Georges

Chapitre 2Lions et léopards

C’était à cinq heures du soir, et vers la find’une de ces magnifiques journées d’été inconnues dans notreEurope. La moitié des habitants de l’île de France, disposés enamphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaienthaletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefoisles Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse degladiateurs ou sur un combat de martyrs.

Seulement, cette fois, l’arène était un vasteport tout environné d’écueils, où les combattants s’étaient faitéchouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soinembarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise ;seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n’y avaitpas de vestales au pouce levé ; c’était, on le comprenaitbien, une lutte d’extermination, un combat mortel ; aussi lesdix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieuxsilence ; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages,se taisait-elle elle-même pour qu’on ne perdît pas un mugissementde ces trois cents bouches à feu.

Voici ce qui était arrivé :

Le 20 au matin, le capitaine de frégateDuperré, venant de Madagascar monté sur la Bellone, etsuivi de la Minerve, du Victor, duCeylan et du Windham, avait reconnu les montagnesdu Vent, de l’île de France. Comme trois combats précédents, danslesquels il avait été constamment vainqueur, avaient amené degraves avaries dans sa flotte, il avait résolu d’entrer dans legrand port et de s’y radouber ; c’était d’autant plus facileque, comme on le sait, l’île, à cette époque, était encore toute ànous, et que le pavillon tricolore, flottant sur le fort de l’îlede la Passe et sur son trois-mâts mouillé à ses pieds, donnait aubrave marin l’assurance d’être reçu par des amis. En conséquence,le capitaine Duperré ordonna de doubler l’île de la Passe, située àdeux lieues à peu près en avant de Mahebourg, et, pour exécutercette manœuvre, ordonna que la corvette Victor passeraitla première ; que la Minerve, le Ceylan etla Bellone la suivraient, et quele Windham fermerait la marche. La flottille s’avançadonc, chaque bâtiment venant à la suite de l’autre, le peu delargeur du goulet ne permettant pas à deux vaisseaux de passer defront.

Lorsque le Victor ne fut plus qu’àune portée de canon du trois-mâts embossé sous le fort, ce dernierindiqua par ses signaux que les Anglais croisaient en vue de l’île.Le capitaine Duperré répondit qu’il le savait parfaitement, et quela flotte qu’on avait aperçue se composait deLa Magicienne, de la Néreide,du Syrius et de l’Iphigénie, commandés par lecommodore Lambert ; mais que, comme, de son côté, le capitaineHamelin stationnait sous le vent de l’île avec L’Entreprenant,La Manche,l’Astrée, on était en force pouraccepter le combat si l’ennemi le présentait.

Quelques secondes après, le capitaine Bouvet,qui marchait le second, crut remarquer des dispositions hostilesdans le bâtiment qui venait de faire des signaux. D’ailleurs, ilavait beau l’examiner dans tous ses détails avec le coup d’œilperçant qui trompe si rarement le marin, il ne le reconnaissait paspour appartenir à la marine française. Il fit part de sesobservations au capitaine Duperré, qui lui répondit de prendre sesprécautions, et que lui allait prendre les siennes. Quant auVictor, il fut impossible de le renseigner ; il étaittrop en avant, et tout signe qu’on lui eût fait eût été vu du fortet du vaisseau suspect.

Le Victor continuait donc des’avancer sans défiance, poussé par une jolie brise du sud-est,ayant tout son équipage sur le pont, tandis que les deux bâtimentsqui le suivent regardent avec anxiété les mouvements du trois-mâtset du fort ; tous deux cependant conservent encore desapparences amies ; les deux navires qui se trouvent au traversl’un de l’autre échangent même quelques paroles. Le Victorcontinue son chemin ; il a déjà dépassé le fort, quand tout àcoup une ligne de fumée apparaît aux flancs du bâtiment embossé etau couronnement du fort. Quarante-quatre pièces de canon tonnent àla fois, enfilant de biais la corvette française, trouant savoilure, fouillant son équipage, brisant son petit hunier, tandisqu’en même temps les couleurs françaises disparaissent du fort etdu trois-mâts et font place au drapeau anglais. Nous avons étédupes de la supercherie ; nous sommes tombés dans lepiège.

