin, un nuage de pourpre pareilà la vapeur enflammée d’un volcan monta à l’horizon. C’était le roidu monde qui venait prendre possession de son empire ; c’étaitle soleil qui s’élançait en maître dans le firmament.

C’était la première fois que Sara voyait unpareil spectacle ; aussi était-elle demeurée en extase,serrant avec un amour plein de foi et de religion la main du jeunehomme ; mais Georges, qui avait eu le temps de s’y habituerpendant les longs voyages qu’il avait faits sur mer, ramena lepremier son regard vers l’objet de la préoccupation générale. Lebâtiment chasseur allait toujours se rapprochant ; seulement,il devenait moins visible, noyé qu’il était dans les flots de lalumière orientale ; et c’était la corvette, au contraire, qui,à cette heure, devait lui être devenue parfaitement distincte.

– Allons, allons, murmura Jacques, il nous avus à son tour ; car le voilà qui hisse ses bonnettes.Georges, mon ami, continua Jacques en se penchant à l’oreille deson frère, tu connais les femmes, et tu sais qu’elles ont quelquepeine à prendre leur parti ; tu ne ferais pas mal, à mon avis,de souffler à Sara quelques mots de ce qui va se passer.

– Que dit votre frère ? demanda Sara.

– Il doute de votre courage, reprit Georges,et je lui réponds de vous.

– Vous avez raison, mon ami. D’ailleurs,lorsque le moment sera venu, vous me direz ce qu’il faut que jefasse, et j’obéirai.

– Le démon marche comme s’il avait desailes ! continua Jacques. Chère petite sœur, auriez-vous, parhasard, entendu nommer le commandant de ce bâtiment ?

– Je l’ai vu plusieurs fois chezM. de Malmédie, mon oncle, et je me rappelle parfaitementson nom : il s’appelait George Paterson ; mais ce ne peutêtre lui qui dirige le Leycester en ce moment ; car,avant-hier encore, je me rappelle avoir entendu dire qu’il étaitmalade, et, à ce que l’on assurait, mortellement.

– Eh bien, je dis qu’on fera une grandeinjustice à son second, si, le jour même de la mort de sonsupérieur, on ne le nomme pas capitaine à sa place. À la bonneheure, il y a plaisir à avoir affaire à un gaillard comme celui-là,voyez comme son bâtiment avance ; sur ma parole, on dirait uncheval de course ; si cela continue, avant cinq ou six heuresd’ici, il faudra en découdre.

– Eh bien, nous en découdrons, dit PierreMunier, qui arrivait en ce moment sur le pont, et dont les yeux, àl’approche du danger, brillaient de cette ardeur dont s’enflammaitson âme dans les grandes occasions.

– Ah ! c’est vous, mon père ? ditJacques. Enchanté de vous voir dans ces bonnes dispositions ;car, dans quelques heures, comme je vous le disais, nous auronsbesoin de tous les bras qui seront à bord.

Sara pâlit légèrement, et Georges sentit quela jeune fille lui serrait la main ; il se retourna vers elleen souriant.

– Eh bien, Sara, lui dit-il, après avoir eutant de confiance en Dieu, douteriez-vous de luimaintenant ?

– Non, Georges, non, reprit Sara ; et,quand du fond de la cale j’entendrai le mugissement des canons, lesifflement les boulets, les cris des blessés, je resterai, je vousle jure, pleine de foi et d’espérance, certaine de revoir monGeorges sain et sauf ; car quelque chose me dit là que nousavons épuisé le plus amer de notre malheur, et que, comme lesténèbres ont fait place à ce soleil brillant, notre nuit, à nous,va faire place à un beau jour.

– À la bonne heure ! s’écria Jacques, etvoilà ce que j’appelle parler : sur mon honneur, je ne sais àquoi tient que je ne vire de bord et que je ne mette le cap sur cetorgueilleux bâtiment ; cela lui épargnerait la moitié de lapeine, et, à nous, la moitié de l’ennui ; qu’en dis-tu,Georges, veux-tu en faire l’expérience ?

