Georges

Chapitre 27La répétition

Tout ce qui se passa pendant les deux ou troisjours qui, suivirent la catastrophe que nous venons de raconter nelaissa qu’un souvenir bien vague dans l’esprit de Georges ;son esprit, égaré par le délire, n’avait plus que de vaguesperceptions, qui ne lui permettaient ni de calculer le temps, nid’enchaîner les événements les uns aux autres. Un matin seulement,il se réveilla comme d’un sommeil agité par de terribles rêves, et,en ouvrant les yeux, il reconnut qu’il était dans une prison.

Le chirurgien-major du régiment en garnison àPort-Louis était près de lui.

Cependant, en rappelant tous ses souvenirs,Georges parvint à retrouver par grandes masses les événements quis’étaient passés, comme on entrevoit dans le brouillard des lacs,des montagnes, des forêts ; tout lui était bien présent,jusqu’au moment où il avait été blessé. Son entrée à Moka, sondépart avec son père, n’étaient pas non plus tout à fait sortis desa mémoire ; mais, à partir de l’arrivée dans les grands bois,tout était vague, indistinct, pareil à un rêve.

Seulement, la réalité incontestable, positiveet fatale, était qu’il se trouvait aux mains de ses ennemis.

Georges était trop dédaigneux pour faireaucune question, trop hautain pour demander aucun service. Il neput donc rien savoir de ce qui s’était passé ; cependant, ilavait au fond de son cœur deux terribles préoccupations :

Son père était-il sauvé ?

Sara l’aimait-elle toujours ?

Ces deux pensées remplissaient tout sonêtre : quand l’une s’éloignait, c’était pour faire place àl’autre ; c’étaient deux marées incessantes qui montaient tourà tour battre son cœur ; c’était un flux et un refluxéternels.

Mais rien n’apparaissait à l’extérieur decette tempête de l’âme. Le visage de Georges restait pâle, froid etcalme comme celui d’une statue de marbre, et cela, non seulement enface de ceux qui visitaient sa prison, mais encore en face delui-même.

Lorsque le médecin eut reconnu que le blesséétait assez fort pour soutenir un interrogatoire, il en prévintl’autorité, et, le lendemain, le juge d’instruction, accompagnéd’un greffier, se présenta devant Georges. Georges ne pouvaitquitter le lit encore ; mais il n’en fit pas moins leshonneurs de sa chambre aux deux magistrats avec une patience pleinede dignité ; et, se soulevant sur son coude, il déclara qu’ilétait prêt à répondre à toutes les questions qui lui seraientadressées.

Nos lecteurs connaissent trop le caractère deGeorges pour penser qu’un seul instant l’idée se fût présentée àlui de nier aucun des faits qui lui étaient imputés. Non seulementil répondit avec la plus grande véracité à toutes les questionsfaites, mais encore il s’engagea, non pas pour le jour, il sesentait trop faible encore, mais pour le lendemain, à dicterlui-même au greffier l’historique détaillé de toute laconspiration. L’offre était trop gracieuse pour que la justice larefusât.

Georges avait un double but en faisant cetteproposition : d’abord, d’activer la marche du procès ;ensuite, de prendre toute la responsabilité pour lui.

Le lendemain, les deux magistrats sereprésentèrent, Georges fit le récit auquel il s’étaitengagé ; seulement comme il passait sous silence lespropositions qu’était venu lui faire Laïza, le juge d’instructionl’interrompit, en lui faisant observer qu’il omettait unecirconstance à sa décharge, laquelle, attendu la mort de Laïza, nese trouvait plus être à la charge de personne.

Ce fut ainsi que Georges apprit la mort deLaïza et les circonstances qui avaient accompagné cette mort ;car, pour lui, comme nous l’avons dit, toute cette partie de sa vieétait demeurée dans l’obscurité.

Il ne prononça pas une seule fois le nom deson père, et le nom de son père ne fut pas une seule fois prononcé,et, à plus forte raison, comme on le pense bien, le nom deSara.

Cette déclaration de Georges rendaitparfaitement inutile tout autre interrogatoire. Georges cessa doncde recevoir toute visite, excepté celle du docteur.

Un matin, en entrant, le docteur trouvaGeorges debout.

– Monsieur, lui dit-il, je vous avais défendude vous lever avant quelques jours ; vous êtes tropfaible.

