Georges

Chapitre 4Quatorze ans après

C’est jour de fête à l’île de France le jouroù l’on signale la vue d’un vaisseau européen ayant l’intentiond’entrer dans le port ; c’est que, sevrés depuis longtemps dela présence maternelle, la plupart des habitants de la colonieattendent avec impatience quelque nouvelle des peuples, desfamilles, ou des hommes d’outre-mer ; chacun espère quelquechose, et tient, du plus loin qu’il l’aperçoit, ses regardsattachés sur le messager maritime qui lui apporte soit la lettred’un ami, soit le portrait d’une amie, soit enfin cette amie enpersonne ou cet ami lui-même.

Car ce vaisseau, objet de tant de désirs etsource de tant d’espérances, c’est la chaîne éphémère qui unitl’Europe à l’Afrique, c’est le pont volant jeté d’un monde àl’autre ; aussi aucune nouvelle ne se répand-elle aussirapidement dans toute l’île que celle-ci, qui jaillit du piton dela Découverte : « Il y a un vaisseau en vue. »

Nous disons du piton de la Découverte, parceque, presque toujours, le navire, forcé d’aller chercher le ventd’est, passe devant Grand-Port, côtoie la terre à une distance dedeux ou trois lieues, double la pointe des Quatre-Cocos, s’engageentre l’île Pilate et le Coin-de-Mire, et quelques heures aprèsavoir franchi ce passage, apparaît à l’entrée du Port-Louis, dontles habitants, prévenus dès la veille par les signaux qui onttraversé l’île pour annoncer son approche, l’attendent en foulepressée sur le quai.

D’après ce que nous avons dit de l’aviditéavec laquelle tout le monde attend à l’île de France les nouvellesd’Europe, on ne s’étonnera sans doute point de l’affluence qui, parune belle matinée de la fin du mois de février 1824, vers les onzeheures du matin, s’était portée sur tous les points d’où l’onpouvait voir entrer dans la rade de Port-Louis leLeycester, belle frégate de trente six canons, signaléedepuis la veille à deux heures de l’après-midi.

Nous demandons au lecteur la permission de luifaire faire, ou plutôt de lui faire renouveler connaissance avecdeux des personnages qu’il transportait à son bord.