– Volontiers, dit Georges ; mais necrains-tu pas qu’à cette distance, s’il est quelque vaisseauanglais au port Bourbon, il n’en sorte au bruit de la canonnade, etne vienne prêter main-forte à son compagnon ?

– Sur ma foi ! tu parles comme saint JeanBouche-d’Or, frère, dit Jacques, et nous continuerons notre chemin.Ah ! c’est vous, maître Tête-de-Fer ? continua Jacques ens’adressant à son lieutenant, qui paraissait en ce moment sur lepont. Vous arrivez à propos : nous voici, comme vous le voyez,à la hauteur du morne Brabant ; maintenez le cap àl’ouest-sud-ouest du morne ; puis nous allons déjeuner, c’estune bonne précaution à prendre en tout temps, mais surtout quand onignore si l’on dînera.

Et Jacques offrit le bras à Sara, et, donnantl’exemple, descendit le premier, suivi de Pierre et de Georges.

Sans doute dans le dessein de distraire,momentanément du moins, ses convives du danger qui les menaçait,Jacques fit durer le déjeuner le plus longtemps possible.

Deux heures s’étaient donc écoulées, à peuprès, lorsqu’ils remontèrent sur le pont.

Le premier coup d’œil de Jacques fut pour leLeycester ; il s’était visiblement rapproché :on découvrait jusqu’à sa batterie, et cependant Jacques paraissaits’attendre à le trouver moins éloigné encore ; car, jetant uncoup d’œil sur les agrès de sa corvette pour s’assurer qu’onn’avait rien changé à la voilure :

– Eh bien, qu’y a-t-il donc, maîtreTête-de-Fer ? dit-il. Il me semble que nous marchons un peuplus vite maintenant qu’il y a deux heures.

– Oui, capitaine, répondit le second, oui, jedois dire qu’il y a quelque chose comme cela.

– Qu’avez-vous donc fait aubâtiment ?

– Oh ! des misères : j’ai changénotre lest de place et j’ai ordonné à nos hommes de se porter surl’avant.

– Oui, oui, vous êtes un habilepraticien ; et qu’avez-vous gagné à cela ?

– Un mille, capitaine, un pauvre mille, voilàtout. Nous filons douze nœuds à l’heure. Je viens de jeter leloch ; mais cela ne nous servira pas à grand-chose, et sansdoute que, de son côté, il en aura fait autant ; car, depuisun quart d’heure, à peu près, lui aussi a augmenté sa vitesse.Tenez, capitaine, vous le voyez, il est presque à découvert.Oh ! nous avons affaire à quelque vieux loup de mer qui nousdonnera du fil à retordre. Cela me rappelle la façon dont ce mêmeLeycester nous a donné la chasse lorsque c’était lecapitaine Williams Murrey qui en était le capitaine.

– Ah ! pardieu ! tout m’est expliquémaintenant, s’écria Jacques. Mille louis contre cent, Georges, quec’est ton enragé gouverneur qui est à bord de ce vaisseau. Il auravoulu prendre sa revanche.

– Crois-tu cela, frère ? s’écria Georgesà son tour, en se levant du banc sur lequel il était assis, et ensaisissant vivement le bras de Jacques, crois-tu cela ?J’avoue que j’en serais heureux, car, pour mon compte, moi aussi,j’ai avec lui une revanche à prendre.

– C’est lui-même, c’est lui en personne j’enréponds, maintenant. Il n’y a qu’un pareil limier qui ait puéventer notre trace comme il l’a fait. Diable ! quel honneurpour un pauvre négrier comme moi, d’avoir affaire à un commodore dela marine royale ! Merci, Georges ! c’est toi qui me vauxcette bonne fortune.

Et Jacques tendit en riant la main à sonfrère.

Mais la probabilité d’avoir affaire à lordWilliams Murrey lui-même n’était pour Jacques, dans la situationcritique où l’on allait se trouver bientôt, qu’un motif de plus deprendre toutes les précautions nécessaires. Jacques jeta les yeuxsur la muraille du bâtiment : les hamacs étaient dans les metsde bastingage ; il examina l’équipage : l’équipage,instinctivement, était déjà séparé par groupes, et chacun se tenaitprès de la batterie qu’il devait servir ; tous ces signesindiquaient qu’il n’avait rien à apprendre à ces hommes, et quechacun en savait autant que lui sur ce qui allait se passer.