– C’est-à-dire, mon cher docteur, réponditGeorges, que vous me faites l’injure de me confondre avec lesaccusés ordinaires lesquels retardent autant qu’ils peuvent le jourdu jugement ; mais, moi, je vous l’avouerai franchement, j’aihâte d’en finir, et, en conscience, croyez-vous que ce soit lapeine d’être si bien guéri pour mourir ? Quant à moi, il mesemble que, pourvu que j’aie assez de force pour monter àl’échafaud, c’est tout ce que les hommes peuvent me demander ettout ce que je puis demander à Dieu.

– Mais qui vous dit que vous serez condamné àmort ? dit le docteur.

– Ma conscience, docteur : j’ai joué unepartie dont ma tête était l’enjeu ; j’ai perdu, je suis prêt àpayer, voilà tout.

– N’importe, dit le docteur ; mon opinionest que vous avez encore besoin de quelques jours de soins avant devous exposer aux fatigues des débats et aux émotions d’unjugement.

Mais, le même jour, Georges écrivit au juged’instruction qu’il était parfaitement guéri, et, par conséquent, àla disposition de la justice.

Le surlendemain, les débats commencèrent.

Georges, en arrivant devant ses juges, regardaavec inquiétude autour de lui, et reconnut avec joie qu’il était leseul accusé.

Puis, son regard parcourut avec assurancetoute la salle : la ville entière assistait à l’audience, àl’exception de M. de Malmédie, de Henri et de Sara.

Quelques assistants paraissaient plaindrel’accusé ; mais la plupart des visages n’avaient d’autreexpression que celle de la haine satisfaite.

Quant à Georges, il était calme et hautaincomme toujours. Sa mise était, comme d’ordinaire, une redingote etune cravate noires, un gilet et un pantalon blancs.

Son double ruban était noué à saboutonnière.

On lui avait nommé un avocat d’office, carGeorges avait refusé de faire aucun choix ; son intentionn’était point qu’on essayât même de plaider sa cause.

Ce que Georges dit ne fut point une défense,ce fut l’histoire de toute sa vie : il ne cacha point qu’ilétait revenu à l’île de France dans l’intention de combattre, partous les moyens possibles, le préjugé qui pesait sur les hommes decouleur ; seulement, il n’a dit pas un seul mot des causes quiavaient hâté l’exécution de son projet.

Un juge lui fit quelques questions au sujet deM. de Malmédie ; mais Georges demanda la permissionde n’y pas répondre.

Quelque facilité que Georges donnât autribunal, les débats n’en durèrent pas moins trois jours :même quand ils n’ont rien à dire, il faut toujours que les avocatsparlent.

L’avocat général parla quatre heures. Ilfoudroya Georges.

Georges écouta toute cette longue sortie avecle plus grand calme, inclinant de temps en temps la tête en formed’aveu.

Puis, lorsque le discours du ministère publicfut terminé le président demanda à Georges s’il n’avait rien àdire.

– Rien, répondit Georges, sinon queM. l’avocat général a été fort éloquent.

L’avocat général s’inclina à son tour.

Le président annonça que les débats étaientclos, et l’on reconduisit Georges à sa prison, le jugement devantêtre prononcé en l’absence de l’accusé, et devant lui être signifiéensuite.

Georges rentra dans sa prison et demanda dupapier et de l’encre pour écrire son testament. Comme les jugementsanglais n’entraînent pas la confiscation, il pouvait disposer de sapart de fortune.

Il laissa :

au docteur qui l’avait soigné trois millelivres sterling ;

au directeur de la prison, mille livressterling ;

à chacun des guichetiers, mille piastres.

C’était une fortune pour chacun desdonataires.

Il laissa à Sara un petit anneau d’or qui luivenait de sa mère.

Comme il allait signer son nom au bas del’écrit-mortuaire, le greffier entra. Georges se leva, tenant laplume à la main ; le greffier lut le jugement. Comme Georgess’en était toujours douté, il était condamné à la peine de mort. Lalecture finie, Georges salua, se rassit et signa son nom sans qu’ilfût possible de voir la plus légère altération entre l’écriture ducorps de l’acte et celle de la signature.

Puis, il alla devant une glace et se regardapour voir s’il était plus pâle qu’auparavant. C’était le mêmevisage, pâle mais calme. Il fut content de lui et se sourit àlui-même en murmurant :

– Eh bien, je croyais qu’il y avait plusd’émotion que cela à s’entendre condamner à mort.