Mais, au lieu de rebrousser chemin, ce qui luiserait possible encore en abandonnant la corvette qui lui sert demouche, et qui, revenue de sa surprise, répond au feu du trois-mâtspar celui de ses deux pièces de chasse, le capitaine Duperré faitun signal au Windham, qui reprend la mer, et ordonne àla Minerve et au Ceylan de forcer la passe.Lui-même les soutiendra, tandis que le Windham iraprévenir le reste de la flotte française de la position où setrouvent les quatre bâtiments.

Alors les navires continuent de s’avancer, nonplus avec la sécurité du Victor, mais mèche allumée,chaque homme à son poste, et dans ce profond silence qui précèdetoujours les grandes crises. Bientôt la Minerve setrouve bord à bord avec le trois-mâts ennemi ; mais, cettefois, c’est elle qui le prévient : vingt-deux bouches à feus’enflamment à la fois ; la bordée porte en plein bois ;une partie du bastingage du bâtiment anglais vole enmorceaux ; quelques cris étouffés se font entendre ;puis, à son tour, il tonne de toute sa batterie et renvoie à laMinerve les messagers de mort qu’il vient d’en recevoir,tandis que l’artillerie du fort plonge de son côté sur elle, maissans lui faire d’autre mal que de lui tuer quelques hommes et delui couper quelques cordages.

Puis vient le Ceylan, joli brick de22 canons, pris, comme le Victor, la Minerve etle Windham, quelques jours auparavant sur les Anglais, etqui, comme le Victor et la Minerve, allaitcombattre pour la France, sa nouvelle maîtresse. Il s’avança légeret gracieux comme un oiseau de mer qui rase les flots. Puis, arrivéen face du fort et du trois-mâts, le fort, le trois-mâts et leCeylan s’enflammèrent ensemble, confondant leur bruit,tant ils avaient tiré en même temps, et mêlant leur fumée, tant ilsétaient proches l’un de l’autre.

Restait le capitaine Duperré, qui montait laBellonne.

C’était déjà à cette époque un des plus braveset des plus habiles officiers de notre marine. Il s’avança à sontour, serrant l’île de la Passe plus près que n’avait fait aucundes autres bâtiments ; puis, à bout portant, flanc contreflanc, les deux bords s’enflammèrent, échangeant la mort à portéede pistolet. La passe était forcée ; les quatre bâtimentsétaient dans le port ; ils se rallient alors à la hauteur desAigrettes, et vont jeter l’ancre entre l’île aux Singes et laPointe de la Colonie.

Aussitôt le capitaine Duperré se met encommunication avec la ville, et il apprend que l’île Bourbon estprise, mais que, malgré ses tentatives sur l’île de France,l’ennemi n’a pu s’emparer que de l’île de la Passe. Un courrier està l’instant même expédié au brave général Decaen, gouverneur del’île, pour le prévenir que les quatre bâtiments français, leVictor, la Minerve, le Ceylan et laBellone, sont à Grand-Port. Le 21, à midi, le généralDecaen reçoit cet avis, le transmet au capitaine Hamelin, qui donneaux navires qu’il a sous sa direction l’ordre d’appareiller,expédie à travers terres des renforts d’hommes au capitaineDuperré, et le prévient qu’il va faire ce qu’il pourra pour arriverà son secours attendu que tout lui fait croire qu’il est menacé pardes forces supérieures.

En effet, en cherchant à mouiller dans larivière Noire, le 21, à quatre heures du matin, le Windhamavait été pris par la frégate anglaise Syrius. Lecapitaine Pym, qui la commandait, avait appris alors que quatrebâtiments français, sous les ordres du capitaine Duperré, étaiententrés à Grand-Port, où le vent les retenait ; il en avaitaussitôt donné avis aux capitaines deLa Magicienne et de l’Iphigénie, etles trois frégates étaient parties aussitôt : leSyrius remontait vers Grand-Port en passant sous le vent,et les deux autres frégates relevant par le vent pour atteindre lemême point.