L’un était un homme aux cheveux blonds, auteint blanc, aux yeux bleus, aux traits réguliers, à la figurecalme, à la taille un peu au-dessus de la moyenne, auquel on n’eûtguère donné plus de trente ou trente-deux ans, quoiqu’il en eûtplus de quarante. En lui, au premier abord, on ne remarquait riende saillant ; mais aussi l’on était forcé d’avouer que toutétait convenable. Si, après un premier coup d’œil jeté sur lui, onavait un motif quelconque de continuer l’examen de sa personne, onremarquait qu’il avait le pied et la main petits et admirablementbien faits, ce qui, dans tous les pays, mais chez les Anglaisparticulièrement, est un signe de race. Sa voix était claire etarrêtée, mais sans intonation et, pour ainsi dire, sans musique.Ses yeux bleu clair, auxquels on pouvait, dans les circonstanceshabituelles de sa vie, reprocher de manquer un peu d’expression,laissaient errer un regard limpide, mais qui ne s’attachait à rienet semblait ne rien chercher à approfondir. De temps en temps,cependant, il clignait les yeux comme un homme fatigué du soleil,accompagnant ce mouvement d’un léger écartement des lèvres quilaissaient apercevoir alors une double rangée de dents petites,bien rangées, et blanches comme des perles. Cette espèce de ticsemblait alors ôter à son regard le peu d’expression qu’ilavait ; mais, si on l’examinait avec soin, on s’apercevait, aucontraire, que c’était dans ce moment que sa vue, profonde etrapide, dardant un rayon de flamme entre ses deux paupièresrapprochées, allait chercher la pensée de son interlocuteurjusqu’au plus profond de son âme. Ceux qui le voyaient pour lapremière fois ne manquaient presque jamais de le prendre pour unesprit nul ; il savait que c’était, en général, l’opinion queles hommes superficiels avaient de lui, et, presque toujours, soitcalcul, soit indifférence, il se plaisait à la leur laisser, biensûr de les détromper quand le caprice lui en prendrait ou quand lemoment en serait venu ; car cette enveloppe menteuse cachaitun esprit singulièrement profond, comme il arrive souvent que deuxpouces de neige cachent un précipice de mille pieds ; aussi,avec la conscience de sa supériorité presque universelle,attendait-il patiemment qu’on vînt lui offrir l’occasion detriompher. Alors, et dès qu’il rencontrait dans une pensée opposéeà la sienne, et dans la personne qui émettait cette pensée, unelutte digne de lui, il s’accrochait à la conversation, que,jusque-là, il avait laissé errer dans tous ses capricieux détours,s’animait peu à peu, se répandait au dehors, grandissait à toutehauteur ; car sa voix stridente, ses yeux enflammés,secondaient parfaitement sa parole vive, incisive, colorée, à lafois séduisante et grave, éblouissante et positive ; si cetteoccasion ne venait pas, il s’en passait, et continuait d’êtreregardé par ceux qui l’entouraient comme un homme ordinaire. Cen’est pas qu’il manquât d’amour-propre, au contraire, il poussaitl’orgueil de certaines choses jusqu’à l’excès. Mais c’était unsystème de conduite qu’il s’était imposé et duquel il ne s’écartaitjamais. Toutes les fois qu’une position erronée, une pensée fausse,une vanité mal soutenue, un ridicule quelconque, enfin, venaitposer devant lui, l’extrême finesse de son esprit lui faisaitaussitôt venir sur la langue un sarcasme incisif ou sur les lèvresun sourire moqueur ; mais il étouffait à l’instant même cegenre d’ironie extérieure, et, quand il ne pouvait renfermerentièrement cette irruption de dédain, il déguisait sous un desclignements d’yeux qui lui étaient habituels le mouvement railleurqui lui échappait malgré lui, sachant bien que le moyen de toutvoir, de tout entendre, était de paraître aveugle et sourd.Peut-être eût-il bien voulu, comme Sixte-Quint, paraître aussiparalytique : mais, comme cela l’eût entraîné à une troplongue et trop fatigante dissimulation, il y avait renoncé.

L’autre était un jeune homme brun, au teintpâle et aux longs cheveux noirs ; ses yeux, qui étaientgrands, admirablement fendus et du plus beau velouté, avaient,derrière la douceur apparente qu’ils ne devaient qu’à lapréoccupation éternelle de sa pensée, un caractère de fermeté quifrappait au premier abord. S’emportait-il, ce qui était rare, cartoute son organisation paraissait obéir non pas à des instinctsphysiques, mais à une puissance morale, alors ses yeuxs’illuminaient d’une flamme intérieure et lançaient des éclairsdont le foyer semblait être au fond de son âme. Quoique les lignesde son visage fussent pures, elles manquaient jusqu’à un certainpoint de régularité ; son front harmonieux, quoique, d’unemodulation vigoureuse et carrée, était sillonné par une légèrecicatrice, presque imperceptible dans l’état de calme qui lui étaithabituel, mais qui se trahissait par une ligne blanche, lorsque larougeur lui montait au visage. Une moustache noire comme sescheveux, régulière comme ses sourcils, ombrageait, en déguisant sagrandeur, une bouche à lèvres fortes et garnie d’admirables dents.L’aspect général de sa physionomie était grave : aux rides deson front, au froncement presque perpétuel de ses sourcils, auxhabitudes sévères de tous ses traits, on pouvait reconnaître uneréflexion profonde et une résolution inébranlable. Aussi, tout aucontraire de son compagnon, aux traits effacés, et qui, ayantquarante ans, en paraissait à peine trente ou trente-deux, lui, quin’en avait guère que vingt-cinq, en paraissait presque trente.Quant au reste de sa personne, il était d’une taille moyenne, maisbien prise ; tous ses membres étaient peut-être un peu grêles,mais on sentait que, animés par une émotion quelconque, uneviolente tension nerveuse devait chez eux remplacer la force. Enéchange, on comprenait que la nature lui avait donné en agilité eten adresse bien au delà de ce qu’elle lui avait refusé de grossièrevigueur. Du reste, mis presque toujours avec une simplicitéélégante, il était vêtu, pour le moment, d’un pantalon, d’un giletet d’une redingote dont la forme indiquait qu’ils sortaient desmains d’un des plus habiles tailleurs de Paris, et, à laboutonnière de cette redingote, il portait, noués avec une élégantenégligence, les rubans réunis de la Légion d’honneur et deCharles III.