Le docteur vint le voir et lui demanda, parhabitude, comment il allait.

– Mais fort bien, docteur, lui réponditGeorges ; vous avez fait là une merveilleuse cure, et il estfâcheux qu’on ne vous donne pas le temps de l’achever.

Alors il s’informa si le mode d’exécutionétait changé depuis l’occupation anglaise : c’était toujoursle même, et cette assurance fit grand plaisir à Georges ; cen’était pas cette ignoble potence de Londres, ni cette immondeguillotine de Paris. Non, l’exécution avait, à Port-Louis, uneallure pittoresque et poétique qui n’humiliait pas Georges. Unnègre, servant de bourreau, décapitait avec une hache. C’étaitainsi qu’étaient morts Charles Ier et Marie Stuart, Cinq-Mars et deThou. Le mode de mort est beaucoup dans la manière dont on supportela mort.

Puis il passa avec le docteur à une discussionphysiologique sur la probabilité d’une souffrance physiquepostérieure à la décapitation ; le docteur soutint que la mortdevait être instantanée ; mais Georges était d’un aviscontraire, et il cita deux exemples à l’appui de son opinion. Unefois, en Égypte, il avait vu décapiter un esclave : le patientétait à genoux, le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup, etla tête alla rouler à sept ou huit pas de là ; aussitôt lecorps s’était redressé sur ses pieds, avait fait deux ou trois pasinsensés en battant l’air de ses bras, et était retombé, non pasmort tout à fait, mais agonisant encore. Un autre jour que, dans lemême pays, il assistait à une exécution pareille, il avait, avecson éternelle volonté d’investigation, ramassé la tête au moment oùelle venait d’être séparée du corps, et, la soulevant par lescheveux jusqu’à la hauteur de sa bouche, il lui avait demandé enarabe : « Souffres-tu ? » À cette demande,l’œil du patient s’était rouvert, et ses lèvres avaient remué,essayant d’articuler une réponse. Georges était donc convaincu quela vie survivait de quelques instants au moins à l’exécution.

Le docteur finit par se ranger à son avis, carc’était aussi le sien, seulement, il avait cru devoir donner aucondamné la seule consolation que pût lui donner encore la promessed’une mort douce et facile.

La journée s’écoula pour Georges commes’étaient écoulées les journées précédentes ; seulement ilécrivit à son père et à son frère. Un instant il prit la plume pourécrire à Sara ; mais quel que fût le motif qui le retînt, ils’arrêta, repoussa le papier et laissa tomber sa tête dans sesmains ; il resta longtemps ainsi, et quelqu’un qui lui eût vurelever le front, ce qu’il fit avec le mouvement hautain etdédaigneux qui lui était habituel, se fût aperçu avec peine que sesyeux étaient légèrement rougis, et qu’une larme mal essuyéetremblait au bout de ses longs cils noirs.

C’est que depuis le jour où il avait, chez legouverneur, refusé d’épouser la belle créole, non seulement il nel’avait pas revue, mais encore il n’avait pas entendu parlerd’elle.

Cependant il ne pouvait croire qu’elle l’eûtoublié.

La nuit vint ; Georges se coucha à sonheure habituelle, et s’endormit du même sommeil que les autresnuits : le matin, en se levant, il fit appeler le directeur dela prison.

– Monsieur, lui dit-il, j’aurais une grâce àvous demander.

– Laquelle ? fit le directeur.

– Je voudrais causer un instant avec lebourreau.

– Il me faut l’autorisation du gouverneur.

– Oh ! dit Georges en souriant, faites lalui demander de ma part ; lord Murrey est un gentleman, et ilne refusera pas cette grâce à un ancien ami.

Le directeur sortit en promettant de faire ladémarche demandée.

Derrière le directeur entra un prêtre.

Georges avait ces idées religieuses qu’ont denos jours les hommes de notre âge, c’est-à-dire que, tout ennégligeant les pratiques extérieures de la religion, il était aufond du cœur profondément impressionnable aux choses saintes :ainsi une église sombre, un cimetière isolé, un cercueil quipassait, étaient pour son âme des impressions certes plus gravesque ne l’eût été un de ces événements qui bouleversent souventl’esprit du vulgaire des hommes.

