Georges

Chapitre 26La chasse aux nègres

Laïza ne s’était pas trompé, et le chien, ensuivant les traces de son maître, avait conduit les Anglais droit àl’ouverture de la caverne ; arrivé là, il s’était élancé aumilieu des buissons, et s’était mis à gratter et à mordre lespierres. Les Anglais avaient compris alors qu’ils étaient au termede leur course.

Aussitôt, ils avaient fait avancer des soldatsarmés de pioches, et les soldats s’étaient mis à l’œuvre. Au boutd’un instant, une ouverture assez large pour qu’un homme pût ypasser était pratiquée.

Un soldat allongea le haut du corps, afin deregarder par l’ouverture. Aussitôt un coup de fusil se fitentendre, et le soldat tomba la poitrine traversée d’uneballe ; un second soldat succéda au premier, et tomba commelui ; un troisième s’avança à son tour et eut le mêmesort.

Il était visible que les révoltés, en donnanteux-mêmes le signal de l’attaque, étaient décidés à une défensedésespérée.

Les assaillants commencèrent à prendre leursprécautions : en s’abritant le plus qu’ils purent, ilsélargirent la brèche de manière à pouvoir passer à plusieurs defront ; les tambours battirent, et les grenadiers seprésentèrent la baïonnette en avant.

Mais l’avantage était si grand pour lesassiégés, qu’en un instant la brèche fut encombrée de morts, etqu’on fut obligé d’enlever les cadavres pour faire place à unnouvel assaut.

Cette fois, les Anglais pénétrèrent jusqu’aumilieu de la caverne, mais ce ne fut que pour laisser un plus grandnombre de morts encore qu’à la première fois ; à l’abriderrière le retranchement qu’avait fait élever Georges, les nègres,dirigés par Laïza et Pierre Munier, tiraient à coup sûr.

Pendant ce temps, Georges retenu par sablessure, couché dans sa cabane, maudissait l’inactivité à laquelleil était réduit ; cette odeur de poudre qui l’enveloppait, cebruit de la mousqueterie qui pétillait à son oreille, tout, jusqu’àcette charge incessante que battaient les Anglais, lui donnaitcette ardente fièvre du combat, qui fait que l’homme joue sa viesur un caprice du hasard. Mais ici, c’était bien pis, car cen’était pas une cause étrangère qui se débattait, ce n’était pas lebon plaisir d’un roi qu’il s’agissait de soutenir ou l’honneurd’une nation qu’il fallait venger : non, c’était sa proprecause que ces hommes défendaient, et lui, lui, Georges, l’homme aucœur hardi, l’homme à l’esprit entreprenant, ne pouvait rien, ni enaction, ni même en conseil ; Georges mordait le matelas surlequel il était couché, Georges pleurait de rage.

À la seconde attaque, et quand les Anglaispénétrèrent jusqu’au milieu de la caverne, ils firent, du point oùils étaient arrivés, quelques décharges sur lesretranchements ; or, comme la cabane où Georges était couchése trouvait directement placée derrière eux, deux ou trois ballestraversèrent en sifflant les parois de feuillage. Ce bruit, qui eûteffrayé tout autre, consola et enorgueillit Georges ; luiaussi courait donc un danger, et, s’il ne pouvait pas rendre lamort, il pouvait du moins mourir.

Les Anglais avaient momentanément cessél’attaque ; mais il était évident qu’ils préparaient un nouvelassaut, et l’on entendait, aux coups sourds et retentissants de lapioche, qu’ils n’avaient point abandonné leur projet. En effet, aubout d’un instant, une partie des parois extérieures de la cavernes’écroula et l’ouverture se trouva agrandie du double ;aussitôt le tambour retentit de nouveau, et, à la lueur de la lune,on vit briller une troisième fois les baïonnettes à l’entrée de lacaverne.

Pierre Munier et Laïza se regardèrent ;cette fois, il était évident que la lutte allait devenirterrible.

– Quelle est votre dernière ressource ?demanda Laïza.