En ce moment, un souffle de brise apporta, enpassant, le bruit du tambour que l’on battait sur la frégateennemie.

– Ah ! ah ! dit Jacques, on ne lesaccusera pas d’être en retard. Allons, enfants, suivons l’exemplequ’on nous donne. MM. les marins de la marine royale sont debons maîtres, et nous ne pouvons que gagner à les imiter.

Puis haussant la voix :

– Branle-bas de combat ! cria-t-il detoute la force de ses poumons.

Aussitôt, on entendit résonner dans labatterie le roulement de deux tambours et les notes aiguës d’unfifre. Bientôt les trois musiciens parurent sur le pont, sortantpar une écoutille, firent le tour du bâtiment et rentrèrent parl’écoutille opposée.

L’effet de cette apparition et du mélodieuxconcert qui en était la suite fut magique.

En un instant, chacun est au poste désignéd’avance et armé des armes légères qui lui sont dévolues ; lesgabiers de combat s’élancent dans les hunes avec leurs carabines.La mousqueterie se range sur les gaillards et les passavants, lesespingoles sont montées sur leurs chandeliers, les canons sontdémarrés et mis en batterie, des provisions de grenades sont faitesdans tous les endroits d’où l’on pourra les faire pleuvoir sur lepont ennemi. Enfin, le maître de manœuvres fait bosser toutes lesécoutes, établir des serpenteaux dans la mâture, et hisser à leurplace les grappins d’abordage.

L’activité n’était pas moins grande dansl’intérieur du bâtiment que sur le pont. Les soutes à poudre sontouvertes, les fanaux des puits sont allumés, la barre de rechangeest disposée ; enfin, les cloisons sont abattues, la chambredu capitaine déménagée, et l’on y roule deux pièces de canon qu’onétablit en retraite.

Puis il se fit un grand silence. Jacques vitque tout était prêt, et commença son inspection.

Chaque homme était à son poste et chaque choseà sa place.

Néanmoins, comme Jacques comprenait que lapartie qu’il allait jouer était une des plus sérieuses qu’il eûtfaites de sa vie, l’inspection dura une demi-heure. Pendant cetteinspection, il examina chaque chose et parla à chaque homme.

Lorsqu’il remonta sur le pont, la frégateavait encore visiblement gagné sur lui, et les deux bâtimentsn’étaient plus séparés que par un mille et demi de distance.

Une demi-heure s’écoula encore, pendantlaquelle il n’y eut certes pas dix paroles échangées à bord de lacorvette ; toutes les facultés de l’équipage, des chefs et despassagers, semblaient s’être concentrées dans leurs yeux.

Chaque physionomie exprimait un sentiment enharmonie avec son caractère : Jacques l’insouciance, Georgesl’orgueil, Pierre Munier l’inquiétude paternelle, Sara ledévouement.

Tout à coup une légère nappe de fumée apparutau flanc de la frégate, et l’étendard de la Grande-Bretagne montamajestueusement dans les airs.

Le combat était inévitable : la corvettene pouvait plus revenir au vent ; la supériorité de la marcheétait évidente. Jacques ordonna d’abaisser les bonnettes, pour nepas conserver de voiles inutiles à la manœuvre ; puis, seretournant vers Sara :

– Allons, petite sœur, dit-il, vous voyez quetout le monde est à son poste ; je crois qu’il est temps quevous descendiez au vôtre.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeunefille, ce combat est donc inévitable ?

– Dans un quart d’heure, dit Jacques, laconversation va commencer, et comme, selon toute probabilité, ellene manquera pas de chaleur, il est nécessaire que ceux qui nedoivent pas s’en mêler se retirent.

– Sara, dit Georges, n’oubliez pas ce que vousm’avez promis.