Le prêtre était un de ces vieillardsvénérables qui ne s’occupent pas de vous convaincre, mais quiparlent avec conviction : c’était un de ces hommes qui, élevésau milieu des grandes scènes de la nature, ont cherché et trouvé leSeigneur dans ses œuvres ; c’était enfin un de ces cœurssereins qui attirent à eux les cœurs souffrants pour las consoler,en prenant pour eux-mêmes une part de leurs douleurs.

Aux premiers mots que Georges et le vieillardéchangèrent, ils se tendirent la main.

C’était une causerie intime et non uneconfession que le vieillard venait réclamer du jeune homme, mais,hautain en face de la force, Georges était humble devant lafaiblesse ; Georges s’accusa de son orgueil ; c’était,comme Satan, son seul péché, et, comme Satan, ce péché l’avaitperdu.

Mais aussi, à cette heure même, c’était sonorgueil qui le soutenait, c’était cet orgueil qui le faisait fort,c’était cet orgueil qui le faisait grand.

Il est vrai que la grandeur selon les hommesn’est pas la grandeur selon Dieu.

Vingt fois le nom de Sara se présenta sur leslèvres du jeune homme ; mais toujours il repoussa ce nomjusqu’au fond de son cœur, sombre abîme où s’engloutissaient tantd’émotions, et dont son visage, comme une couche de glace,recouvrait la profondeur.

Pendant que le prêtre et le condamnéparlaient, la porte s’ouvrit et le directeur parut.

– L’homme que vous avez demandé, dit-il, estlà, et attend que vous puissiez le recevoir.

Georges pâlit quelque peu, et un léger frissonparcourut tout son corps.

Cependant, il fut presque impossible des’apercevoir de ce qu’il venait d’éprouver.

– Faites entrer, dit-il.

Le prêtre voulut se retirer ; maisGeorges le retint.

– Non, restez, dit-il ; ce que j’ai àdire à cet homme peut se dire devant vous.

Puis cette âme orgueilleuse avait peut-êtrebesoin pour conserver toute sa force, d’avoir un témoin de ce quiallait se passer.

Un nègre d’une haute taille et de proportionsherculéennes fut introduit : il était nu, à l’exception de sonlangouti, qui était d’étoffe rouge ; ses gros yeux sansexpression dénotaient l’absence de toute intelligence. Il seretourna vers le directeur, qui l’avait introduit, et, regardantalternativement le prêtre et Georges :

– Auquel des deux ai-je affaire ?demanda-t-il.

– Au jeune homme, répondit le directeur.

Et il sortit.

– Vous êtes l’exécuteur ? fit froidementGeorges.

– Oui, répondit le nègre.

– C’est bien. Venez ici, mon ami, etrépondez-moi.

Le nègre fit deux pas en avant.

– Vous savez que vous m’exécuterezdemain ? dit Georges.

– Oui, répondit le nègre, à sept heures dumatin.

– Ah ! ah ! c’est à sept heures dumatin. Merci du renseignement. J’avais demandé des informationslà-dessus, et l’on avait refusé de m’en donner. Mais ce n’est pasde cela qu’il s’agit.

Le prêtre se sentait défaillir.

– Je n’ai jamais vu d’exécution à Port-Louis,dit Georges ; or, comme je désire que les choses se passentconvenablement, je vous ai envoyé chercher pour que nous fassionsensemble ce qu’on appelle, en termes de théâtre, unerépétition.

Le nègre ne comprenait pas : Georges futforcé de lui expliquer plus clairement ce qu’il désirait.

Alors, le nègre figura le billot par untabouret, conduisit Georges à la distance du billot où il devait semettre à genoux, lui indiqua la façon dont il fallait qu’il yplaçât la tête et lui promit de la lui trancher d’un seul coup.

Le vieillard voulut se lever poursortir ; il n’avait pas la force de supporter cette étrangeépreuve, dans laquelle les deux acteurs principaux conservaient uneégale impassibilité, l’un par abrutissement d’esprit, l’autre parforce de cœur. Mais les jambes lui manquèrent et il retomba sur sonfauteuil.

Les renseignements mortuaires donnés et reçus,Georges tira de son doigt un diamant.

– Mon ami, dit-il au nègre, comme je n’ai pasd’argent ici et que je ne veux pas que vous ayez tout à fait perduvotre temps, prenez cette bague.

– Il m’est détendu de rien recevoir descondamnés, dit le nègre, mais j’hérite d’eux ; laissez labague à votre doigt, et, demain, quand vous serez mort, je latirerai.

