Georges

Chapitre 7La berloque

Pendant la soirée du lendemain, qui était,comme nous l’avons dit, un samedi, une assemblée de nègres, moinsjoyeuse que celle que nous venons de quitter, était réunie sous unvaste hangar, et, assise autour d’un grand foyer de branchessèches, faisait tranquillement la berloque, comme on dit dans lescolonies ; c’est-à-dire que, selon ses besoins, sontempérament ou son caractère, l’un travaillait à quelque ouvragemanuel destiné à être vendu le lendemain, l’autre faisait cuire duriz, du manioc ou des bananes. Celui-ci fumait dans une pipe debois du tabac non seulement indigène, mais encore récolté dans sonjardin ; ceux-là enfin causaient entre eux à voix basse. Aumilieu de tous ces groupes, les femmes et les enfants, chargésd’entretenir le feu, allaient et venaient sans cesse ; maismalgré cette activité et ce mouvement, quoique cette soiréeprécédât un jour de repos, on sentait peser sur ces malheureuxquelque chose de triste et d’inquiet. C’était l’oppression dugéreur, mulâtre lui-même. Ce hangar était situé dans la partieinférieure des plaines Williams, au pied de la montagne desTrois-Mamelles, autour de laquelle s’étendait la propriété de notreancienne connaissance M. de Malmédie.

Ce n’est pas que M. de Malmédie fûtun mauvais maître, dans l’acception que nous donnons en France à cemot. Non, M. de Malmédie était un gros homme tout rond,incapable de haine, incapable de vengeance, mais entiché au plushaut degré de son importance civile et politique ; plein defierté lorsqu’il songeait à la pureté du sang qui coulait dans sesveines, et partageant avec une bonne foi native, et qui lui avaitété léguée, de père en fils, le préjugé qui, à l’île de France,poursuivait encore à cette époque les hommes de couleur. Quant auxesclaves, ils n’étaient pas plus malheureux chez lui que partoutailleurs, mais ils étaient malheureux comme partout c’est que, pourM. de Malmédie, les nègres, ce n’étaient pas des hommes,c’étaient des machines devant rapporter un certain produit. Or,quand une machine ne rapporte pas ce qu’elle doit rapporter, on laremonte par des moyens mécaniques, M. de Malmédieappliquait donc purement et simplement à ses nègres la théoriequ’il eût appliquée à des machines. Quand les nègres cessaient defonctionner, soit par paresse, soit par fatigue, le commandeur lesremontait à coups de fouet ; la machine reprenait sonmouvement, et, à la fin de la semaine, le produit général était cequ’il devait être.

Quant à M. Henri de Malmédie, c’étaitexactement le portrait de son père avec vingt ans de moins, et unedose d’orgueil de plus.

Il y avait donc loin, comme nous l’avons dit,de la situation morale et matérielle des nègres du quartier desplaines Williams, avec celle des nègres du quartier Moka.

Aussi, dans ces réunions, désignées, ainsi quenous l’avons dit, sous le nom de berloque, la gaieté venait-elletout naturellement aux esclaves de Pierre Munier, tandis qu’aucontraire elle avait, chez ceux de M. de Malmédie, besoind’être excitée par quelque chanson, quelque conte ou quelqueparade. Au reste, sous les tropiques comme dans nos contrées, sousle hangar du nègre comme dans le bivouac des soldats, il y atoujours un ou deux de ces loustics qui se chargent de l’emploiplus fatigant qu’on ne pense de faire rire la société et que lasociété, reconnaissante, paye de mille façons différentes ;bien entendu que, si la société oublie de s’acquitter, ce qui luiarrive quelquefois, le bouffon, dans ce cas, lui rappelle toutnaturellement qu’il est son créancier.