– La caverne est minée, dit le vieillard.

– En ce cas, nous avons encore quelque chancede salut ; mais, au moment décisif, faites ce que je vousdirai, ou nous sommes tous perdus, car il n’y a pas de retraitepossible avec un blessé.

– Eh bien, je me ferai tuer près de lui, ditle vieillard.

– Mieux vaut vous sauver tous les deux.

– Ensemble ?

– Ensemble ou séparément, peuimporte !

– Je ne quitterai pas mon fils, Laïza, je t’enpréviens.

– Vous le quitterez, si c’est son seul moyende salut.

– Que veux-tu dire ?

– Plus tard, je m’expliquerai.

Puis, se retournant vers les nègres :

– Allons, enfants ! dit-il, voici lemoment suprême arrivé. Feu sur les habits rouges, et ne perdez pasun coup ; dans une heure, la poudre et les balles serontrares.

Au même instant, la fusillade éclata. Lesnègres, en général, sont d’excellents tireurs ; aussiexécutèrent-ils à la lettre la recommandation de Laïza, et lesrangs des Anglais commencèrent-ils à s’éclaircir ; mais, àchaque décharge, les rangs se resserraient avec une disciplineadmirable, et la colonne, retardée par la difficulté du passage,continuait de s’avancer dans le souterrain. Au reste, pas un coupde fusil n’était tiré de la part des Anglais ; ilsparaissaient décidés cette fois à enlever les retranchements à labaïonnette.

La situation, grave pour tous, l’étaitdoublement pour Georges grâce à l’impuissance à laquelle il étaitcondamné. Il s’était d’abord soulevé sur son coude ; puis ils’était mis sur ses genoux ; enfin, il était parvenu à sedresser sur ses pieds ; mais, parvenu à ce point, sa faiblesseétait si grande, qu’il lui semblait que la terre manquait sous lui,et qu’il était forcé de se cramponner de ses mains aux branches quil’entouraient. Tout en reconnaissant le courage des quelques hommesdévoués qui accompagnaient sa fortune jusqu’au bout, il ne pouvaits’empêcher d’admirer ce courage froid et impassible des Anglais,qui continuaient de marcher comme à une parade, quoique, à chaquepas qu’ils faisaient, ils fussent obligés de resserrer les rangs.Enfin, il comprit que, pour cette fois, ils ne reculeraient plus,et que, dans cinq minutes, malgré le feu qui en sortait, ilsallaient aborder les retranchements. Alors l’idée que c’était pourlui, pour lui, forcé de rester spectateur impassible du combat, quetous ces hommes allaient se faire tuer, se présenta à son espritcomme un remords ; il essaya de faire un pas en avant pour sejeter entre les combattants, et, en se livrant, puisque, selontoute probabilité, c’était à lui seul qu’on en voulait, fairecesser le carnage ; mais il sentit qu’il ne pourrait pasparcourir un tiers de la distance qui le séparait des Anglais. Ilvoulut crier aux assiégés de cesser le feu, aux assiégeants de nepas aller plus loin, et qu’il se rendait ; mais sa voixaffaiblie se perdit dans le bruit de la fusillade. D’ailleurs, dansce moment, il vit son père se lever tout debout, et de la moitié desa taille, dépasser la hauteur des retranchements ; puis, unebranche de sapin enflammée à la main, faire quelques pas à larencontre des Anglais ; puis, au milieu du feu et de la fumée,approcher de la terre l’étrange flambeau. Aussitôt une traînée deflamme courut sur la terre, et disparut en s’enfonçant dans lesol ; enfin, au même instant, la terre s’agita, une explosionterrible se fit entendre, un cratère flamboyant s’ouvrit sous lespieds des Anglais, la voûte de la caverne s’ouvrit et s’affaissa,les rochers qui pesaient sur elle s’enfoncèrent avec elle, et, auxcris du reste du régiment encore de l’autre côté de l’ouverture, lepassage souterrain disparut dans un immense chaos.

– Et maintenant, dit Laïza, pas un instant àperdre.