– Très bien ! dit Georges.

Et il remit impassiblement la bague à sondoigt.

Le nègre sortit.

Georges se retourna du côté du prêtre. Leprêtre était pâle comme la mort.

– Mon fils, dit-il, je suis bien heureuxd’avoir rencontré une âme comme la vôtre : c’est la premièrefois que j’accompagne un condamné à l’échafaud. Je craignais defaiblir. Vous me soutiendrez, n’est-ce pas ?

– Soyez tranquille, mon père, réponditGeorges.

D’ailleurs, c’était le prêtre d’une petiteéglise située sur la route, et dans laquelle les condamnéss’arrêtent ordinairement pour entendre une dernière messe. Onappelait cette église, l’église du Saint-Sauveur.

Et le prêtre sortit à son tour, en promettantde revenir le soir. Georges resta seul.

Ce qui se passa alors, dans l’âme et sur levisage de cet homme, nul ne le sait ; peut-être la nature,cette impitoyable créancière, reprit-elle ses droits ;peut-être fut-elle aussi faible qu’il venait d’être fort ;peut-être la toile une fois tombée entre le public et l’acteurtoute cette impassibilité apparente disparut-elle pour faire placeà une angoisse réelle. Mais il est probable qu’il n’en fut pointainsi ; car, lorsque le guichetier rouvrit la porte pourapporter à Georges son dîner, il le trouva roulant dans sa main uncigarito avec autant de calme et de tranquillité qu’aurait pu lefaire un hidalgo à la Puerta del Sol ou un fashionable sur leboulevard de Gand.

Georges dîna comme d’habitude ;seulement, il rappela le geôlier pour lui recommander de lui fairepréparer un bain pour le lendemain six heures, et de le réveiller àcinq heures et demie.

Souvent, en lisant, soit dans l’histoire, soitdans le journal, qu’on avait réveillé tel ou tel condamné le jourde son exécution, souvent, disons-nous, Georges s’était demandé sice condamné, qu’on était obligé de réveiller, était bien réellementendormi. Le moment était venu de s’en assurer par lui même. Et, surce point, Georges allait savoir à quoi s’en tenir.

À neuf heures, le prêtre rentra. Georges étaitcouché et lisait. Le prêtre lui demanda quel était le livre danslequel il cherchait ainsi une préparation à la mort, si c’était lePhédon ou la Bible, Georges le lui tendit. C’étaitPaul et Virginie.

Chose étrange que, dans ce moment terrible, cefût justement cette calme et poétique histoire que le condamnéavait été choisir !

Le prêtre resta jusqu’à onze heures avecGeorges. Pendant ces deux heures, ce fut presque toujours Georgesqui parla, expliquant au prêtre comment il comprenait Dieu etdéveloppant ses théories sur l’immortalité de l’âme : dansl’état ordinaire de la vie, Georges était éloquent ; pendantcette soirée suprême, il fut sublime.

C’était le condamné qui enseignait ;c’était le prêtre qui écoutait.

À onze heures, Georges rappela au prêtre quel’heure était venue, et lui fit observer que, pour avoir toutes sesforces le lendemain matin, il avait besoin de prendre quelquerepos.

Au moment où le vieillard sortit, un violentcombat parut se livrer dans le cœur de Georges ; il rappela leprêtre, le prêtre rentra ; mais Georges fit un effort surlui-même.

– Rien, dit-il, mon père, rien.

Georges mentait ; c’était toujours le nomde Sara qui demandait à s’échapper de sa bouche.

Mais, cette fois encore, le vieillard sortitsans l’avoir entendu.

Le lendemain, lorsque, à cinq heures et demie,le guichetier entra dans la chambre de Georges, il trouva Georgesprofondément endormi.

– C’était vrai, dit Georges en se réveillant,un condamné peut dormir sa dernière nuit.

Mais, jusqu’à quelle heure avait-il veillépour arriver à ce résultat ? Nul ne le sait.

On apporta le bain.

En ce moment, le docteur entra.

– Vous le voyez, docteur, dit-il, je me règlesur l’antiquité : les Athéniens prenaient un bain au moment demarcher au combat.

– Comment vous trouvez-vous ? lui demandacelui-ci, lui adressant une de ces questions banales qu’on adresseaux gens lorsqu’on ne sait que leur dire.

– Mais, très bien, docteur, répondit Georgesen souriant ; et je commence à croire que je ne mourrai pas dema blessure.