Or, celui qui occupait, dans l’habitation deM. de Malmédie, la charge que remplissaient autrefoisTriboulet et l’Angeli à la cour du roi François Ier et du roiLouis XIII, était un petit homme, dont le torse replet étaitsupporté par des jambes si grêles, qu’au premier abord on necroyait pas à la possibilité d’une pareille réunion. Au reste, auxdeux extrémités, l’équilibre, rompu par le milieu, serétablissait : le gros torse supportait une petite tête d’unjaune bilieux, tandis que les jambes grêles aboutissaient à despieds énormes. Quant aux bras, ils étaient d’une longueurdémesurée, et pareils à ceux de ces singes, qui, en marchant surleurs pieds de derrière, ramassent, sans se baisser, les objetsqu’ils trouvent sur leur chemin.

Il résultait de cet assemblage de formesincohérentes et de membres disproportionnés, que le nouveaupersonnage que nous venons de mettre en scène offrait un singuliermélange de grotesque et de terrible, mélange dans lequel, aux yeuxd’un Européen, le hideux l’emportait au point d’inspirer, dès lapremière vue, un vif sentiment de répulsion ; mais, moinspartisans du beau, moins adorateurs de la forme que nous, lesnègres ne l’envisageaient, en général, que du côté comique,quoique, de temps en temps, sous sa peau de singe, le tigreallongeât ses griffes et montrât ses dents.

Il s’appelait Antonio, et était né àTingoram ; de sorte que, pour le distinguer des autresAntonio, que la confusion eût sans doute blessés, on l’appelaitgénéralement Antonio le Malais.

La berloque était donc assez triste comme nousl’avons dit, lorsque Antonio, qui s’était glissé, sans être vu,jusque derrière un des poteaux qui soutiennent le hangar, allongeasa tête jaune et bilieuse, et poussa un petit sifflement pareil àcelui que fait entendre le serpent à capuchon, un des reptiles lesplus terribles de la presqu’île Malate. Ce cri, poussé dans lesplaines de Ténassérim, dans les marais de Java, ou les sables deQuiloa, eût glacé de terreur quiconque l’eût entendu ; mais, àl’île de France où, à part les requins qui nagent par bandes surles côtes, on ne peut citer aucun animal nuisible, ce cri neproduisit d’autre effet que de faire ouvrir à la noire assemblée degrands yeux et de grandes bouches ; puis, comme dirigées parle son, toutes les têtes s’étaient retournées vers le nouvelarrivant ; un seul cri partit de toutes les bouches :

– Antonio le Malais ! ViveAntonio !

Deux ou trois nègres tressaillirent et selevèrent à demi ; c’étaient des Malgaches, des Yoloffs, desAnghebars, qui, dans leur jeunesse, avaient entendu ce sifflement,et qui ne l’avaient pas oublié.

Un d’eux se dressa même tout à fait :c’était un beau jeune noir, qu’on eût pris, sans sa couleur, pourun enfant de la plus belle race caucasique. Mais à peine eût-ilreconnu la cause du bruit qui l’avait tiré de sa rêverie, qu’il serecoucha en murmurant avec un mépris égal à la joie des autresesclaves :

– Antonio le Malais !

Antonio, en trois bonds de ses longues jambes,se trouva assis au milieu du cercle ; puis, sautant par-dessusle foyer, il retomba de l’autre côté, assis à la manière destailleurs.

– Une chanson, Antonio ! unechanson ! crièrent toutes les voix.

Au contraire des virtuoses sûrs de leurseffets, Antonio ne se fit pas prier ; il fit sortir de sonlangouti une guimbarde, porta l’instrument à sa bouche, en tiraquelques sons préparatoires en manière de prélude ; puis,accompagnant les paroles de gestes grotesques et analogues ausujet, il chanta la chanson suivante :

I

Moi resté dans un p’tit la caze,

Qu’il faut baissé moi pour entré ;

Mon la tête touché son faitaze,

Quand mon li pié touché plancé.

Moi té n’a pas besoin lumière,

Le soir, quand moi voulé dormi ;

Car, pour moi trouvé lune claire,

N’a pas manqué trous, Dié merci !