– Ordonne ! que faut-il faire ?

– Fuyez vers Grand Port, tâchez de trouverasile dans un vaisseau français : moi, je me charge deGeorges.

– Je te l’ai dit, je ne quitterai pas monfils.

– Et moi, je vous l’ai dit, vous lequitterez ; car, en restant, vous le perdez.

– Comment cela ?

– Avec votre chien, qu’ils ont toujours, ilsvous suivent partout, vous relancent au plus sombre des forêts,vous atteignent au plus profond des cavernes, et Georges, blessé,sera bientôt rejoint ; mais, au contraire, fuyez de votrecôté : ils croient que votre fils vous accompagne ;alors, c’est à vous qu’ils s’attachent, c’est après vous qu’ilss’acharnent, c’est vous qu’ils rejoignent peut-être ; moi,pendant ce temps, je profite de la nuit ; avec quatre hommesdévoués, j’emporte Georges d’un autre côté ; nous gagnons lesbois qui environnent le morne du Bambou. Si vous avez quelque moyende nous sauver, vous allumerez un feu sur l’île des Oiseaux ;alors, nous descendrons sur un radeau la Grande-Rivière, et vousvenez avec une chaloupe nous recevoir à son embouchure.

Pierre Munier avait écouté tout ce plaidoyerles yeux fixes, la respiration suspendue, serrant les mains deLaïza entre ses mains ; puis, à ces dernières paroles, luijetant les bras au cou :

– Laïza ! Laïza !s’écria-t-il ; oui, oui, je te comprends, il n’y a que cemoyen : toute la meute anglaise sur moi, c’est cela, et tusauves mon Georges.

– Je le sauve ou je meurs avec lui, dit Laïza,voilà tout ce que je puis vous promettre.

– Et je sais que tu tiendras ce que tupromets. Attends seulement que j’aille encore une fois embrassermon enfant, et je pars.

– Non, non, dit Laïza ; si vous le voyez,vous ne voudrez plus le quitter ; s’il sait que vous vousexposez pour sauver sa vie, il ne voudra pas le permettre ;partez, partez ! Et vous tous, suivez-le ; quatre hommesseulement avec moi, les plus forts, les plus vigoureux, les plusdévoués.

Une douzaine d’hommes se présentèrent.

Laïza en désigna quatre ; puis, commePierre Munier hésitait à partir :

– Les Anglais ! les Anglais ! dit-ilau vieillard ; dans un instant, les Anglais seront ici.

– Ainsi, à l’embouchure de laGrande-Rivière ? s’écria Pierre.

– Oui, si nous ne sommes ni tués ni pris.

– Adieu, Georges, adieu ! cria PierreMunier.

Et, suivi des nègres qui restaient, ils’élança du côté de la montagne des Créoles.

– Mon père, s’écria Georges, oùallez-vous ? que faites-vous ? pourquoi ne venez-vous pasmourir avec votre fils ? Mon père, attendez-moi, me voilà.

Mais Pierre Munier était déjà loin, et cesderniers mots surtout, furent dits d’une voix si faible, que levieillard ne put les entendre.

Laïza courut au blessé ; il le trouva surses genoux.

– Mon père ! murmura Georges.

Et il retomba évanoui.

Laïza ne perdit pas de temps ; cetévanouissement était presque un bonheur. Sans doute, Georges,jouissant de sa raison, n’eût pas voulu disputer plus longtemps savie à ceux qui le poursuivaient ; il eût regardé cette fuiteisolée comme honteuse. Mais sa faiblesse le mettait à la merci deLaïza. Laïza le coucha, toujours évanoui, sur son brancard :chacun des nègres qu’il avait gardés près de lui saisit un desportants, et lui-même, marchant devant pour leur montrer le chemin,il se dirigea vers le quartier des Trois-Ilots, d’où il comptait,en suivant le cours de la Grande-Rivière, gagner le piton duBambou.

Ils n’avaient pas fait un quart de lieue,qu’ils entendirent les aboiements du chien.