– Oui, oui, dit la jeune fille, oui, me voilàprête à obéir. Vous voyez, Georges, je suis raisonnable. Mais vousde votre côté…

– Sara vous ne me demanderez pas, je l’espère,de rester spectateur de ce qui va se passer, quand c’est pour moiseul que tant de braves gens exposent leur existence ?

– Oh ! non, dit Sara ; non, je vousdemande seulement de penser à moi, et de vous rappeler que, vousmort, je serai morte.

Puis elle offrit la main à Jacques, tendit sonfront à Pierre Munier, et, conduite par Georges, descendit parl’escalier de l’arrière.

Un quart d’heure après, Georges remonta ;il tenait à la main un sabre d’abordage et avait une paire depistolets à sa ceinture.

Pierre Munier était armé de sa carabinedamasquinée, vieille amie qui lui avait toujours rendu de fidèlesservices.

Jacques était à son banc de quart, tenant à lamain son porte-voix, signe du commandement, et ayant à ses pieds unsabre d’abordage et un petit casque de fer.

Les deux navires faisaient la même route, lafrégate serrant toujours la corvette, et déjà si rapprochée, queles matelots, disposés dans les hunes, pouvaient voir ce qui sepassait sur le pont l’un de l’autre.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, vous avezbons yeux et bon jugement ; faites-moi le plaisir de monterdans la hune d’artimon et de me dire ce qui se passe là-bas.

Le second s’élança aussitôt comme un simplegabier, et en un instant fut au poste désigné.

– Eh bien ? dit le capitaine.

– Eh bien, capitaine, chacun est à son postede combat, les canonniers aux batteries, les soldats de marine surles passavants et le gaillard d’arrière, et le capitaine sur sonbanc de quart.

– Y a-t-il à bord d’autres troupes que desmatelots et des soldats de marine ?

– Je ne crois pas, capitaine, à moins,cependant, qu’ils ne soient cachés dans la batterie, car je voispartout le même uniforme.

– Bien ! En ce cas, la partie est presqueégale, à quinze ou vingt hommes près. Voilà tout ce que je voulaissavoir. Descendez, maître Tête-de-Fer.

– Un instant ! un instant ! Voilàl’Anglais qui embouche son porte-voix. Si nous nous taisions bien,nous entendrions ce qu’il va dire.

Cette dernière opinion était un peuhasardée ; car, malgré le silence qui se faisait à bord, aucunbruit venant du bâtiment chasseur n’arriva jusqu’au bord de lacorvette ; mais l’ordre que venait de donner le capitaine n’enfut pas moins promptement expliqué à tout l’équipage, car aussitôtdeux éclairs sortirent de l’avant du navire ennemi, une détonationse fit entendre, et deux boulets vinrent ricocher dans le sillagede la Calypso.

– Bon ! dit Jacques, il n’y a que despièces de 18 comme les nôtres ; les chances deviennent de plusen plus égales.

Puis, levant la tête :

– Descendez, dit-il au second ; vous êtesinutile maintenant là-bas, et j’ai besoin de vous ici.

Maître Tête-de-Fer obéit, et, au bout d’uninstant, se trouva près de Jacques. Pendant ce temps, la frégatecontinuait d’avancer, mais sans tirer davantage, l’expérience luiayant démontré qu’elle était encore hors de portée.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, descendezdans la batterie : tant que nous serons en retraite,servez-vous de boulets ; mais, du moment que nous en viendronsà l’abordage, des obus, rien que des obus ; vousentendez ?

– Oui, capitaine, répondit le second.

Et il descendit par l’escalier del’arrière.

Les deux bâtiments continuèrent de faire routeencore une demi-heure, à peu près, sans qu’aucune marque nouvelled’hostilité se manifestât à bord de la frégate. De son côté, commeon l’a vu, la corvette, jugeant sans doute qu’il était inutile deperdre sa poudre et ses boulets, était restée insensible aux deuxprovocations de son ennemie ; mais il était évident, àl’animation qui commençait à couvrir le visage des matelots, et àl’attention avec laquelle le capitaine mesurait la distance quiséparait encore les deux navires que la conversation, comme disaitJacques, ne s’en tiendrait pas longtemps au monologue, et que ledialoguer allait commencer.