II

Mon lit est un p’tit natt’ malgace,

Mon l’oreillé morceau bois blanc,

Mon gargoulette un’ vié calbasse,

Où moi met l’arak, zour de l’an.

Quand mon femm’ pour faire p’tit ménaze,

Sam’di comme ça vini soupé,

Moi fair’ cuir, dans mon p’tit la caze,

Banane sous la cend’ grillé.

III

A mon coffre n’a pas serrure,

Et jamais moi n’a fermé li.

Dans bambou comm’ ça sans ferrure,

Qui va cherché mon langouti ?

Mais dimanch’ si gagné zournée,

Moi l’achète un morceau d’tabac,

Et tout la s’maine, moi fais fumée,

Dans grand pipe, à moi carouba.

Il faudrait que le lecteur eût vécu au milieude cette race d’hommes simples et primitifs, pour qui tout estmatière à sensation, pour avoir une idée, malgré la pauvreté desrimes et la simplicité des idées, de l’effet produit par la chansond’Antonio. À la fin du premier et du second couplet, il y avait eudes rires et des applaudissements. À la fin du troisième, il y eutdes cris, des vivats, des hourras. Seul, le jeune nègre, qui avaitmanifesté son mépris pour Antonio, haussa les épaules avec unegrimace de dégoût.

Quant à Antonio, au lieu de jouir de sontriomphe comme on aurait pu le croire, et de se rengorger au bruitdes applaudissements, il appuya ses coudes sur ses genoux, laissatomber sa tête dans ses mains, et parut se livrer à une profondeméditation. Or, comme Antonio était le boute-en-train obligé, avecle silence d’Antonio la tristesse revint de nouveau s’emparer del’assemblée. On le pria alors de conter quelque histoire ou dechanter une autre chanson. Mais Antonio fit la sourde oreille, etles demandes les plus instantes n’obtinrent d’autre réponse que cesilence incompréhensible et obstiné.

Enfin, un de ceux qui se trouvaient les plusvoisins de lui, frappant sur son épaule :

– Qu’as-tu donc, Malais ?demanda-t-il ; es-tu mort ?

– Non, répondit Antonio. Je suis bienvivant.

– Que fais-tu donc, alors ?

– Je pense.

– Et à quoi penses-tu ?

– Je pense, dit Antonio, que le temps de laberloque est un bon temps. Quand le bon Dieu a éteint le soleil, etque l’heure de la berloque arrive, chacun travaille avecplaisir ; car chacun travaille pour soi, quoiqu’il y ait desparesseux qui perdent leur temps à fumer, comme toi, Toukal ;ou des gourmands qui s’amusent à faire cuire des bananes, commetoi, Cambeba. Mais, comme je l’ai dit, il y en a d’autres quitravaillent. Toi, Castor, par exemple, tu fais tes chaises ;toi, Bonhomme, tu fais tes cuillers de bois ; toi, Nazim, tufais ta paresse.

– Nazim fait ce qu’il veut, répondit le jeunenègre ; Nazim est le cerf d’Anjouan, comme Laïza en est lelion, et ce que font les lions et les cerfs ne regardent point lesserpents.

Antonio se mordit les lèvres ; puis,après un moment de silence, pendant lequel il sembla que la voixstridente du jeune esclave continuât de vibrer, ilreprit :

– Je pensais donc, et je vous disais que letemps de la berloque était un bon temps ; mais, pour que letravail ne soit pas une fatigue pour toi, Castor, et pour toi,Bonhomme ; pour que la fumée du tabac te semble meilleureToukal, pour que tu ne t’endormes pas pendant que ta banane cuit,Cambeba, il faut quelqu’un qui vous raconte des histoires ou quivous chante des chansons.

– C’est vrai, dit Castor, et Antonio sait debien belles histoires et chante de bien jolies chansons.