Laïza fit un geste, les porteurs s’arrêtèrent.Georges était toujours évanoui, ou du moins si faible, qu’il neparaissait faire aucune attention à ce qui se passait.

Ce que, Laïza avait prévu arrivait : lesAnglais avaient escaladé l’enceinte, et ils comptaient se servir duchien pour rejoindre les fuyards une seconde fois, comme ilsl’avaient déjà fait une première.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequelLaïza écouta les aboiements du chien ; pendant quelquesminutes, ces aboiements restèrent stationnaires. Le chien étaitparvenu à l’endroit où l’on avait combattu puis, deux ou troisfois, les aboiements se rapprochèrent. Le chien allait desretranchements à la cabane, où Georges, blessé, était demeuréquelque temps, et où son père était venu le visiter ; enfin,les aboiements s’éloignèrent vers le sud : c’était ladirection qu’avait prise Pierre Munier ; la ruse de Laïzaavait réussi, les chasseurs s’étaient trompés de piste, ilssuivaient le père et abandonnaient le fils.

La situation dont on venait de sortir étaitd’autant plus grave, que, pendant cette halte d’un instant, lespremiers rayons du jour avaient commencé à paraître, et que lamystérieuse obscurité de la forêt commençait à s’éclaircir. Certes,si Georges se fût trouvé sain et sauf, agile et fort, comme ill’était, l’embarras eut été moindre, car ruse courage, adresse,tout se fût présenté en égale proportion entre ceux qui étaientpoursuivis et ceux qui poursuivaient ; mais la blessure deGeorges rendait la partie inégale, et, Laïza ne se dissimulait pasque la situation était des plus critiques.

Une crainte surtout le préoccupait :c’est que les Anglais, comme la chose était probable, n’eussentpris pour auxiliaires des esclaves dressés à la chasse des nègresmarrons et ne leur eussent fait quelque promesse, comme celle de laliberté ; par exemple, si Georges tombait entre leurs mains.Alors, il perdait une partie de ses avantages d’homme de la nature,en face de ces autres hommes, fils de la nature comme lui, et pourqui, comme pour lui, la solitude n’avait pas de secrets et la nuitpas de mystères.

Aussi pensa-t-il qu’il n’y avait pas uninstant à perdre, et, aussitôt ses incertitudes fixées sur ladirection qu’avaient prise ceux qui les poursuivaient, il se remiten marche, s’avançant toujours vers l’est.

La forêt avait un aspect étrange, et tous lesanimaux paraissaient partager la préoccupation de l’homme : lafusillade, qui avait retenti toute la nuit, avait réveillé lesoiseaux dans les branches, les sangliers dans leurs bauges, lesdaims dans les halliers ; tout était sur pied, tout parlaitd’effroi, et l’on eût dit tous les êtres animés atteints d’uneespèce de vertige. On marcha ainsi deux heures.

Au bout de deux heures, il fallut fairehalte : les nègres s’étaient battus toute la nuit, etn’avaient pas mangé depuis la veille à quatre heures. Laïzas’arrêta sous les ruines d’un ajoupa qui, sans aucun doute, avaitservi cette nuit même de retraite à des nègres marrons ; car,en remuant un monceau de cendres, qui paraissait le résultat d’unassez long séjour, on y retrouva du feu.

Trois des nègres se mirent en chasse destanrecs. Le quatrième s’occupa de rallumer le foyer. Laïza cherchades herbes pour renouveler l’appareil du blessé.

Si fort de corps, si puissant d’esprit que fûtGeorges, l’âme avait cependant été vaincue par la matière : ilavait la fièvre, il avait le délire, il ignorait ce qui se passaitautour de lui et il ne pouvait aider ceux qui essayaient de lesauver, ni par le conseil ni par l’exécution.

Cependant, le pansement de sa blessure parutlui apporter quelque repos. Quant à Laïza il ne semblait soumis àaucun des besoins physiques de la nature. Il y avait soixanteheures qu’il n’avait dormi, et il ne paraissait pas avoir besoin desommeil ; il y avait vingt heures qu’il n’avait mangé, et ilne semblait pas avoir faim.