Ces deux hommes s’étaient rencontrés à bord duLeycester, qui avait pris l’un à Portsmouth et l’autre àCadix. Au premier coup d’œil, ils s’étaient reconnus pour s’êtrevus déjà dans ces salons de Londres et de Paris où l’on voit toutle monde ; ils s’étaient donc salués comme d’anciennesconnaissances, mais sans se parler d’abord ; car, n’ayantjamais été présentés l’un à l’autre, tous deux avaient été retenuspar cette réserve aristocratique des gens comme il faut, quihésitent, même dans les circonstances particulières de la vie, àsortir des règles imposées par les convenances générales.Cependant, l’isolement du bord, l’exiguïté du terrain sur lequelils se croisaient chaque jour, l’attrait naturel que deux hommes dumonde éprouvent instinctivement l’un pour l’autre, les avaientbientôt rapprochés ; ils avaient échangé d’abord quelquesparoles insignifiantes, puis leurs conversations avaient pris unpeu plus de consistance. Au bout de quelques jours, chacun des deuxavait reconnu son compagnon pour un homme supérieur, et s’étaitfélicité d’une rencontre pareille dans une traversée de plus detrois mois ; enfin, en attendant mieux, ils s’étaient liés decette amitié de circonstance qui, sans racines dans le passé,devient une distraction dans le présent, sans être un engagementpour l’avenir. Alors, pendant ces longues soirées de l’équateur,pendant ces belles nuits des tropiques, ils avaient eu le temps des’étudier l’un l’autre, et tous deux avaient reconnu qu’en art, enscience, en politique, ils avaient, soit par investigation, soitpar expérience, appris tout ce qu’il est donné à l’homme de savoir.Tous deux étaient donc restés constamment en face, comme deuxlutteurs de même force, et, dans cette longue traversée, un seulavantage avait été donné au premier de ces deux hommes sur lesecond : c’est que, dans un grain qui assaillit la frégate,après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, et dans lequel lecapitaine du Leycester, blessé par la chute d’un mât deperroquet, avait été emporté évanoui dans sa cabine, le passageraux cheveux blonds s’était emparé du porte-voix, et, s’élançant surle gaillard d’arrière, avait, en l’absence du second, retenu dansson hamac par une maladie grave, avec la fermeté d’un homme habituéau commandement et la science d’un marin consommé, ordonné àl’instant même une suite de manœuvres à l’aide desquelles lafrégate avait conjuré la force de l’ouragan. Puis, le grain passé,son visage, un instant resplendissant de cet orgueil sublime quimonte au front de toute créature humaine luttant contre sonCréateur, avait repris son expression ordinaire. Sa voix, dont letimbre éclatant s’était fait entendre au-dessus du roulement dutonnerre et du sifflement de la tempête, était redescendue à sondiapason ordinaire ; enfin, d’un geste aussi simple que sesgestes précédents avaient été poétiques et exaltés, il avait remisau lieutenant le porte-voix, ce sceptre du capitaine de vaisseauqui est, aux mains de celui qui le porte, le signe de l’absolucommandement.

Pendant tout ce temps, son compagnon, sur lafigure calme duquel, hâtons-nous de le dire, il eût été impossiblede reconnaître la moindre trace d’émotion, l’avait suivi des yeuxavec cette expression envieuse de l’homme obligé de se reconnaîtreà lui-même une infériorité sur celui dont jusque-là il s’était crul’égal. Puis, lorsque, le danger passé, ils s’étaient retrouvéscôte à côte, il s’était contenté de lui dire :

– Vous avez donc été capitaine de vaisseau,milord ?

– Oui, avait répondu simplement celui auquelon donnait ce titre honorifique ; j’ai même atteint le gradede commodore ; mais, depuis six ans, je suis passé dans ladiplomatie, et, au moment du péril, je me suis souvenu de monancien métier : voilà tout.