– Mais, quand Antonio ne chante pas seschansons et ne conte pas ses histoires, dit le Malais,qu’arrive-t-il ? Que tout le monde s’endort, parce que tout lemonde est fatigué du travail de la semaine. Alors, il n’y a plus deberloque : toi, Castor, tu ne fais plus tes chaises debambou ; toi, Bonhomme, tu ne fais plus tes cuillers debois ; toi, Toukal, tu laisses éteindre ta pipe, et toi,Cambeba, tu laisses brûler ta banane ; est-ce vrai ?

– C’est vrai, répondirent en chœur nonseulement les interpellés, mais la troupe entière, moins Nazim, quicontinua de garder un dédaigneux silence.

– Alors vous devez être reconnaissants àcelui-là qui vous raconte de belles histoires pour vous teniréveillés, et qui vous chante de belles chansons pour vous fairerire.

– Merci, Antonio, merci ! crièrent toutesles voix.

– Après Antonio, qui est capable de vousconter des histoires ?

– Laïza : Laïza sait aussi de très belleshistoires.

– Oui, mais des histoires qui vous fontfrémir.

– C’est vrai, répondirent les nègres.

– Et après Antonio, qui peut vous chanter deschansons ?

– Nazim ; Nazim sait aussi de très belleschansons.

– Oui, mais des chansons qui vous fontpleurer.

– C’est vrai, dirent les nègres.

– Il n’y a donc qu’Antonio qui sache deschansons et des histoires qui vous fassent rire.

– C’est encore vrai, reprirent les nègres.

– Et qui vous a chanté une chanson, il y aquatre jours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire, il y troisjours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a chanté une chanson,avant-hier ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire,hier ?

– Toi, Malais.

– Et qui, aujourd’hui, vous a chanté unechanson déjà et va vous conter une histoire bientôt ?

– Toi, Malais, toujours toi.

– Alors, si c’est moi qui suis cause que vousvous amusez en travaillant, que vous avez du plaisir en fumant, etque vous ne vous endormez plus en faisant cuire vos bananes, il estjuste, moi qui ne puis rien faire, puisque je me sacrifie pourvous, il est juste, pour ma peine, qu’on me donne quelquechose.

La justesse de cette observation frappa toutle monde ; cependant notre véracité d’historien nous force àavouer que quelques voix seulement s’échappant des erreurs les pluscandides de la société répondirent affirmativement.

– Ainsi, continua Antonio, il est donc justeque Toukal me donne un peu de tabac pour fumer dans mongourgouri ; n’est-ce pas, Cambeba ?

– C’est juste, s’écria Cambeba, enchanté de ceque la contribution frappait sur un autre que lui.

Et Toukal fut forcé de partager son tabac avecAntonio.

– Maintenant, continua Antonio, l’autre jour,j’ai perdu ma cuiller de bois. Je n’ai pas d’argent pour enacheter, parce que, au lieu de travailler, je vous ai chanté deschansons et vous ai conté des histoires ; il est donc justeque Bonhomme me donne une cuiller de bois pour manger masoupe ; n’est-ce pas, Toukal ?

– C’est juste, s’écria Toukal, enchanté den’être pas le seul imposé par Antonio.

Et Antonio tendit la main à Bonhomme, qui luidonna la cuiller qu’il venait d’achever.

– Maintenant, reprit Antonio, j’ai du tabacpour mettre dans mon gourgouri, et j’ai une cuiller pour manger masoupe ; mais je n’ai pas d’argent pour acheter de quoi fairedu bouillon. Il est donc juste que Castor me donne le joli petittabouret auquel il travaille, afin que j’aille, le vendre au marchéet que j’achète un petit morceau de bœuf ; n’est-ce pas,Toukal ? n’est-ce pas Bonhomme ? n’est-ce pasCambeba ?

– C’est juste ! s’écrièrent Toukal,Bonhomme et Cambeba ; c’est juste !

Et Antonio, moitié de bonne volonté, moitié deforce, tira des mains de Castor le tabouret dont il venait declouer le dernier bambou.