En effet, au bout de dix autres minutesd’attente, qui parurent un siècle à chacun, l’avant de la frégates’enflamma de nouveau, une double détonation se fit entendre, et,cette fois fut suivie du sifflement des boulets qui passèrent danssa voilure, trouant la voile de hune du mât d’artimon, et coupantdeux ou trois cordages.

Jacques suivit d’un coup d’œil rapide l’effetdes deux messages de destruction ; puis, voyant qu’ilsn’avaient fait que de légères avaries :

– Allons, enfants ! dit-il, il paraîtdécidément que c’est à nous qu’ils en veulent. Politesse pourpolitesse. Feu !

Au même instant, une double détonation fittrembler toute la corvette, et Jacques se pencha en dehors pourvoir le résultat de sa riposte : un des deux boulets fitsauter une portion de la muraille de l’avant, et l’autre s’enfonçadans la proue.

– Eh bien, cria Jacques, que faites-vous donc,vous autres ? À pleine volée, morbleu ! visez dans lamâture ; brisez-lui les jambes et trouez-lui les ailes ;le bois lui est plus précieux dans ce moment que la chair.Eh ! voyez !

Deux boulets passaient en ce moment à traversles voiles et les agrès de la corvette, et, tandis que l’unécornait la vergue de misaine, l’autre coupait le petit mât deperroquet.

– Feu ! sacredieu ! feu ! criaJacques et prenez-moi exemple sur ces gaillards-là. Vingt-cinqlouis pour le premier mât qui tombe à bord de la frégate.

La détonation suivit presque aussitôt lecommandement, et l’on put suivre, dans la voilure du bâtimentennemi, le passage des boulets.

Pendant un quart d’heure, à peu près le feucontinua ainsi de part et d’autre ; la brise, abattue par lesdétonations était à peu près tombée, et les deux bâtiments nefilaient plus guère que quatre ou cinq nœuds : toutl’intervalle était rempli par la fumée, de sorte que c’étaitpresque au hasard que l’artillerie tirait ; cependant lafrégate avançait toujours, et l’on voyait l’extrémité de ses mâtsdominer la vapeur qui l’enveloppait, tandis que la corvette, quifuyait vent arrière et qui faisait feu par sa poupe, étaitentièrement hors de la fumée.

C’était le moment qu’attendait Jacques. Ilavait fait tout ce qu’il avait pu pour éviter l’abordage ;mais, forcé dans sa course, il allait, comme le sanglier blessé,revenir enfin sur le chasseur. En ce moment, la frégate se trouvaitdans la hanche de tribord de la corvette et commençait à lacanonner par les pièces d’avant de sa batterie ; tandis quecelle-ci, de son côté, commençait à lui répondre par ses piècesd’arrière. Jacques vit l’avantage de sa position et résolut d’enprofiter.

En haut les renforts de manœuvre !cria-t-il.

Les renforts s’élancèrent aussitôt sur lepont.

Puis, tandis que le feu continuait, une voixse fit entendre par-dessus le bruit de la canonnade,criant :

– Range à amurer la grande voile ! Auxbras de bâbord derrière ! À l’écoute de brigantine ! Labarre à bâbord ! Brasse bâbord ! Amure grand-voile !Borde la brigantine !

À peine ces ordres successifs furent-ilsexécutés, que la corvette, obéissant à l’action simultanée de songouvernail et de ses voiles d’arrière, se porta rapidement surtribord, conservant assez d’aire pour couper la route à la frégate,et s’arrêta sur place, grâce à la précaution qu’avait eue soncapitaine d’appuyer ses bras de tribord devant. Au moment même, lafrégate, privée de la faculté de manœuvrer par les avaries de sesvoiles d’arrière, et ne pouvant doubler la corvette au vent,s’avança, fendant à la fois la fumée et la mer, et vint,contrairement à sa volonté et avec un choc terrible, engager sonbeaupré dans les grands haubans de son ennemi.