Puis il n’avait plus une seule fois étéquestion de cette circonstance entre ces deux hommes ;seulement, il était visible que le plus jeune des deux étaitintérieurement humilié de cette supériorité, que son compagnonavait, d’une façon si inattendue, acquise sur lui, et qu’il eûtcertainement ignorée sans l’événement qui l’avait en quelque sorteforcé de la mettre au jour.

La demande que nous avons rapportée, et laréponse qu’elle provoqua, indiquent au reste, que ces deux hommesne s’étaient fait, pendant les trois mois qu’ils venaient de passerensemble, aucune question sur leur position sociale respective. Ilss’étaient reconnus pour frères d’intelligence, cela leur avaitsuffi. Ils savaient que le but de leur voyage à tous deux étaitl’île de France, et ils n’en avaient pas demandé davantage.

Au reste, tous deux paraissaient avoir mêmeimpatience d’arriver, car tous deux avaient recommandé que, dumoment où l’on apercevrait l’île, on les avertît. La recommandationfut inutile pour l’un d’eux, car le jeune homme aux cheveux noirsétait sur le pont, appuyé au couronnement de poupe, lorsque lematelot en vigie fit entendre ce cri, toujours si puissant, mêmeparmi les marins : « Terre à l’avant ! »

À ce cri, son compagnon apparut au haut del’escalier et, s’avançant vers le jeune homme, d’un pas plus rapideque son pas habituel, il vint s’appuyer près de lui.

– Eh bien, milord, dit ce dernier, nous voiciarrivés, à ce qu’on assure du moins ; car j’avoue à ma honteque j’ai beau regarder à l’horizon, je n’y aperçois pour ma partqu’une espèce de vapeur, qui peut tout aussi bien être unbrouillard flottant sur la mer qu’une île ayant ses racines au fondde l’Océan.

– Oui, je conçois cela, répondit le plus âgédes deux hommes, car il n’y a guère que l’œil d’un marin qui puissedistinguer avec certitude, à une pareille distance surtout, l’eaudu ciel, et la terre des nuages ; mais moi, ajouta-t-il enclignant les yeux, moi, vieil enfant de la mer, je vois notre îledans tous ses contours, et je dirai même dans tous ses détails.

– Eh bien, milord, reprit le jeune homme,c’est une nouvelle supériorité que je reconnais sur moi à VotreGrâce ; mais je vous avoue qu’il faut que ce soit elle quim’assure une pareille chose pour que je ne la rejette pas comme uneimpossibilité.

– Prenez donc cette lunette, dit le marin,tandis que moi à l’œil nu, je vais vous décrire la côte ; mecroirez-vous après cela ?

– Milord, répondit l’incrédule, je vous saisen toute chose un homme si fort au-dessus des autres hommes, que jecrois à ce que vous me dites sans que vous ayez, soyez-en persuadé,besoin de joindre aucune preuve à vos paroles ; si je prendsla lunette que vous m’offrez, c’est donc plutôt pour satisfaire unbesoin de mon cœur qu’un désir de ma curiosité.

– Allons, allons, dit en riant l’homme auxcheveux blonds, je vois que l’air de la terre fait son effet, voilàque vous devenez flatteur.

– Moi, flatteur, milord ? dit le jeunehomme en secouant la tête. Oh ! Votre Grâce se trompe. LeLeycester, je vous le jure, ferait plus d’une course d’unpôle à l’autre, et accomplirait plus d’une fois le périple du mondeavant que vous voyiez s’accomplir en moi un pareil changement. Non,je ne vous flatte pas, milord ; je vous remercie seulement desgracieuses attentions que vous m’avez montrées tout le long decette interminable traversée, et j’oserai presque dire de l’amitiéque Votre Grâce a témoignée à un pauvre inconnu comme moi.

– Mon cher compagnon, répondit l’Anglais entendant la main au jeune homme, j’espère que, pour vous comme pourmoi, il n’y a d’inconnus dans ce monde que les gens vulgaires, lessots et les fripons ; mais j’espère aussi que pour l’un commepour l’autre, tout homme supérieur est un parent que nousreconnaissons pour être de notre famille, partout où nous lerencontrons. Cela posé, trêve de compliments, mon jeune ami ;prenez cette lunette et regardez ; car nous avançons sirapidement, qu’il n’y aura bientôt plus aucun mérite à accomplir lapetite démonstration géographique dont je me suis chargé.