Ce sont ces mouvements qu’a vus le capitaineHamelin, et qui, par leur rapport avec la nouvelle qu’il apprend,lui font croire que le capitaine Duperré va être attaqué. Il pressedonc lui-même son appareillage ; mais, quelque diligence qu’ilfasse, il n’est prêt que le 22 au matin. Les trois frégatesanglaises ont trois heures d’avance sur lui, et le vent, qui sefixe au sud-est et qui fraîchit de moment en moment, va augmenterencore les difficultés qu’il doit éprouver pour arriver àGrand-Port.

Le 21 au soir, le général Decaen monte àcheval, et, à cinq heures du matin, il arrive à Mahebourg, suivides principaux colons et de ceux de leurs nègres sur lesquels ilscroient pouvoir compter. Maîtres et esclaves sont armés de fusils,et, dans le cas où les Anglais tenteraient de débarquer, ils ontchacun cinquante coups à tirer. Une entrevue a lieu aussitôt entrelui et le capitaine Duperré.

À midi, la frégate anglaise Syrius,qui est passée sous le vent de l’île, et qui, par conséquent, aéprouvé moins de difficultés sur sa route que les deux frégates,paraît à l’entrée de la passe, rallie le trois-mâts embossé près dufort et que l’on a reconnu pour être la frégate laNéréide, capitaine Willoughby, et toutes deux, comme sielles comptaient à elles seules attaquer la division française,s’avancent sur nous, faisant la même marche que nous avionsfaite ; mais, en serrant de trop près le bas-fond, leSyrius touche, et la journée s’écoule pour son équipage àse remettre à flot.

Pendant la nuit, le renfort de matelots envoyépar le capitaine Hamelin arrive, et est distribué sur les quatrebâtiments français, qui comptent ainsi quatorze cents hommes à peuprès, et cent quarante-deux bouches à feu. Mais comme, aussitôtleur répartition, le capitaine Duperré a fait échouer la division,et que chaque vaisseau présente son travers, la moitié seulementdes canons prendront part à la fête sanglante qui se prépare.

À deux heures de l’après-midi, les frégatesLa Magicienne et l’Iphigénieparurent à leur tour à l’entrée de la passe ; elles rallièrentle Syrius et la Néréide, et toutes quatres’avancèrent contre nous. Deux se firent échouer, les deux autress’amarrèrent sur leurs ancres, présentant un total de dix-septcents hommes et de deux cents canons.

Ce fut un moment solennel et terrible quecelui pendant lequel les dix mille spectateurs qui garnissaient lesmontagnes virent les quatre frégates ennemies s’avancer sans voileset par la seule et lente impulsion du vent dans leurs agrès, etvenir, avec la confiance que leur donnait la supériorité du nombre,se ranger à demi-portée du canon de la division française,présentant à leur tour leur travers, s’échouant comme nous nousétions fait échouer, et renonçant d’avance à la fuite, commed’avance nous y avions renoncé.

C’était donc un combat tout d’exterminationqui allait commencer ; lions et léopards étaient en présence,et ils allaient se déchirer avec des dents de bronze et desrugissements de feu.

Ce furent nos marins qui, moins patients quene l’avaient été les gardes-françaises à Fontenoy, donnèrent lesignal du carnage. Une longue traînée de fumée courut aux flancsdes quatre vaisseaux, à la corne desquels flottait un pavillontricolore ; puis en même temps le rugissement de soixante-dixbouches à feu retentit, et l’ouragan de fer s’abattit sur la flotteanglaise.