En ce moment, on entendit retentir unedernière fois la voix de Jacques.

Feu ! cria-t-il. Enfilez-les de bout enbout ! Rasez-les comme un ponton !

Quatorze pièces de canon, dont six chargées àmitraille et huit à obus, obéissent à ce commandement, balayent lepont, sur lequel elles couchent trente ou quarante hommes, brisantpar le pied son mât d’artimon. Au même instant, du haut des troishunes, une pluie de grenades, tombant sur les passavants, nettoiel’avant de la frégate, tandis que celle-ci ne peut répondre à cettenuée de feu et à cette grêle de balles que par sa hune de misaine,embarrassée de son petit hunier.

Eh ce moment, par les vergues de la corvette,par le beaupré de la frégate, par les haubans, par les agrès, parles cordages, les pirates s’élancent, se précipitent, se pressent.Vainement les soldats de marine dirigent sur eux un feu terrible demousqueterie ; à ceux qui tombent d’autres succèdent ;les blessés se traînent en poussant devant eux les grenades et enagitant leurs armes ; Georges et Jacques se croient déjàvainqueurs, quand au cri : « Tout le monde sur lepont ! » les matelots anglais occupés dans la batteriesortent à leur tour par les écoutilles et montent par les sabords.Ce renfort rassure les soldats de marine, qui commençaient à plier.Le commandant du bâtiment se jette à leur tête. Jacques ne s’estpas trompé : c’est bien l’ancien capitaine duLeycester, qui a voulu prendre sa revanche. Georges Munieret lord Williams Murrey se retrouvent en face l’un de l’autre, maisau milieu du sang et du carnage, mais le sabre à la main, maisennemis mortels.

Tous deux se reconnaissent et s’efforcent dese joindre, mais la mêlée est telle, qu’ils sont entraînés commepar un tourbillon. Les deux frères sont au plus pressé des rangsanglais, frappant et frappés, luttant de sang-froid, de force et decourage ; deux matelots anglais lèvent la hache sur la tête deJacques : tous deux tombent frappés par des balles invisibles.Deux soldats de marine pressent Georges de leurs baïonnettes :tous deux tombent à ses pieds. C’est Pierre Munier qui veille surses fils ; c’est la fidèle carabine qui fait son œuvre.

Tout à coup un cri terrible, qui domine lebruit des grenades, le pétillement de la mousqueterie, les clameursdes blessés, les plaintes des mourants, s’élance de la batterie,glaçant tout le monde de terreur :

– Au feu !

Au même instant, une fumée épaisse sort parl’écoutille de l’arrière et par les sabords. Un des obus a éclatédans la chambre du capitaine et a mis le feu à la frégate.

À ce cri terrible, inattendu, magique, touts’arrête ; puis, à son tour, la voix de Jacques, puissante,impérieuse, suprême, se fait entendre :

– Chacun à bord de laCalypso !

Aussitôt, avec le même empressement qu’ils ontmis à descendre sur le pont de la frégate, les piratesl’abandonnent et, se hissent les uns sur les autres, s’accrochant àtoutes les manœuvres, sautant d’un bord à l’autre, tandis queJacques et Georges, avec quelques-uns des plus déterminés,soutiennent la retraite.

Alors, c’est le gouverneur qui s’élance à sontour, pressant les pirates, les fusillant à bout portant, espérantmonter en même temps qu’eux sur la Calypso, mais, alors,les premiers arrivés s’élancent dans les hunes de lacorvette ; les grenades et les balles pleuvent de nouveau. Descordages sont lancés à ceux qui restent encore sur la frégate,chacun saisit une amarre. Jacques remonte à bord, Georges reste ledernier. Le gouverneur vient à lui, il l’attend.

Tout à coup une main de fer le saisit etl’enlève : c’est Pierre Munier qui veille sur son fils, etqui, pour la troisième fois de la journée, le sauve d’une mortpresque certaine.

Alors une voix retentit, dominant toute cettehorrible mêlée :

– Brassez bâbord devant ! Hissez lesfocs ! Carguez la grande voile et la brigantine !Ralingue derrière ! La barre tout à tribord !