Le jeune homme prit la lunette et la porta àson œil.

– Voyez-vous ? dit l’Anglais.

– Parfaitement, dit le jeune homme.

– Voyez-vous à notre extrême droite, pareilleà un cône et isolée au milieu de la mer, voyez-vous l’îleRonde ?

– À merveille.

– Voyez-vous, en vous rapprochant de nous,l’île Plate, au pied de laquelle passe, dans ce moment, un brickqui m’a tout à fait l’air, à sa tournure, d’un brick deguerre ? Ce soir, nous serons où il est, et nous passerons oùil passe.

Le jeune homme abaissa la lunette, et essayade voir à l’œil nu les objets que son compagnon distinguait sifacilement, et qu’il voyait à peine, lui, à l’aide du tube qu’iltenait à la main ; puis, avec un sourired’étonnement :

– C’est miraculeux ! dit-il.

Et il reporta la lunette à ses yeux.

– Voyez-vous le Coin-de-Mire, continua soncompagnon, le Coin-de-Mire qui se confond presque d’ici avec le capMalheureux, de si triste et si poétique mémoire ? Voyez-vousle piton de Bambou, derrière lequel s’élève la montagne de laFaïence ? Voyez-vous la montagne de Grand-Port ? et là,voyez-vous à sa gauche le morne des Créoles ?

– Oui, oui, je vois tout cela, et je lereconnais, car tous ces pics, tous ces sommets sont familiers à monenfance et je les ai gardés dans ma mémoire avec la religion dusouvenir. Mais vous, continua le jeune homme en repoussant les unsdans les autres, avec la paume de la main, les trois tubes de salunette, ce n’est pas la première fois que vous voyez ce rivage, etil y a plus de mémoire que d’aspect réel dans la description quevous venez de me faire ?

– C’est vrai, dit en souriant l’Anglais, et jevois qu’il n’y a pas moyen de faire de charlatanisme avec vous.Oui, j’ai déjà vu ce rivage ! oui, j’en parle un peu demémoire quoique les souvenirs qu’il m’a laissés soient probablementmains doux que ceux qu’il vous rappelle ! Oui, j’y suis venudans une époque où, selon toute probabilité, nous étions ennemis,mon cher compagnon, car il y a quatorze ans de cela.

– C’est juste l’époque à laquelle j’ai quittél’île de France, répondit le jeune homme aux cheveux noirs.

– Y étiez-vous encore lors de la bataillenavale qui eut lieu à Grand-Port, et dont je ne devrais pointparler, ne fût-ce que par orgueil national, tant nous y avons étémajestueusement frottés ?

– Oh ! parlez-en, milord, parlez-en,interrompit le jeune homme ; vous avez si souvent pris votrerevanche, messieurs les Anglais, qu’il y a presque de l’orgueil àvous à avouer une défaite.

– Eh bien, j’y suis venu à cette époque ;car, à cette époque, je servais dans la marine.

– Comme aspirant, sans doute ?

– Comme lieutenant de frégate, Monsieur.

– Mais à cette époque, permettez-moi de vousle dire, milord, vous étiez un enfant ?

– Quel âge me donnez-vous, Monsieur ?

– Mais, à peu de chose près, nous sommes dumême âge je pense, et vous avez trente ans à peine.

– Je vais en avoir quarante, Monsieur,répondit l’Anglais en souriant ; je vous avais bien dit tout àl’heure que vous étiez dans votre jour de flatterie.

Le jeune homme, étonné, regarda alors soncompagnon avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’alors, etreconnut, à de légères rides indiquées à l’angle des yeux et auxcoins de la bouche, qu’il pouvait avoir effectivement l’âge qu’ilse donnait, et qu’il était si loin de paraître. Puis, abandonnantson examen pour revenir à la question qui lui avait étéfaite :

– Oui, oui, dit-il ; oui, je me rappellecette bataille et une autre encore, mais qui eut lieu à l’extrémitéopposée de l’île. Connaissez-vous Port-Louis, milord ?