Les nègres revinrent les uns après les autres,rapportant six ou huit tanrecs, qu’ils s’apprêtèrent à faire rôtirdevant l’immense foyer que leur compagnon avait allumé ; lafumée qu’il occasionnait inquiétait bien un peu Laïza ; maisil pensait que, n’ayant laissé aucune trace derrière lui, il devaitêtre à deux ou trois lieues au moins de l’endroit où avait eu lieule combat, et que, en supposant même que cette fumée fûtdécouverte, elle le serait par quelque poste assez éloigné pourqu’il eût le temps de fuir avant que ce poste les eût rejoints.

Quand le repas fut prêt, les nègres appelèrentLaïza, qui, jusque-là, était resté assis près de Georges. Laïza seleva, et, en portant les yeux sur le groupe qu’il s’apprêtait àjoindre, il s’aperçut que l’un des nègres avait reçu à la cuisseune blessure qui saignait encore. Aussitôt toute sa sécuritédisparut : on avait pu les suivre à la trace comme on suit undaim blessé, non pas que l’un se doutât de l’importance de lacapture qu’on pouvait faire en les suivant, mais parce qu’unprisonnier, quel qu’il fût, était de trop grande importance, àcause des renseignements qu’il pouvait donner, pour que les Anglaisne fissent pas tout au monde pour se procurer ce prisonnier.

Au moment où cette réflexion venait de lefrapper, et où il ouvrait la bouche pour ordonner à ses quatrenègres accroupis autour du feu de se remettre en route, un petitbouquet de bois, plus touffu que le reste de la forêt, et surlequel ses yeux inquiets s’étaient déjà plus d’une fois arrêtéss’enflamma, une vive fusillade se fit entendre, cinq ou six ballessifflèrent autour de lui. Un des nègres tomba la face dans le feu,les trois autres se levèrent ; mais, au bout de cinq ou sixpas, l’un d’eux tomba à son tour, puis un autre encore à dix pas delà. Le quatrième seul s’enfuit sain et sauf et disparut dans lebois.

À l’aspect de la fumée, au bruit des coups, ausifflement des balles, Laïza n’avait fait qu’un bond de l’endroitoù il se trouvait jusqu’au brancard de Georges ; et, prenantle blessé dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, il s’élançaà son tour dans la forêt, sans que sa course parût un instantralentie par le fardeau qu’il portait.

Mais, aussitôt, huit ou dix soldats anglais,escortés de cinq ou six nègres, bondirent hors du bouquet de boiset se mirent à la poursuite des fugitifs, dans l’un desquels ilsavaient reconnu Georges, qu’ils savaient blessé. Comme l’avaitprévu Laïza, le sang les avait guidés. Ils étaient venus suivant satrace, étaient arrivés à demi-portée de fusil de l’ajoupa, et, là,ils avaient ajusté à coup posé ; et, comme on l’a vu, bienajusté, puisque trois nègres sur quatre avaient été, sinon tués, dumoins mis hors de combat.

Alors commença une course désespérée ;car, quelles que fussent la force et l’agilité de Laïza, il étaitévident que, s’il ne parvenait pas à se faire perdre de vue parceux qui le poursuivaient, ceux-ci finiraient par lerejoindre ; malheureusement, il courait deux chances presqueégalement fatales : en s’enfonçant dans les grandesépaisseurs, les bois pouvaient devenir tellement touffus, qu’il luifût impossible d’aller plus loin ; en se jetant dans lesclairières, il se livrait à la fusillade de ses ennemis. Cependantil préféra ce dernier parti.

Dans les premières minutes, et par lapuissance de son élan, Laïza s’était trouvé presque hors de portée,et, s’il n’eût eu affaire qu’à des Anglais, sans doute il leur eûtéchappé ; mais, quoique ce fût à regret peut-être que lesnègres le poursuivissent, comme ils étaient poussés par lesbaïonnettes des soldats, il leur fallait marcher ; ilscouraient donc le gibier humain, qu’ils chassaient, sinon parenthousiasme, du moins par crainte.