– Maintenant, continua Antonio, j’ai chantéune chanson qui m’a déjà fatigué, et je vais vous conter unehistoire qui me fatiguera encore. Il est donc juste que je prennedes forces en mangeant quelque chose ; n’est-ce pas,Toukal ? n’est-ce pas, Bonhomme, n’est-ce pas,Castor ?

– C’est juste ! répondirent d’une voixles trois contribuants.

Cambeba eut une idée terrible.

– Mais, dit Antonio en montrant une doublemâchoire, large, et étincelante comme celle d’un loup, mais je n’airien pour mettre sous ma petite dent.

Cambeba sentit se dresser ses cheveux sur satête et étendit machinalement la main vers le foyer.

– Il est donc juste, reprit Antonio, queCambeba me donne une petite banane ; n’est-ce pas voustous ?

– Oui, oui, c’est juste, crièrent à la foisToukal, Bonhomme et Castor ; oui, c’est juste : banane,Cambeba ! banane, Cambeba !

Et toutes les voix reprirent enchœur :

– Banane, Cambeba !

Le malheureux regarda l’assemblée d’un aireffaré et se précipita vers le foyer pour sauver sa banane ;mais Antonio l’arrêta en chemin, et, le maintenant d’une main, avecune force dont on ne l’aurait pas cru capable, il saisit de l’autrela corde à l’aide de laquelle on montait au grenier les sacs demaïs, il en passa le crochet dans la ceinture de Cambeba, faisantsigne en même temps à Toukal de tirer l’autre bout de la corde.Toukal comprit avec une rapidité qui faisait le plus grand honneurà son intelligence, et, au moment où il s’y attendait le moins,Cambeba se trouva enlevé de terre, et, à la grande hilarité detoute la compagnie, commença à monter en tournoyant vers le ciel. Àdix pieds à peu près du sol, l’ascension s’arrêta, et Cambebademeura suspendu, étendant ses mains crispées vers la malheureusebanane, qu’il n’avait plus aucun moyen de disputer à sonennemi.

– Bravo, Antonio ! bravo, Antonio !crièrent tous les assistants en se tenant les côtes de rire, tandisqu’Antonio, désormais parfaitement maître de l’objet de ladiscussion, écartait délicatement les cendres, et en tirant labanane cuite à point, et rissolée à faire venir l’eau à labouche.

– Ma banane, ma banane ! s’écria Cambebaavec l’accent du plus profond désespoir.

– La voilà, dit Antonio étendant le bras dansla direction de Cambeba.

– Moi trop loin pour prendre li.

– Tu n’en veux pas ?

– Moi pas pouvoir atteindre jusqu’à li.

– Alors, reprit Antonio parodiant la langue dumalheureux pendu, alors moi manger li pour empêcher li pourrir.

Et Antonio se mit à éplucher sa banane avecune gravité si comique, que les rires devinrent convulsifs.

– Antonio, cria Cambeba, Antonio, moi prie toide rendre banane à moi ; banane il a été pour pauvre femme àmoi, qui l’été malade et qui pas pouvoir mangé autre chose. Moil’avoir volé, moi avoir besoin de li.

– Le bien volé ne profite jamais, réponditphilosophiquement Antonio en continuant d’éplucher sa banane.

– Ah ! pauvre Narina, pauvreNarina ! n’aura rien à manger, et aura bien faim, bienfaim !

– Mais, ayez donc pitié de ce malheureux, ditle jeune nègre d’Anjouan, qui, au milieu de la joie de tous, étaitresté seul grave et mélancolique.

– Pas si bête, dit Antonio.

– Ce n’est pas à toi que je parle, repritNazim.

– Et à qui parles-tu donc ?

– Je parle à des hommes.

– Eh bien, je te parle, moi, reprit Antonio,et je te dis : Tais-toi, Nazim.

– Détachez Cambeba, reprit le jeune nègre d’unton de suprême dignité qui eût fait honneur à un roi.

Toukal, qui tenait la corde, se retourna versAntonio, incertain s’il devait obéir. Mais, sans répondre à samuette interrogation :

– Je t’ai dit : « Tais-toi,Nazim », et tu ne t’es pas tu, répéta le Malais.