Toutes ces manœuvres, ordonnées avec cettevoix puissante qui commande l’obéissance passive, furent exécutéesavec une si merveilleuse rapidité, que, quelle que fûtl’impétuosité avec laquelle les Anglais se ruaient à la poursuitedes pirates, ils ne purent arriver à temps pour lier les deuxbâtiments l’un à l’autre. La corvette, comme si elle eût été douéedu sentiment, sembla comprendre le danger qu’elle courait et sedégagea par un vigoureux effort, tandis que la frégate, privée deson mât d’artimon, continuait d’avancer lentement sous l’influencedes voiles du grand mât et du mât de misaine.

Alors, du pont de la Calypso, on vitse passer quelque chose d’affreux.

La chaleur du combat avait empêché qu’on nes’aperçût à temps que le feu était à bord de la frégate ; desorte qu’au moment où le cri : « Au feu ! »s’était fait entendre, l’incendie avait déjà fait de trop grandsprogrès pour qu’on espérât de l’éteindre.

Ce fut en ce moment que l’on put admirer lapuissance de la discipline anglaise ; au milieu de la fumée,devenue de moment en moment plus épaisse le gouverneur remonta surle banc de bâbord, et, reprenant son porte-voix qu’il avait gardépendu au poignet gauche :

– Du calme, enfants ! cria-t-il, et jeréponds de tout !

Chacun s’arrêta.

– Les canots à la mer ! continua legouverneur.

En cinq minutes, le canot de la poupe, lesdeux canots de côté et un des canots de la drome furent descenduset flottèrent autour de la frégate.

– Le canot de la poupe et le canot de la dromepour les soldats de marine ! cria le gouverneur : lesdeux canots de côté pour les matelots !

Puis, comme la Calypso s’éloignaittoujours, elle n’entendit plus les autres commandements ; maiselle vit les quatre canots s’emplir de tout ce qui restait d’hommessains et saufs, tandis que les malheureux blessés, se traînant surle pont, priaient vainement leurs camarades de les recevoir.

– Deux chaloupes à la mer ! cria de soncôté Jacques, en voyant que les quatre canots ne suffisaient pas àcontenir tout l’équipage.

Et deux chaloupes vides se détachèrent desflancs de la Calypso et se balancèrent sur la mer.

Aussitôt, tout ce qui n’avait pu trouver placedans les chaloupes de la frégate s’élança à la mer et se mit ànager vers les chaloupes de la corvette.

Le gouverneur était resté à bord.

On avait voulu le faire descendre dans une deschaloupes ; mais, comme il n’avait pu sauver ses blessés, ilavait voulu mourir avec eux.

La mer offrait alors un aspect effrayant.

Les quatre canots s’éloignaient à force derames du bâtiment incendié, tandis que les matelots en retardnageaient vers les deux chaloupes de la corvette.

Puis, immobile au milieu d’un tourbillon defumée, avec son commandant debout sur son banc de quart, sesblessés se traînant sur le pont, la frégate brûlait.

C’était un spectacle si terrible que Georgessentit la main tremblante de Sara se poser sur son épaule, et ne seretourna point pour la regarder.

Arrivées à une certaine distance, leschaloupes avaient cessé de ramer.

Voici ce qui se passa :

La fumée devint de plus en plus épaisse ;puis on vit sortir, par les écoutilles, un serpent de feu qui rampale long du mât de misaine, dévorant les voiles et les agrès ;puis les sabords s’enflammèrent ; puis les canons chargéspartirent tout seuls ; puis une détonation terrible se fitentendre : le bâtiment s’ouvrit comme un cratère ; unnuage de flammes et de fumée monta vers le ciel ; puis, enfin,à travers ce nuage, on vit retomber sur la mer bouillonnante,quelques débris de mâts, de vergues, d’agrès.

C’était tout ce qui restait duLeycester.

– Et lord Williams Murrey ? demanda lajeune fille.

– Si je ne devais pas vivre avec toi, Sara,dit Georges en se retournant, sur mon honneur, je voudrais mourircomme lui !

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