Celle-ci répondit presque aussitôt, et alorscommença, sans autre manœuvre que celle de déblayer les ponts deséclats de bois et des corps expirants, sans autre intervalle quecelui de charger les canons, une de ces luttes d’exterminationcomme, depuis Aboukir et Trafalgar, les fastes de la marine n’enavaient pas encore vu. D’abord, on put croire que l’avantage étaitaux ennemis ; car les premières volées anglaises avaient coupéles embossures de la Minerve et du Ceylan ;de sorte que, par cet accident, le feu de ces deux navires setrouva masqué en grande partie. Mais, sous les ordres de soncapitaine, la Bellone fit face à tout, répondant auxquatre bâtiments à la fois, ayant des bras, de la poudre et desboulets pour tous ; vomissant incessamment le feu, comme unvolcan en éruption, et cela pendant deux heures c’est-à-dirependant le temps que le Ceylan et la Minervemirent à réparer leurs avaries : après quoi, comme impatientsde leur inaction, ils se reprirent à rugir et à mordre à leur tour,forçant l’ennemi, qui s’était détourné un instant d’eux pourécraser la Bellone, de revenir à eux, et rétablissantl’unité du combat sur toute la ligne.

Alors il sembla au capitaine Duperré quela Néréide, déjà meurtrie par trois bordées que ladivision lui avait lâchées en forçant la passe, ralentissait sonfeu. L’ordre fut donné aussitôt de diriger toutes les volées surelle et de ne lui donner aucun relâche. Pendant une heure, onl’écrasa de boulets et de mitraille, croyant à chaque instantqu’elle allait amener son pavillon ; puis comme elle nel’amenait pas, la grêle de bronze continua, fauchant ses mâts,balayant son pont, trouant sa carène, jusqu’à ce que son derniercanon s’éteignît, pareil à un dernier soupir, et qu’elle demeurâtrasée comme un ponton dans l’immobilité et dans le silence de lamort.

En ce moment, et comme le capitaine Duperrédonnait un ordre à son lieutenant Roussin, un éclat de mitraillel’atteint à la tête et le renverse dans la batterie ;comprenant qu’il est blessé dangereusement, à mort peut-être, ilfait appeler le capitaine Bouvet lui remet le commandement de laBellone, lui ordonne de faire sauter les quatre bâtimentsplutôt que de les rendre, et, cette dernière recommandation faite,lui tend la main et s’évanouit. Personne ne s’aperçoit de cetévénement ; Duperré n’a pas quitté la Bellone,puisque Bouvet le remplace.

À dix heures, l’obscurité est si grande, qu’onne peut plus pointer, et qu’il faut tirer au hasard. À onze heures,le feu cesse ; mais comme les spectateurs comprennent que cen’est qu’une trêve ils restent à leur poste. En effet, à une heure,la lune paraît, et, avec elle et à sa pâle lumière, le combatrecommence.

Pendant ce moment de relâche, laNéréide a reçu quelques renforts ; cinq ou six de sespièces ont été remises en batterie ; la frégate qu’on a cruemorte n’était qu’à l’agonie, elle reprend ses sens, et elle donnesigne de vie en nous attaquant de nouveau.

Alors Bouvet fait passer le lieutenant Roussinà bord du Victor, dont le capitaine est blessé ;Roussin a l’ordre de remettre le bâtiment à flot et de s’en aller,à bout portant, écraser la Néréide de toute sonartillerie ; son feu ne cessera cette fois que lorsque lafrégate sera bien morte.

Roussin suit à la lettre l’ordre donné :le Victor déploie son foc et ses grands huniers, s’ébranleet vient, sans tirer un seul coup de canon, jeter l’ancre à vingtpas de la poupe de la Néréide ; puis, de là, ilcommence son feu, auquel elle ne peut répondre que par ses piècesde chasse, l’enfilant de bout en bout à chaque bordée. Au point dujour, la frégate se tait de nouveau. Cette fois elle est bien morteet cependant le pavillon anglais flotte toujours à sa corne. Elleest morte, mais elle n’a pas amené.