– Quand un chien jappe après moi, je ne luiréponds pas et je continue mon chemin. Tu es un chien, Antonio.

– Prends garde à toi, Nazim, dit Antonio ensecouant la tête ; quand ton frère Laïza n’est point là, tun’es pas capable de grand-chose. Aussi, j’en suis bien sûr, tu nerépéterais pas ce que tu as dit.

– Tu es un chien, Antonio, répéta Nazim en selevant.

Tous les nègres qui étaient entre Nazim etAntonio s’écartèrent, de sorte que le beau nègre d’Anjouan et lehideux Malais se trouvèrent en face l’un de l’autre, mais à dix pasde distance.

– Tu dis cela de bien loin, Nazim, repritAntonio les dents serrées par la colère.

– Et je le répète de près, s’écria Nazim.

Et, d’un seul bond, il se trouva à deux pasd’Antonio ; puis, la voix méprisante, le regard hautain, lesnarines gonflées :

– Tu es un chien ! dit-il pour latroisième fois.

Un blanc se fût jeté sur son ennemi et l’eûtétouffé si la chose eût été en son pouvoir. Antonio, au contraire,fit un pas en arrière, plia sur ses longues jambes, se ramassacomme un reptile, tira son couteau de la poche de sa jaquette etl’ouvrit.

Nazim vit son mouvement et devina sonintention ; mais, sans daigner faire un seul geste de défense,et, debout, muet et immobile, il attendit, pareil à un dieunubien.

Le Malais couva un instant son ennemi duregard ; puis, se relevant avec la souplesse et l’agilité d’unserpent :

– Malheur à toi ! s’écria-t-il, Laïzan’est point là.

– Laïza est là ! dit une voix grave.

Celui qui avait prononcé ces paroles les avaitprononcées de son ton de voix habituel ; il n’y avait pasajouté un geste, il ne les avait pas accompagnées d’un signe, etcependant, au son de cette voix, Antonio s’arrêta court, et soncouteau, qui n’était plus qu’à deux pouces de la poitrine de Nazim,échappa de sa main.

– Laïza ! s’écrièrent tous les nègres ense retournant vers le nouvel arrivant, et en prenant à l’instantmême l’attitude de l’obéissance.

Celui qui n’avait eu qu’un mot à dire pourproduire une impression si puissante sur tout ce monde et même surAntonio était un homme dans la force de l’âge, d’une tailleordinaire, mais dont les membres vigoureusement musclés annonçaientune force colossale. Il se tenait debout, immobile, les brascroisés, et de ses yeux à demi clos, comme ceux d’un lion quimédite, s’échappait un regard brillant, calme et impérieux. À voirtous ces hommes attendre ainsi, dans un respectueux silence, uneparole ou un signe de cet autre homme, on eût dit une hordeafricaine attendant la paix ou la guerre d’un signe de tête de sonroi ; ce n’était pourtant qu’un esclave parmi desesclaves.

Après quelques minutes d’une immobilitésculpturale, Laïza leva lentement la main et l’étendit vers Cambebaqui, pendant tout ce temps, était resté suspendu au bout de sacorde, et planant, muet comme les autres, sur la scène qui venaitde se passer. Aussitôt Toukal laissa filer la corde et Cambeba, àsa grande satisfaction, se retrouva sur la terre. Son premier soinfut de se mettre à la recherche de sa banane ; mais, dans laconfusion qui avait été naturellement la suite de la scène que nousvenons de raconter, la banane avait disparu.

Pendant cette recherche, Laïza étaitsorti ; mais presque aussitôt il rentra, portant sur sesépaules un porc marron, qu’il jeta près du foyer.

– Tenez, enfants, dit-il, j’ai pensé à vous,prenez et partagez.

Cette action, et les paroles libérales quil’accompagnaient, touchaient deux cordes trop sensibles aux cœursdes noirs, la gourmandise et l’enthousiasme, pour ne pas produireleur effet. Chacun entoura l’animal et s’extasia à sa manière.