De temps en temps, lorsque à travers lesarbres on découvrait Laïza, quelques coups de fusil éclataient, etl’on voyait les balles effleurer les écorces des arbres autour delui, ou sillonner la terre sous ses pas ; mais, comme parenchantement, aucune de ces balles ne l’atteignait, et sa courses’accélérait, si l’on peut le dire, en raison du danger auquel ilvenait d’échapper.

Enfin, on arriva sur le bord d’uneclairière : une pente rapide et presque découverte, garnie àson sommet d’un nouveau fourré d’arbres, se présentait àgravir ; arrivé au sommet de cette pente, Laïza, du moins,pouvait disparaître derrière quelque roche, se laisser glisser dansquelque ravin, et se soustraire ainsi à la me de ceux qui lepoursuivaient ; mais aussi, pendant tout l’intervalle quiséparait les arbres, Laïza restait découvert et exposé au feu.

Il n’y avait cependant pas à balancer :se jeter à droite ou se jeter à gauche, c’était perdre duterrain ; le hasard avait jusque-là servi les fugitifs, lemême bonheur pouvait les accompagner encore.

Laïza s’élança dans la clairière ; deleur côté, ceux qui le poursuivaient, comprenant la chance qui leurétait donnée de tirer à découvert, redoublaient de vitesse. Ilsarrivèrent à la lisière. Laïza était à cent cinquante pas d’eux, àpeu près.

Alors, comme si l’ordre eût été donné, chacuns’arrêta, mit en joue et fit feu. Laïza parut n’être point touché,et continua sa course. Les soldats avaient encore le temps derecharger leurs armes avant qu’il disparût ; ils glissèrent enhâte une cartouche dans le canon de leur fusil.

Pendant ce temps, Laïza gagnait énormément deterrain ; il était évident que, s’il échappait à la secondedécharge comme il avait échappé à la première, et qu’il atteignîtle bois sain et sauf, toutes les chances étaient pour lui.Vingt-cinq pas à peine le séparaient de la lisière du bois, et,pendant cette halte d’un instant, il avait gagné cent cinquante passur ses adversaires. Tout à coup, il disparut dans un pli duterrain ; mais, malheureusement, la sinuosité ne seprolongeait ni à droite ni à gauche ; il la suivit cependanttant qu’il put, pour dérouter ses ennemis ; mais, arrivé àl’extrémité du petit ravin, dont l’épaulement l’avait protégé,force lui fut de gravir de nouveau le talus, et, par conséquent, dereparaître. En ce moment, dix ou douze coups de fusil partirentensemble, et il sembla aux chasseurs d’hommes qu’ils le voyaientchanceler. En effet, après avoir fait quelques pas encore, Laïzas’arrêta, chancela de nouveau, tomba sur un genou, puis sur deux,posa à terre Georges, toujours évanoui ; puis, se relevanttout debout, il se retourna vers les Anglais, étendit les deuxmains vers eux avec un geste de dernière menace et de suprêmemalédiction, et, tirant son couteau de sa ceinture, il se l’enfonçajusqu’au manche dans la poitrine.

Les soldats s’élancèrent en poussant de grandscris de joie, comme font les chasseurs à l’hallali. Quelquessecondes encore Laïza resta debout ; puis, tout à coup, iltomba comme un arbre qui se déracine ; la lame du couteau luiavait traversé le cœur.

En arrivant aux deux fugitifs, les soldatstrouvèrent Laïza mort et Georges expirant : par un derniereffort, Georges, pour ne pas tomber vivant aux mains de sesennemis, avait arraché l’appareil de sa blessure, et le sang encoulait à flots.

Quant à Laïza, outre le coup de couteau qu’ils’était donné dans le cœur, il avait reçu une balle qui luitraversait la cuisse, et une autre qui lui traversait de part enpart la poitrine.

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