En ce moment, les cris de « Vivel’empereur ! » retentissent sur laNéréide ; – les dix-sept prisonniers français qu’ellea faits dans l’île de la Passe, et qu’elle a enfermés à fond decale, brisent la porte de leur prison et s’élancent par lesécoutilles, un drapeau tricolore à la main. L’étendard de laGrande-Bretagne est battu, la bannière tricolore flotte à sa place.Le lieutenant Roussin donne l’ordre d’aborder ; mais, aumoment où il va engager les grappins, l’ennemi dirige son feu surla Néréide, qui lui échappe. C’est une lutte inutile àsoutenir ; la Néréide n’est plus qu’un ponton, surlequel on mettra la main aussitôt que les autres bâtiments serontréduits ; le Victor laisse flotter la frégate commele cadavre d’une baleine morte ; il embarque les dix-septprisonniers, va reprendre son rang de bataille, et annonce auxAnglais, en faisant feu de toute sa batterie, qu’il est revenu àson poste.

L’ordre avait été donné à tous les bâtimentsfrançais de diriger leur feu surLa Magicienne, le capitaine Bouvet voulaitécraser les frégates ennemies l’une après l’autre ; vers troisheures de l’après-midi, La Magicienne étaitdevenue le but de tous les coups ; à cinq heures, elle nerépondait plus à notre feu que par secousses et ne respirait quecomme respire un ennemi blessé à mort ; à six heures ons’aperçoit de terre que son équipage fait tous ses préparatifs pourl’évacuer : des cris d’abord, et des signaux ensuite, enavertissent la division française ; le feu redouble ; lesdeux autres frégates ennemies lui envoient leurs chaloupes,elle-même met ses canots à la mer ; ce qui reste d’hommes sansblessure ou blessés légèrement y descend ; mais, dansl’intervalle qu’elles ont à franchir pour gagner leSyrius, deux chaloupes sont coulées bas par les boulets,et la mer se couvre d’hommes qui gagnent en nageant les deuxfrégates voisines.

Un instant après, une légère fumée sort parles sabords de La Magicienne ; puis, demoment en moment, elle devient plus épaisse ; alors, par lesécoutilles, on voit poindre des hommes blessés qui se traînent, quilèvent leurs bras mutilés, qui appellent au secours, car déjà laflamme succède à la fumée, et darde par toutes les ouvertures dubâtiment ses langues ardentes, puis elle s’élance au dehors, rampele long des bastingages, monte aux mâts, enveloppe les vergues, et,au milieu de cette flamme, on entend des cris de rage etd’agonie ; puis enfin tout à coup le vaisseau s’ouvre comme lecratère d’un volcan qui se déchire. Une détonation effroyable sefait entendre : La Magicienne vole enmorceaux. On suit quelque temps ses débris enflammés, qui montentdans les airs, redescendent et viennent s’éteindre en frissonnantdans les flots. De cette belle frégate qui, la veille encore, secroyait la reine de l’Océan, il ne reste plus rien, pas même desdébris, pas même des blessés, pas même des morts. Un grandintervalle, demeuré vide entre la Néréide etl’Iphigénie, indique seul la place où elle était.

Puis, comme fatigués de la lutte, commeépouvantés du spectacle, Anglais et Français firent silence, et lereste de la nuit fut consacré au repos.

Mais, au point du jour, le combat recommence.C’est le Syrius, à son tour, que la division française achoisi pour victime. C’est le Syrius que le quadruple feudu Victor, de la Minerve, de la Belloneet du Ceylan va écraser. C’est sur lui que se réunissentboulets et mitraille. Au bout de deux heures, il n’a plus un seulmât ; sa muraille est rasée, l’eau entre dans sa carène parvingt blessures : s’il n’était échoué, il coulerait à fond.Alors son équipage l’abandonne à son tour ; le capitaine lequitte le dernier. Mais comme à bord deLa Magicienne, le feu est demeuré là, unemèche le conduit à la sainte-barbe, et, à onze heures du matin, unedétonation effroyable se fait entendre, et le Syriusdisparaît anéanti !