– Oh ! qué bon souper nous va faire àsoir, dit un Malabar.

– Li noir comme un Mozambique, dit unMalgache.

– Li gras comme un Malgache, dit unMozambique.

Mais, ainsi qu’il est facile de le présumer,l’admiration était un sentiment trop idéal, pour que ce sentimentne fît pas bientôt place à quelque chose de plus positif. En unclin d’œil, l’animal fut dépecé, une partie mise en réserve pour lejour suivant, et l’autre coupée en tranches assez minces et quel’on étendit sur des charbons et en morceaux un peu plus solidesque l’on fit rôtir devant le feu.

Alors chacun reprit sa première place, maisd’un visage plus joyeux car chacun était dans l’attente d’un bonsouper. Cambeba seul resta debout, triste et isolé dans uncoin.

– Que fais-tu là, Cambeba ? demandaLaïza.

– Moi faire rien, papa Laïza, répondittristement Cambeba.

Papa est, comme chacun sait, un titred’honneur chez les nègres, et tous les nègres de l’habitationdepuis le plus jeune jusqu’au plus vieux donnaient ce titre àLaïza.

– Est-ce que tu souffres encore d’avoir étéattaché par la ceinture ? demanda le nègre.

– Oh ! non, papa, moi pas douillet commecela.

– Alors, tu as donc du chagrin ?

Cette fois, Cambeba ne répondit qu’en agitanten signe d’affirmation la tête de haut en bas.

– Et pourquoi as-tu du chagrin ? demandaLaïza.

– Antonio preni mo banane, que moi été obligévoler, pour ma femme qui été malade, et moi n’a plus rien pourdonner à li à présent.

– Eh bien, alors, donne-lui un morceau de ceporc sauvage.

– Li pas capable mangi viande. Non, li pascapable, papa Laïza.

– Holà ! dit Laïza à voix haute, qui aici une banane à me donner ?

Une douzaine de bananes sortirent comme parmiracle de dessous la cendre. Laïza prit la plus belle et la donnaà Cambeba, qui se sauva avec, sans prendre même le temps deremercier ; puis, se retournant vers Bonhomme, à quiappartenait le fruit :

– Tu n’y perdras rien, Bonhomme, luidit-il ; car en place de la banane tu auras la part de vianded’Antonio.

– Et moi, dit effrontément Antonio,qu’aurais-je donc ?

– Toi, dit Laïza, tu auras la banane que tu asvolée à Cambeba.

– Mais elle est perdue, répondit leMalais.

– Cela ne me regarde pas.

– Bravo ! dirent les nègres, le bien volén’a pas profité jamais.

Le Malais se leva, jeta un regard de côté surles hommes qui avaient applaudi il n’y avait qu’un instant à sespersécutions, et qui applaudissaient maintenant à son châtiment, etsortit du hangar.

– Frère, dit Nazim à Laïza, prends garde àtoi, je le connais, il te jouera quelque mauvais tour.

– Veille plutôt sur toi-même Nazim car, des’attaquer à moi, il n’oserait pas.

– Eh bien donc, je veillerai sur toi et tuveilleras sur moi, dit Nazim. Mais ce n’est pas de cela qu’ils’agit maintenant, et nous avons, tu le sais, à parler d’autrechose.

– Oui, mais pas ici.

– Sortons donc.

– Tout à l’heure : quand chacun seraoccupé à son repas, personne ne fera attention à nous.

– Tu as raison, frère.

Et les deux nègres se mirent à causer ensembleà voix basse et de choses indifférentes ; mais, dès que lestranches furent grillées, dès que les morceaux de filet furentrôtis, profitant de la préoccupation qui préside toujours à lapremière partie d’un repas assaisonné d’un bon appétit, ilssortirent tous deux à leur tour, sans que, effectivement, commel’avait prévu Laïza, le reste de la société parût même remarquerleur disparition.

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