Alors, il prit son testament tout cacheté etle lui remit.

– Docteur, ajouta-t-il, je vous ai nommé monexécuteur testamentaire ; vous trouverez sur ce chiffon depapier trois lignes qui vous concernent : j’ai voulu vouslaisser un souvenir de moi.

Le docteur essuya une larme et balbutiaquelques mots de remerciement.

Georges se mit au bain.

– Docteur, dit-il au bout d’un instant,combien, dans l’état normal, le pouls d’un homme calme et bienportant bat-il de fois à la minute ?

– Mais, répondit le docteur, desoixante-quatre à soixante-six fois.

– Tâtez le mien, dit Georges ; je suiscurieux de savoir l’effet que l’approche de la mort produit sur monsang.

Le docteur tira sa montre, prit le poignet deGeorges, et compta les pulsations.

– Soixante-huit, dit-il au bout d’uneminute.

– Allons, allons, dit Georges, je suis assezsatisfait. Et vous, docteur ?

– C’est miraculeux ! réponditcelui-ci ; vous êtes donc de fer ?

Georges sourit orgueilleusement.

– Ah ! messieurs les blancs, dit-il, vousavez hâte de me voir mourir ? Je le conçois,ajouta-t-il ; peut-être aviez-vous besoin d’une leçon decourage. Je vous la donnerai.

Le geôlier entra, annonçant au condamné qu’ilétait six heures.

– Mon cher docteur, dit Georges, voulez-vousme permettre que je sorte du bain ? Cependant ne vous éloignezpas, je serai bien aise de vous serrer la main avant de quitter laprison.

Le docteur se retira.

Georges, resté seul, sortit du bain, passa unpantalon blanc, des bottes vernies, et une chemise de batiste dontil rabattit lui-même le col ; puis s’approcha d’une petiteglace, arrangea ses cheveux, sa moustache, sa barbe avec autant etmême plus de soin qu’il n’eût fait pour aller dans un bal.

Puis il alla frapper lui-même à la porte pourindiquer qu’il était prêt.

Le prêtre entra et regarda Georges. Jamais lejeune homme n’avait été si beau : ses yeux jetaient desflammes, son front semblait rayonnant.

– Oh ! mon fils, mon fils ! dit leprêtre, gardez-vous de l’orgueil : l’orgueil a perdu votrecorps, prenez garde qu’il ne perde encore votre âme.

– Vous prierez pour moi, mon père, ditGeorges, et Dieu, j’en suis sûr, n’a rien à refuser aux prièresd’un saint homme comme vous.

Georges alors aperçut le bourreau, qui setenait dans l’ombre de la porte.

– Ah ! c’est vous, mon ami ? dit-il.Approchez.

Le nègre était enveloppé dans un grand manteauet cachait sa hache sous son manteau.

– Votre hache coupe bien ? demandaGeorges.

– Oui, répondit le bourreau, soyeztranquille.

– C’est bon ! dit le condamné.

Il s’aperçut alors que le nègre cherchait à samain le diamant qu’il lui avait promis la veille, et dont, parhasard, le chaton était tourné en dedans.

– Soyez tranquille, à votre tour, dit-il entournant le chaton en dehors, vous aurez votre bague ;d’ailleurs, pour que vous n’ayez pas la peine de la prendre,tenez…

Et il donna la bague au prêtre en luiindiquant d’un signe qu’elle était destinée au bourreau.

Puis il alla vers un petit secrétaire,l’ouvrit et en tira deux lettres ; c’étaient les deux lettresqu’il avait écrites l’une à son père, l’autre à son frère.

Il les remit au prêtre.

Une fois encore il parut avoir quelque chose àlui dire, posa la main sur son épaule, le regarda fixement, remuales lèvres comme s’il allait parler ; mais, cette fois encore,sa volonté fut plus forte que son émotion, et le nom qui voulaits’échapper de sa poitrine vint sur sa bouche si faible, quepersonne ne l’entendit.

En ce moment, six heures sonnèrent.

– Allons ! dit Georges.

Et il sortit de sa prison, suivi par le prêtreet par le bourreau.

Au bas de l’escalier, il rencontra le docteur,qui l’attendait pour lui dire un dernier adieu.

Georges lui tendit la main, et se penchant àson oreille :

– Je vous recommande mon corps, luidit-il.

Et il s’élança dans la cour.

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