Alors l’Iphigénie, qui a combattu surses ancres, comprend qu’il n’y a plus de lutte possible. Elle resteseule contre quatre bâtiments ; car, ainsi que nous l’avonsdit, la Néréide, n’est plus qu’une masse inanimée ;elle déploie ses voiles, et profitant de ce qu’elle a échappépresque saine et sauve à toute cette destruction qui s’arrête àelle, elle essaye de prendre chasse, afin d’aller se remettre sousla protection du fort.

Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à laMinerve et à la Bellone de se réparer et de seremettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est couché,a appris tout ce qui s’est passé : il ne veut pas qu’une seulefrégate échappe au carnage ; il ne veut pas qu’un seul Anglaisaille annoncer sa défaite à l’Angleterre. Nous avons Trafalgar etAboukir à venger. En chasse ! En chasse surl’Iphigénie !

Et les deux nobles frégates, toutes meurtries,se relèvent, se redressent, se couvrent de voiles et s’ébranlent,en donnant l’ordre au Victor d’amariner laNéréide. Quant au Ceylan, il est si mutilélui-même, qu’il ne peut quitter sa place avant que le calfat aitpansé ses mille blessures.

Alors de grands cris de triomphe s’élèvent dela terre : toute cette population qui a gardé le silenceretrouve la respiration et la voix pour encourager laMinerve et la Bellone dans leur poursuite. Maisl’Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagnevisiblement sur elles ; l’Iphigénie dépasse l’île desAigrettes ; l’Iphigénie va atteindre le fort de laPasse ; l’Iphigénie va gagner la pleine mer et serasauvée. Déjà les boulets dont la poursuivent laMinerve etla Bellone n’arrivent plus jusqu’à elle et viennent mourirdans son sillage, quand tout à coup trois bâtiments paraissent àl’entrée de la Passe, le pavillon tricolore à leur corne ;c’est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avecL’Entreprenant, La Manche et l’Astrée.l’Iphigénie et le fort de la Passe sont pris entre deuxfeux ; ils se rendront à discrétion, pas un Anglaisn’échappera.

Pendant ce temps, le Victor s’est,pour la seconde fois, rapproché de la Néréide ; et,craignant quelque surprise, il ne l’aborde qu’avec précaution. Maisle silence qu’elle garde est bien celui de la mort. Son pont estcouvert de cadavres ; le lieutenant, qui y met le pied lepremier, a du sang jusqu’à la cheville.

Un blessé se soulève et raconte que six foisl’ordre a été donné d’amener le pavillon, mais que six fois lesdécharges françaises ont emporté les hommes chargés d’exécuter cecommandement. Alors le capitaine s’est retiré dans sa cabine, et onne l’a plus revu.

Le lieutenant Roussin s’avance vers la cabineet trouve la capitaine Willoughby à une table, sur laquelle sontencore un pot de grog et trois verres. Il a un bras et une cuisseemportés. Devant lui son premier lieutenant Thomson est tué d’unbiscaïen qui lui a traversé la poitrine ; et, à ses pieds, estcouché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d’un éclat demitraille.

Alors, le capitaine Willoughby, de la main quilui reste, fait un mouvement pour rendre son épée ; mais lelieutenant Roussin, à son tour, étend le bras, et, saluantl’Anglais moribond :

– Capitaine, dit-il, quand on se sert d’uneépée comme vous le faites, on ne rend son épée qu’à Dieu !

Et il ordonne aussitôt que tous les secourssoient prodigués au capitaine Willoughby. Mais tous les secoursfurent inutiles : le noble défenseur de la Néréidemourut le lendemain.

Le lieutenant Roussin fut plus heureux àl’égard du neveu qu’il ne l’avait été à l’égard de l’oncle. SirWilliams Murrey, atteint profondément et dangereusement, n’étaitcependant pas frappé à mort. Aussi le verrons-nous reparaître dansle cours de cette histoire.

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