– Non, Monsieur, je ne connais que ce côté durivage. Je fus blessé dangereusement au combat de Grand-Port, ettransporté prisonnier en Europe. Depuis ce temps, je n’ai pas revules mers de l’Inde, où je vais probablement faire un séjourindéfini.

Puis, comme si les dernières paroles qu’ilsavaient échangées venaient d’éveiller dans ces deux hommes unesource d’intimes souvenirs, chacun d’eux s’éloigna machinalement del’autre, et s’en alla rêver en silence, l’un à la proue, l’autre augouvernail.

Ce fut le lendemain de cette conversationqu’après avoir doublé l’île d’Ambre et être passée à l’heureprédite au pied de l’île Plate, la frégate Leycester fit,comme nous l’avons indiqué au commencement de ce chapitre, sonentrée dans la rade Port-Louis, au milieu de l’affluence habituellequi accueillait l’arrivée de chaque bâtiment européen.

Mais, cette fois, l’affluence était plusgrande encore que de coutume, car les autorités de la colonieattendaient le futur gouverneur de l’île, qui, au moment où l’ondoubla l’île des Tonneliers, monta sur le pont en grand uniformed’officier général. Le jeune homme aux cheveux noirs connut doncseulement alors le grade politique de son compagnon de voyage, dontil ne savait, jusque-là, que le titre aristocratique.

En effet, l’Anglais aux cheveux blonds n’étaitautre que lord Williams Murrey, membre de la chambre haute, qui,après avoir été tour à tour marin et ambassadeur, venait d’êtrenommé gouverneur de l’île de France pour Sa MajestéBritannique.

Nous invitons donc le lecteur à reconnaître enlui ce jeune lieutenant qu’il a entrevu à bord de laNéréide, couché aux pieds de son oncle le capitaineWilloughby, blessé au côté d’un éclat de mitraille, et dont nousavions annoncé non seulement la guérison, mais encore laréapparition prochaine comme un des personnages principaux de notrehistoire.

Au moment de se séparer de son compagnon, lordMurrey se retourna vers lui :

– À propos, Monsieur, lui dit-il, je donnedans trois jours un grand dîner aux autorités de l’île ;j’espère que vous me ferez l’honneur d’être un de mesconvives ?

– Avec le plus grand plaisir, milord, réponditle jeune homme ; mais encore, avant que j’accepte est-ilconvenable que, de mon côté, je dise à Votre Grâce qui je suis…

– Vous vous ferez annoncer en entrant chezmoi, Monsieur, répondit lord Murrey, et alors je saurai qui vousêtes ; en attendant, je sais ce que vous valez, et c’est cequ’il me faut.

Puis saluant son compagnon de route de la mainet du sourire, le nouveau gouverneur descendit dans la yoled’honneur avec le capitaine et s’éloignant du brick sousl’impulsion rapide de dix vigoureux rameurs, il toucha bientôt laterre à la fontaine du Chien-de-Plomb.

En ce moment, les soldats, rangés en bataille,présentèrent les armes, les tambours battirent aux champs, lescanons des forts et de la frégate retentirent à la fois, et,pareils à un écho, ceux des autres bâtiments leurrépondirent ; aussitôt des acclamations universelles de« Vive lord Murrey ! » accueillirent joyeusement lenouveau gouverneur, qui, après avoir gracieusement salué ceux quilui faisaient cette honorable réception, s’achemina, entouré desprincipales autorités de l’île, vers le palais.

Et, cependant, ces hommes qui faisaient fêteau représentant de Sa Majesté Britannique et qui applaudissaient àson arrivée, étaient bien les mêmes hommes qui, autrefois, avaientpleuré le départ des Français ; mais aussi, c’est que quatorzeans s’étaient écoulés depuis cette époque ; la générationancienne avait en partie disparu, et la génération nouvelle negardait le souvenir des choses passées que par ostentation et commeon garde une vieille charte de famille. Quatorze ans s’étaientécoulés, avons-nous déjà dit, et c’est plus qu’il n’en faut pouroublier la mort de son meilleur ami, pour violer un sermentjuré ; plus qu’il n’en faut enfin pour tuer, enterrer etdébaptiser un grand homme ou une grande nation.

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